Quelle revalorisation du qualifiant ?

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Les constats du cabinet Simonet pour justifier la réforme du qualifiant sont évidemment réels. Faut-il s’en étonner ? Ne tournons pas autour du pot. Les filières d’enseignement telles qu’elles existent sont hiérarchisées. Elles le sont à la fois pour des raisons externes et internes. Mais la réforme des CPU est-elle une solution ? Et que propose l’Aped ?

Les raisons externes de la dépréciation des filières qualifiantes tiennent au fait que notre société est hiérarchisée. Toutes les professions n’y jouissent pas de la même reconnaissance sociale (en termes pécuniaires comme en termes d’image). Espérer, dans ces conditions, que les filières d’enseignement qui conduisent à des carrières tellement différemment reconnues soient considérées comme équivalentes relève de l’illusion. En tout cas, tous les efforts réalisés jusqu’à présent par les pouvoirs publics (campagnes de pub, visites de sections de qualification par les élèves du primaire, etc.) n’y ont rien changé. On nous accusera sans doute une nouvelle fois de dévaloriser les métiers manuels. Philippe Schmetz répond à cette objection dans ce dossier.
Néanmoins, il y a aussi des raisons internes, c’est-à-dire propres à notre système éducatif.

Le qualifiant parent pauvre du système scolaire

Premièrement, les choix s’opèrent dès l’âge de 14 ans. Et encore, sur papier. Car, comme la plupart des établissements n’organisent pas les trois filières, c’est dès le choix d’un établissement secondaire que les orientations se décident. Vers 11, 12 ans donc. A cet âge, il va de soi qu’un jeune ne dispose pas de tous les éléments pour effectuer un choix positif. Il n’a pas eu l’occasion de « toucher à tout », de découvrir les différentes orientations possibles, de s’essayer à différentes activités. Alors, sur base de quoi peut-il choisir ? Souvent sur la base de ses propres origines sociales. Un enfant d’ouvrier est souvent en contact avec des maçons, des menuisiers, des plombiers, etc. L’envie de se diriger vers une de ces disciplines lui viendra plus facilement qu’à un enfant de classe plus favorisée. Lequel fréquente surtout des avocats, médecins, architectes, etc., et intègre assez vite que son destin passe par l’Université et donc par l’enseignement général. Quel rapport avec la hiérarchisation, direz-vous ? Les jeunes ne sont pas égaux devant la scolarité. Certains peuvent recevoir chez eux toute l’aide dont ils ont besoin. Bénéficier de cours particuliers. Travailler dans les meilleures conditions matérielles, etc. Ce sont les plus favorisés et ils se retrouvent massivement dans la filière de transition. On retrouve donc dans la filière de qualification ceux qui ne bénéficient souvent pas des meilleures conditions d’apprentissage parce que l’Ecole ne parvient pas à gommer les inégalités sociales en son propre sein. Il n’est donc pas étonnant qu’une hiérarchie s’installe entre les filières. Pour ceux qui en doutent, il suffit d’analyser les conseils d’orientation. Que ce soit à la fin du primaire ou durant le secondaire, les orientations ou réorientations ne se font pas en tenant compte des goûts éventuels des jeunes (déjà influencés par leurs origines sociales), mais bien en fonction de leurs résultats. Il n’est pas bon en math, en français ? Il est « fait » pour le qualifiant. C’est un bon élève ? Il doit aller dans le général, il est « fait » pour ça. Qui oserait le nier ? En tant qu’enseignant, j’ai de nombreuses fois (en conseil de classe comme dans des discussions de salle des profs) entendu que tel élève n’était pas « à sa place ». Sous-entendu : sa place est en technique ou en professionnel. Jamais on ne se demande si le jeune a envie d’une formation professionnalisante, comment il voit son avenir. Il n’est « pas bon » ? Il doit aller vers le qualifiant. Qu’y a-t-il d’étonnant alors à ce que la filière qualifiante soit dévalorisée ?

Autre élément : regardons les programmes. Il suffit de comparer ceux de transition et ceux de qualification pour constater les différences d’ambition. Dans le qualifiant, il est possible de terminer une formation en n’ayant pas eu de cours de géographie, d’histoire ou même de maths ! Dans le professionnel, les cours généraux sont vraiment réduits à la portion congrue. Il est possible d’en sortir sans savoir que la Révolution française a eu lieu, que le Congo a été colonisé par la Belgique (50 % ne le savaient pas dans notre enquête « Seront-ils des citoyens critiques ? » (!)), en ignorant qu’il y a du pétrole en Irak ou en étant incapable d’interpréter un graphique élémentaire. La hiérarchisation des filières, elle est là. Elle est systémique.

