Depuis que nous soumettons — à différents publics, acteurs et experts — notre proposition visant à favoriser la mixité scolaire, nous ne manquons pas de rencontrer des contre-arguments, auxquels nous nous efforçons de porter la plus grande attention, soit pour améliorer notre procédure d’affectation, soit pour mieux l’expliquer et en faire comprendre les enjeux.
Un article initialement publié dans L’École démocratique, n°100, décembre 2024 (pp. 8-15).
Parmi les arguments qui nous sont opposés, il y a d’abord ceux qui consistent à affirmer, pour diverses raisons, que la lutte en faveur de la mixité scolaire serait une mauvaise idée, ou du moins que l’on pourrait tout à fait s’en passer (cf. contre-arguments n°1 à n°6). Nous entendons par ailleurs d’autres réserves, provenant de personnes sincèrement convaincues des bienfaits de la mixité scolaire, mais qui estiment que celle-ci n’est guère possible, ou du moins que la proposition que nous portons avec d’autres ne parviendrait pas à la réaliser (cf. contre-arguments n°7 à n°11). Nous faisons ici l’inventaire des plus fréquents de ces contre-arguments, et y apportons quelques éclaircissements.
Contre-argument n°1 : « Tous les enfants sont différents et les prétentions scolaires égalitaristes sont illusoires. Maintenir des « écoles élitistes » d’une part, et des « écoles plus modestes » d’autre part, est dès lors de bonne politique »
Cet argument consiste à dire que les inégalités d’intelligence, de talents, de dispositions voire de personnalités seraient tellement importantes qu’il serait vain, naïf voire contreproductif de défendre toute prétention ambitieuse en matière de démocratisation scolaire. Et qu’il faudrait donc séparer au plus vite les élèves pour les scolariser dans des établissements scolaires à la mesure de leurs potentialités présumées. Il n’y aurait dès lors aucune nécessité de promouvoir la mixité sociale et académique à l’école ; que du contraire, un système éducatif à deux vitesses, avec des écoles élitistes pour les uns, et des écoles au rabais pour les autres, permettrait à chaque élève d’être scolarisé dans une école « adaptée à son profil », comme on le dit poliment. Il s’agit ici de l’argument typique de la Droite, consistant à affirmer que les inégalités (scolaires) sont avant tout naturelles et donc tout à la fois « incurables » et légitimes. Cet argument se pare quelquefois d’atours humanistes : on célèbre alors « les différences », qu’il faudrait « valoriser » pour promouvoir « l’épanouissement individuel » des élèves. Derrière cet ode aux différences prétendument naturelles, on ne fait en réalité qu’entériner des inégalités d’origines sociale et scolaire, et légitimer la reproduction par l’Ecole des hiérarchies socio-économiques.
A l’Aped, nous ne prétendons certainement pas que toutes les intelligences soient parfaitement égales, ni, pour reprendre l’expression consacrée, que « tout le monde doive devenir médecin ». Mais nous estimons en revanche que chaque élève est capable d’acquérir ce bagage ambitieux de connaissances qui permet de comprendre le monde et d’y agir en citoyen critique et éclairé, à condition bien sûr d’en donner les moyens structurels au système scolaire (en assurant la mixité scolaire, en réduisant la taille des classes, etc.). Nous, enseignants progressistes, avons certes rencontré des élèves avec lesquels « nous n’y sommes pas arrivés », mais plutôt que d’attribuer cet échec à la faiblesse supposée de leur intelligence, nous estimons qu’elle résulte avant tout du manque de moyens (trop de ségrégation scolaire, trop d’élèves par classe, formations insuffisantes, déficit de soutien scolaire et d’encadrement pour l’assurer, etc.) mis à notre disposition. Nous affirmons que l’ambition cognitive pour tous les élèves est non seulement possible, mais également indispensable pour que l’Ecole assure véritablement sa fonction démocratique. Nous réfutons donc l’idée selon laquelle il faudrait se résoudre à la fatalité de grandes inégalités sociales scolaires. Si d’autres systèmes scolaires, nettement moins ségrégués que le nôtre, parviennent à contenir les inégalités scolaires, le nôtre le peut également, à condition notamment de garantir une certaine mixité scolaire, condition nécessaire pour satisfaire à cette ambition.