La modularisation est-elle une réponse ?

Le projet de travailler en unités capitalisables répond-il à cette situation ? Nullement. Premièrement, il ne se met en place qu’au début du troisième degré. A ce moment, les différences de niveau entre élèves sont déjà très profondes. Toute mesure prise à ce stade n’y peut plus rien. Lorsqu’on part du constat qu’en 5 TQ, 20 % des jeunes sont « à l’heure », il va de soi que cette situation ne sera pas changée par une réforme qui commence en 5e. On veut juste empêcher que l’échec ne se perpétue et on espère éviter les 25 % de redoublement en 5TQ et les 20 % en 5P. Partant du constat réel de l’inefficacité du redoublement, on veut le rendre “inutile”. Fort bien. Mais que met-on en place pour améliorer le niveau des élèves ? Car le vrai problème, il est là. Il vient encore d’être confirmé par le plus récent volet de l’enquête internationale PISA : le niveau de nos « moins bons » élèves est vraiment très bas. S’il est vrai que le redoublement est souvent inefficient d’un point de vue pédagogique, il met au moins en évidence les lacunes. En le supprimant de fait, on casse le thermomètre, mais on ne met rien en place pour faire tomber la fièvre. Au contraire, nous avons l’impression que le gouvernement veut cacher la poussière sous le tapis. Avancer coûte que coûte, et tant pis pour ce qui n’est pas acquis. Bien sûr, ce même gouvernement s’en défendra. Il dira qu’il met en place des remédiations. Mais à y regarder de plus près, on constate qu’elles seront organisées dans le cadre des unités de formation. Quid de la formation générale ? Il est symptomatique de constater que la question a peu été réfléchie. Et que la seule réponse apportée vient de son articulation avec la formation qualifiante. Autrement dit, on ne l’envisage que dans l’optique de son utilité au futur métier (voir la position de la Plate-forme de lutte contre l’échec scolaire). Et le reste ? Bien entendu, le cabinet s’offusque de s’entendre soupçonner de vouloir le mettre au rancart. Il s’agirait d’un procès d’intention. Et pourtant. Regardons de plus près le fonctionnement du nouveau système. Aucune unité ne peut-être recommencée. La « réussite » est donc obligatoire. On pourrait s’en réjouir, mais mettons-nous un instant dans la tête d’un élève concerné. Voilà un jeune qui a eu jusque-là un parcours mouvementé (dans la très grande majorité des cas, sinon il ne serait pas dans cette filière). Qui a souvent été dégoûté des cours généraux, entre autres parce qu’il est (on l’a) persuadé qu’il n’est pas « fait pour ça ». Et à qui on dit que les quelques unités de formation qu’il pourra suivre (et donc, réussir …) seront utiles pour rentrer sur le marché de l’emploi. Il est évident que dans la majorité des cas, il laissera tomber la formation générale. N’oublions tout de même pas que ce jeune aura, depuis l’âge de 6 ans, été conditionné par le fait qu’il faut travailler « pour réussir » et non pour apprendre ! Supprimer le redoublement à ce stade, et à ce stade seulement, revient à déréguler totalement l’enseignement de plein exercice au troisième degré. En effet, qu’est-ce qui empêchera un jeune de faire son marché parmi les unités de formation qui l’intéressent ou plutôt celles qu’il juge utiles pour se présenter chez un employeur et de délaisser tout le reste ? La réussite d’une année n’ayant plus de sens, il ne restera que le Certificat de Qualification qui sera attribué à partir d’un portefeuille reprenant la liste des unités suivies plus quelques autres attestations (langues, stages, etc.). Mais certains élèves penseront évidemment que ce n’est pas forcément nécessaire. Et de toute façon, le CQ n’est pas lié à la formation générale. La dérégulation ira même plus loin puisque l’Ecole n’aura pas le monopole de la certification. Des centres de formation dépendant des Régions, par exemple, seront habilités à certifier certaines unités. C’est donc à moyen terme la fin de l’Ecole telle qu’on l’entend encore : un lieu de formation globale. Une manière à peine voilée de ramener l’obligation scolaire à 16 ans sans changer la loi.

Pourquoi un tel entêtement ?

On pourrait s’interroger sur la volonté du gouvernement d’y aller au forceps dans ce dossier. Car le bon sens voudrait qu’il revoie sa copie. En effet, outre les critiques de fond, il y a aussi des objections quant à la praticabilité de ce qui est proposé (voir notamment le texte de la Plate-forme de lutte contre l’échec scolaire). Alors pourquoi le cabinet s’acharne-t-il ? Il semble que trois facteurs jouent dans ce sens.

Premièrement, sa volonté de réduire coûte que coûte l’échec pour améliorer les statistiques. Nous avons vu à quel point il s’agissait d’un leurre. D’une sorte de fuite en avant.

Deuxièmement, il répond clairement à un courant dominant qui consiste à recentrer davantage la formation qualifiante sur les aspects purement professionnalisants, en « oubliant » la formation généraliste. En ce sens, la dérégulation ne serait pas une sorte d’effet collatéral, mais bien un aspect visé par la réforme. Il est clair que le patronat peut trouver de nombreux avantages à se diriger dans ce sens. Il trouvera sur le marché du travail des jeunes dont il pourra connaître précisément les compétences. Par exemple, plutôt que d’engager un « mécanicien », il engagera quelqu’un qui maîtrise tous les circuits électroniques d’une voiture si c’est la personne recherchée à ce moment-là. Peu importe évidemment pour lui si les compétences du jeune ne sont pas assez globales pour espérer faire carrière dans le secteur ou pour se reconvertir en cas de problème. Sans parler des connaissances qui pourraient faire de lui un citoyen critique capable de remettre en question notre système économique. Et, cerise sur le gâteau, cette dérégulation aura pour le patron un autre avantage : à terme, il pourra jouer à la baisse sur les salaires et contourner les conventions collectives, puisque les diplômes sont appelés, si pas à disparaître, en tout cas à se raréfier. Tout bénéfice donc.

Et lorsque nous disons que la dérégulation est visée par la réforme, ce n’est encore une fois pas un procès d’intention. Le gouvernement déclare explicitement qu’il veut proposer une structure compatible avec les objectifs d’éducation et formation tout au long de la vie. Et notamment la mise en place des ECVET. L’éducation tout au long de la vie est, sous un vocable somme toute positif – qui s’opposerait à la volonté d’apprendre pendant toute sa vie ? – une notion émanant de la Commission Européenne. Il s’agit d’une réponse aux constats réalisés par les patrons européens (dont on connaît l’influence sur la Commission) concernant la rapidité du renouvellement des technologies. A partir de là, ils veulent adapter les formations et surtout « responsabiliser » les travailleurs, c’est-à-dire qu’ils prennent en charge eux-mêmes et à leurs frais leur formation continuée via différents organismes. Et pour cela, il faut que la formation initiale soit conçue avec cette approche. Certaines unités de formation pourraient être suivies par ceux qui ont besoin d’un recyclage dans un domaine très pointu. Le gouvernement veut donc que la réforme soit compatible avec cette approche. ECVET signifie “European Credit for Vocational Education and Training”, soit “Système Européen de Crédits d’Apprentissage pour l’Enseignement et la Formation Professionnelle”. Il s’agit d’une demande de l’Union européenne aux différents Etats membres afin qu’ils adaptent leurs formations qualifiantes dans le but de permettre des transferts et des équivalences entre les pays. L’idée est en quelque sorte d’élargir le marché de l’emploi à l’échelle de l’Europe. Ce qui nécessite évidemment de pouvoir comparer les niveaux de compétence et donc d’uniformiser les certifications. Mais ne nous y trompons pas. S’il s’agit d’une certaine uniformisation à l’échelon européen, c’est une nette dérégulation sur le plan national puisque bien d’autres opérateurs que l’Ecole entrent en ligne de compte.
Il existe un troisième facteur qui incite le gouvernement à avancer sur ce chemin. Il est d’ailleurs lié au deuxième et il est financier. Il semble que le patronat soit tellement intéressé par cette réforme qu’il est prêt à mettre la main au portefeuille pour la financer partiellement. La puissante FEBIAC par exemple se serait déjà engagée. Ce n’est donc sans doute pas un hasard si la section « mécanique automobile » fait partie de l’expérimentation. Ceci peut sembler contradictoire avec la prise de position de la Plate-forme qui semble douter de l’efficacité de la méthode même d’un point de vue patronal. L’avenir le montrera, mais il semble en tout cas que certains patrons, eux, y croient. Quoi qu’il en soit, en ces temps de disette, tout parait bon à prendre pour la Communauté française…

Mais alors, on fait quoi ?