Contre-argument n°2 : « L’hétérogénéité sociale et ethnico-culturelle des élèves ne peut que provoquer de la conflictualité et de la frustration ; il faut donc se garder de la favoriser au sein des établissements scolaires ! »
« La confrontation entre des publics (…) dissemblables ne peut déboucher que sur une mutuelle incompréhension et sur un même rejet », écrivait il y a quelques années un directeur d’école opposé aux pourtant très timides politiques de mixité scolaire (Anselin, 2008). Pour éviter les tensions, entre les « publics dissemblables », il conviendrait par conséquent — si l’on comprend bien — de pérenniser l’apartheid social et ethnico-culturel au travers d’établissements scolaires largement homogènes… Mais l’une des fonctions de l’Ecole n’est-elle pas justement d’apprendre aux élèves « dissemblables » à se connaitre pour ensuite pouvoir œuvrer ensemble au bien commun, plutôt que de jouer la stratégie de l’évitement en organisant leur séparation scolaire ? Par quel miracle espère-t-on ériger une société interculturelle apaisée si on ne commence pas par faire se rencontrer à l’école des élèves issus de cultures différentes ? S’il y a un lieu où la rencontre interculturelle peut se faire de manière approfondie et intelligente, c’est bien l’école. Et dans la plupart des écoles mixtes, cette rencontre interculturelle se fait dès le plus jeune âge très naturellement, sans créer de tensions et de difficultés insurmontables.
« Par quel miracle espère-t-on ériger une société interculturelle apaisée si on ne commence pas par faire se rencontrer à l’école des élèves issus de cultures différentes ? »
Oui mais, nous rétorque-t-on encore parfois, il faut imaginer la situation pénible que vivraient deux ou trois élèves d’origine populaire isolés dans une école élitiste, suite à la concrétisation de la procédure d’affectation que l’Aped et ses partenaires proposent. Ces élèves se retrouveraient alors en manque de repères culturels, esseulés relationnellement, victimes de comparaisons sociales défavorables, nous explique-t-on. La bourgeoisie se soucie parfois beaucoup du bien-être affectif des enfants des classes populaires… Sauf que notre procédure d’affectation ne consiste certainement pas à saupoudrer quelques élèves pauvres dans des ‘écoles de riches’. Notre proposition prévoit au contraire qu’il y ait dans chaque école une composition sociale équilibrée, aussi représentative que possible de la population. Aucun élève ne se retrouverait donc « socio-culturellement isolé » dans un établissement scolaire concentrant des élèves dont le profil socio-culturel lui serait diamétralement opposé.
Contre-argument n°3 : « Que faites-vous des écoles à ‘pédagogie alternative’ ? Tous les enfants n’ont pas besoin de la même école, ni du même projet pédagogique… »
Les recherches menées dans différents pays nous apprennent d’abord que le choix d’une école par les parents se fait principalement, et de loin, sur base de la composition sociale des établissements scolaires (Felouzis & Perroton, 2009 ; van Zanten, 2009 ; Varjo & al., 2018). Les parents des classes moyennes et supérieures cherchent à éviter à leurs enfants les « mauvaises fréquentations », ou le côtoiement de trop nombreux « élèves perturbateurs » ou « faibles » qui risquent de nuire aux apprentissages. Le projet pédagogique est donc très peu souvent un élément déterminant du choix. En évitant la constitution d’écoles ghettoïsées, notre proposition vise donc à soulager l’ensemble des parents, puisqu’il n’existerait plus d’écoles concentrant les élèves en difficulté voire en rupture avec l’Ecole. Exit donc les « normes scolaires déviantes » qui, il faut bien le reconnaitre, pénètrent profondément certains établissements et rendent les inquiétudes parentales légitimes.
« Ce serait trahir les finalités sociales et politiques de la « pédagogie Freinet » que de la réserver à des élèves issus des classes (moyennes) supérieures »
Il n’en demeure pas moins que nombre de parents désirent sincèrement une « pédagogie alternative » pour leurs enfants. Pour nous, ces écoles doivent toutefois être également accessibles à tous, et non seulement aux enfants des parents dotés d’un capital socio-culturel élevé. Ce serait par exemple trahir les finalités sociales et politiques de la « pédagogie Freinet » que de la réserver à des élèves issus des classes (moyennes) supérieures. Nous invitons dès lors toutes les équipes pédagogiques, de toutes les écoles, à mettre en œuvre collectivement les pratiques pédagogiques qui leur semblent les plus porteuses, dans lesquelles elles souhaitent s’investir. Mais ces pédagogies doivent s’adresser à tous les enfants, quelle que soit leur origine sociale. Une « bonne pédagogie » qui ne fonctionnerait qu’avec des enfants de certaines classes sociales n’est pas une bonne pédagogie, car elle serait totalement inadaptée au projet d’une Ecole commune, démocratique. Nous rappelons enfin que notre procédure d’affectation laisse aux parents le droit de refuser l’école proposée et d’en choisir une autre dont ils jugeraient la pédagogie plus adaptée, dans la limite des places disponibles évidemment.
Contre-argument n°4 : « Il n’est pas utile de lutter contre la ségrégation scolaire. Il suffit simplement d’accroitre les moyens alloués aux écoles ‘ghettos de pauvres’ dans le cadre de l’encadrement différencié »
L’opposition entre politiques de mixité scolaire et politiques de discrimination positive ne date pas d’hier. On peut au moins la faire remonter à la charnière des années 1960-1970. Aux Etats-Unis, c’est surtout dans les années ’70 qu’est mis en œuvre le busing, une stratégie de déségrégation raciale (et sociale) des écoles. Il s’agissait alors de développer un système de bus scolaires transportant des élèves afro-américains vers des écoles majoritairement blanches, et inversement des élèves blancs vers des écoles situées dans des quartiers afro-américains et latinos. La mesure rencontrera une opposition féroce, parfois violente, très largement portée par des parents blancs. Les résultats se révélèrent toutefois largement positifs, tant au niveau des performances scolaires qu’en matière de réduction de la délinquance juvénile des élèves noirs et latinos, sans qu’il n’y ait d’effet notable sur les élèves blancs (Kennedy, 2019).
Au Royaume-Uni, c’est en 1967 que parait le Plowden Report, qui préconise quant à lui l’instauration de zones d’éducation prioritaire (Educational Priority Areas). Plutôt que de réclamer la mixité sociale au sein des établissements scolaires, ce rapport recommande de concentrer les ressources éducatives dans les régions défavorisées. Les établissements scolaires concernés devraient bénéficier d’un financement accru, d’enseignants mieux formés, d’infrastructures améliorées, de programmes de soutien aux élèves en difficulté, de classes à effectifs réduits, de repas scolaires gratuits, de dispositifs et de personnels favorisant un rapprochement entre école et familles dès le plus jeune âge. Au-delà de la sphère strictement scolaire, ce sont aussi des programmes ambitieux d’encadrement de la petite enfance et d’enrichissement de l’accompagnement culturel local qui devaient être mis en œuvre dans ces zones. Dans les faits, c’est une part mineure des recommandations de Plowden qui seront réellement mises en œuvre dans la durée, et les résultats s’avèreront décevants, comme dans d’autres expériences similaires d’ailleurs (Gray, 1975).
« La concentration d’élèves en difficulté dans les mêmes écoles, dans les mêmes classes, apparait tellement pénalisante pour les apprentissages qu’il faudrait des investissements colossaux pour prétendre les neutraliser. »
De manière plus générale, si les dispositifs de discrimination positive nous semblent indispensables dans le contexte actuel, il n’en demeure pas moins qu’ils présentent systématiquement trois limites :
- En premier lieu, ils entérinent la ghettoïsation scolaire, et notamment l’apartheid scolaire ethnico-culturel, que nous jugeons inacceptable ;
- En second lieu, les moyens réellement alloués aux écoles concernées sont toujours insuffisants, nettement inférieurs par exemple à ce que préconisait le Rapport Plowden, et ce notamment pour des raisons budgétaires et politiques. La concentration d’élèves en difficulté dans les mêmes écoles, dans les mêmes classes, apparait tellement pénalisante pour les apprentissages qu’il faudrait des investissements nettement plus élevés (et, en fait, difficiles à assumer financièrement) pour prétendre les neutraliser. En Fédération Wallonie-Bruxelles, malgré les 100 millions dédiés à l’encadrement différencié (ce qui ne représente toutefois qu’environ 1% du budget de l’enseignement), ces écoles ne parviennent pas à atteindre la performance moyenne des écoles de la FWB, tant s’en faut.
- En troisième lieu, en vertu de l’adage selon lequel « il vaut mieux prévenir que guérir », il nous semble que, plutôt que de laisser se constituer des ‘écoles-ghettos’ pour ensuite voler à leurs secours, il vaudrait mieux d’abord tout mettre en œuvre pour que la ghettoïsation n’advienne plus. Parce que certains territoires sont plus paupérisés et d’autres plus huppés, notre procédure d’affectation des élèves ne parviendrait certes pas à égaliser parfaitement les profils socio-économiques de l’ensemble des écoles de la FWB. L’encadrement différencié conserverait alors toute sa pertinence, mais serait probablement plus efficace car il pourrait être concentré dans un nombre plus faible d’écoles, qui seraient quant à elles nettement moins intensément ghettoïsées qu’aujourd’hui.