Est-ce à dire que nous nous opposons à une formation professionnelle performante ? Bien sûr que non. Mais dans « enseignement qualifiant », il y a « enseignement » et nous pensons qu’on ne peut envisager la filière qualifiante que dans un cadre plus large. Un élève n’est pas qu’un futur travailleur. C’est aussi un futur citoyen qui doit être capable de comprendre et d’agir sur le Monde. Pour répondre à cet objectif dans notre monde complexe, il faut que le spectre de sa formation soit très large. C’est pourquoi nous estimons que la formation qualifiante doit être précédée d’une formation commune bien plus longue et plus ambitieuse qu’actuellement. Pour nous, la meilleure manière de revaloriser le qualifiant est de le faire commencer plus tard. Pas avant 16 ans. Et il faut que les établissements qui organisent la formation commune ne soient pas ceux qui organisent la formation qualifiante. Pour autant que des mesures de régulation des inscriptions bien plus ambitieuses que maintenant soient prises (voir notre proposition dans le programme en 10 points sur www.ecoledemocratique.org), afin de garantir la mixité sociale, ce système permettrait beaucoup plus d’équité. Nous avons pu en effet démontrer dès 2003 (1) qu’il existait une corrélation positive entre durée du tronc commun et inégalités. Ainsi qu’entre régulation des inscriptions et inégalités. Reste à savoir de quoi devrait être constituée la formation commune. Pour l’Aped, il s’agit d’une formation générale et polytechnique. Qui veille aussi à assurer une éducation artistique et sportive pour tous. Ce doit être bien clair : supprimer le qualifiant avant 16 ans ne revient pas à le remplacer par le général actuel.

Pour nous, la formation polytechnique doit respecter quelques principes :
– L’enseignement polytechnique n’a rien à voir avec l’enseignement de qualification qui enferme le jeune dans une formation étroite, spécialisée et précoce.
– Il doit apporter une vue d’ensemble sur les processus technologiques les plus importants de la production contemporaine.
– Il doit éclairer les influences entre les évolutions techniques et les changements sociaux, économiques, culturels.
– Il doit permettre de découvrir, à travers une pratique de production, la mise en oeuvre réelle de processus techniques et l’utilisation concrète d’outils variés.
– Il doit initier les jeunes dans l’art de la conception technique.
– Il doit faire découvrir l’importance de la coopération pour un travail socialement utile.
Il ne s’agit encore pour l’instant que de principes. Mais nous nous donnons comme tâche en cette année 2011 d’avancer la réflexion plus concrètement sur le sujet.

Quoi qu’il en soit, à partir d’une telle réforme, beaucoup de choses peuvent changer. Premièrement, les élèves devraient avoir des niveaux de performance plus proches qu’actuellement (en moyenne évidemment). Ça rendrait plus difficile la sélection en filières sur base des résultats. Et de toute façon, cette sélection n’aurait lieu qu’à partir de 16 ans.
Ensuite, tous les élèves auraient eu l’occasion de découvrir un peu tous les aspects de la production et aussi les savoirs globaux utiles à la compréhension du monde. Ils pourraient donc réaliser un choix positif et non par défaut.

A partir de 16 ans (11e année d’enseignement obligatoire), nous envisageons deux filières. L’une ayant pour vocation de préparer à l’enseignement supérieur. L’autre préparant soit à un métier, soit à une formation supérieure à caractère technologique. Mais nous estimons qu’il faut garder des éléments de culture technologique dans la première et une formation générale de bon niveau dans ce qu’on pourrait appeler la filière qualifiante. Certains rétorquent que deux ans c’est trop peu pour apprendre un métier. Mais tous les spécialistes prétendent que si on entame une formation professionalisante avec un bagage général de haut niveau et une culture technologique développée, on gagne énormément de temps.
Un dernier point. Nous disions que les filières sont hiérarchisées en partie parce que notre société est hiérarchisée. Aucune réforme de l’enseignement ne peut évidemment changer ça. Ceci dit, quitte à sélectionner les élèves, nous préférons que cette sélection s’opère à 16 ans plutôt qu’à 12. Au moins, les futurs ouvriers disposeront des outils intellectuels pour comprendre les tenants et les aboutissants de notre société. Et aussi pour pouvoir y défendre individuellement et collectivement leurs droits dans les meilleures conditions. Ce qui d’ailleurs pourrait tout de même contribuer à atténuer les inégalités dans la société. Les récentes révoltes arabes le prouvent : ça peut être dangereux d’exploiter des personnes instruites.

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A lire dans ce dossier :

La modularisation devient “Certification Par Unités” (CPU)
La Plate-forme de Lutte contre l’Echec Scolaire et la CPU
Quelle revalorisation du qualifiant ?
Une épreuve de qualification
Les ouvriers sont moins égaux que les autres