Contre-argument n°5: « Plutôt que de lutter contre la ségrégation scolaire, il faut améliorer les pratiques pédagogiques, déterminantes pour la réussite scolaire des élèves des catégories populaires »
Nous ne pensons pas qu’assurer la mixité scolaire suffise pour que tous réussissent à l’école, ni qu’elle soit la panacée à tous les maux scolaires. Mais nos analyses statistiques (Hirtt, 2020 ; Hirtt & Mottint, 2024) nous amènent à affirmer que c’est une condition nécessaire pour bâtir un système scolaire socialement équitable. Nos études fondées sur les données PISA montrent en effet que les facteurs structurels des systèmes scolaires jouent un rôle prépondérant en matière d’équité scolaire, et que toute politique éducative qui les négligerait se condamnerait de facto à l’échec[7]. Rappelons-le : aucun système scolaire ségrégué ne parvient à faire réussir massivement les élèves d’origine populaire. Dès lors, si nous sommes tout à fait conscients que l’amélioration des pratiques pédagogiques est absolument nécessaire, nous réfutons l’idée selon laquelle la pédagogie seule pourrait être salvatrice. N’agir que sur le facteur pédagogique en se refusant de promouvoir résolument la mixité scolaire, c’est en outre faire peser la lutte contre l’échec scolaire sur les seules épaules des équipes pédagogiques ; et ce serait par ailleurs, une fois encore, avaliser l’apartheid social et ethnico-culturel dans le système scolaire, ce qui est totalement antinomique avec notre conception de la démocratie.
Contre-argument n°6: « Les politiques en faveur de la mixité sociale à l’école vont faire baisser le niveau ! »
Sur l’argument du « nivellement par le bas », nos études statistiques basées sur les données PISA (Hirtt, 2020) sont formelles : une moindre ségrégation a un effet positif (quoique minime) sur les performances moyennes des systèmes éducatifs, et ne fait donc aucunement baisser le niveau. La littérature scientifique internationale ne dit pas autre chose : en général, les politiques de mixité scolaire sont très favorables aux apprentissages des élèves « faibles », favorables pour les élèves affichant des performances moyennes, neutres ou très légèrement défavorables pour les tout meilleurs élèves (pour une synthèse, voir par exemple Mottint, 2023). Parce que nous estimons que la mission centrale de l’Ecole, institution démocratique, consiste à former en masse des citoyens éclairés bien avant de dégager une petite élite sociale, nous estimons pour notre part que le petit recul potentiel des performances de ces tout meilleurs élèves est acceptable (… et « rattrapable » au-delà de la scolarité obligatoire) s’il permet à la masse des autres élèves de progresser significativement. Ce que nous trouvons tout à fait inacceptable en revanche, c’est le maintien d’un système scolaire où quelques écoles « élitistes » se débarrassent, au fil des années, des élèves montrant le moindre signe de faiblesse, pour ne conserver dans leurs rangs que l’élite scolaire… et enfin se gargariser de l’excellence du niveau de ces quelques-uns, qui a eu pour contrepartie la relégation de tous les autres.
Contre-argument n°7: « Les villes, les quartiers sont trop ségrégués. Il n’est pas possible de constituer des écoles mixtes dans certains quartiers bruxellois, de Charleroi ou de la région liégeoise par exemple »
Parmi les causes de la ségrégation scolaire, il y a bien entendu un paramètre géographique qui est à l’œuvre : plus le territoire est ségrégué, et plus les établissements scolaires auront tendance à l’être ; l’indice socio-économique (ISE) moyen des écoles d’une ville particulièrement paupérisée sera naturellement plus faible que celui d’une commune huppée. Diverses études ont toutefois montré (pour Bruxelles par exemple, voir Delvaux & Serhadlioglu, 2014) que la ségrégation sociale scolaire était en général supérieure à la ségrégation sociale résidentielle : en d’autres mots, les écoles sont davantage ségréguées que les quartiers. Ceci s’explique par le fait que, contraints de choisir une école par eux-mêmes, les parents vont déployer des stratégies d’entre-soi, tandis que les écoles vont avoir tendance à attirer des publics spécifiques, certaines d’entre elles allant jusqu’à filtrer et trier les élèves. À cela s’ajoute encore l’effet ségrégateur des réseaux (Gorré, 2023). On trouve ainsi, au sein de quartiers parfois très proches les uns des autres (et même au sein d’un même et unique quartier !) des écoles aux compositions sociales très différentes, même en ne considérant que les écoles fondamentales ordinaires (avant donc que la filiarisation ne fasse son œuvre). À Anderlecht par exemple, on trouve des écoles fondamentales d’ISE[8]=1 et des écoles d’ISE=16, sur une échelle allant de 1 (très paupérisé) à 20 (très favorisé). À Forest, on trouve des écoles d’ISE=1 et des écoles d’ISE=20. À Molenbeek, l’ISE varie entre 1 et 11. À Schaerbeek, entre 1 et 18. À Watermael et à Wavre, entre 5 et 20. À Charleroi, entre 1 et 14. À Mons, entre 4 et 17. À Mouscron, entre 2 et 17. À Thuin, entre 3 et 16. À Tournai, entre 2 et 19. À Amay, entre 1 et 15. À Huy, entre 2 et 18. À Liège, entre 1 et 18. À Seraing, entre 1 et 13. À Bastogne, entre 3 et 15. À Ciney, entre 5 et 19. À Frasnes-Lez-Anvaing, entre 7 et 17… Vous excuserez ce long inventaire, nécessaire toutefois pour illustrer à quel point la ségrégation scolaire surpasse la ségrégation résidentielle, et ce aux quatre coins du pays, à la fois dans les grandes villes et dans de plus petites entités.
« Une étude portant sur Bruxelles a montré qu’on pouvait ramener la proportion d’élèves fréquentant des ‘écoles ghettos’ de 40% à 6%, tout en diminuant d’un tiers la distance moyenne domicile-école »
En d’autres mots, si chacun allait simplement à l’école la plus proche de son domicile, il y aurait moins de ségrégation scolaire que ce n’est le cas actuellement. Mais notre projet ne prévoit pas simplement d’envoyer les enfants à l’école la plus proche. Dans de nombreux endroits, et notamment dans les grandes villes, les distances entre quartiers riches et quartiers pauvres ne sont souvent pas très grandes. Il est donc possible, au prix de déplacements relativement faibles, d’obtenir une hétérogénéité sociale tout à fait convenable dans la plupart des établissements scolaires. Une étude déjà mentionnée dans ce dossier (Hirtt & Delvaux, 2017), portant sur Bruxelles, une des villes belges où les inégalités résidentielles sont les plus fortes, a montré qu’on pouvait ramener la proportion d’élèves fréquentant des ‘écoles ghettos’ de 40% à 6%, tout en diminuant d’un tiers la distance moyenne domicile-école. Non, décidément, la ségrégation scolaire ne doit rien au hasard et n’est pas strictement tributaire de la géographie. Elle n’a dès lors rien d’une fatalité !
Contre-argument n°8: « La mixité scolaire, ce serait bien… mais les enseignants ne sont pas prêts à gérer cette hétérogénéité »
Qu’il faille, dès leur formation initiale, former les enseignants à travailler et à cultiver l’ambition cognitive avec l’ensemble des publics scolaires, c’est évident, et ce devrait même constituer le b.a.-ba de toute formation pédagogique digne de ce nom. La tâche ne nous semble pas insurmontable : nous estimons même qu’il n’est certainement pas plus difficile pour un enseignant de gérer l’hétérogénéité des publics scolaires que d’enseigner dans une école qui concentre les élèves en difficulté.
« Il n’est pas plus difficile pour un enseignant de gérer l’hétérogénéité des publics scolaires que d’enseigner dans une école qui concentre les élèves en difficulté. »
Il faut par ailleurs relativiser l’hétérogénéité des classes qui succèderait à la mise en œuvre de notre procédure d’affectation. Parce qu’elle assurerait une réelle mixité sociale dès le début de l’enseignement obligatoire, notre procédure empêcherait l’explosion des inégalités d’apprentissage tout au long de la scolarité. Les élèves n’arriveraient donc pas en 3ème primaire, en 1ère secondaire ou en 3ème secondaire (par exemple…) avec des acquis scolaires aussi inégaux que c’est le cas aujourd’hui. Le principal effet de la mixité scolaire est bien, rappelons-le, de limiter l’ampleur des inégalités scolaires, et donc de réduire l’hétérogénéité des performances scolaires.
Contre-argument n°9: « Votre procédure d’affectation n’est-elle pas caduque si une majorité de parents refusent l’école proposée ? »
Il semble, selon l’expérience des autres pays, que ce sont les parents de classes populaires qui auront surtout tendance à accepter l’école qui leur sera proposée. Les autres parents beaucoup moins. Cependant, en raison même du système préconisé, les enfants issus des classes populaires se retrouveront ainsi dispersés dans tous les établissements. Les parents des classes supérieures ne trouveront donc plus, sur le marché scolaire, cette école de « l’entre-soi » qu’ils auraient peut-être voulu privilégier. Très vite, ils comprendront qu’ils n’ont plus beaucoup d’intérêt à jouer la carte d’un marché scolaire devenu moins intéressant et plus risqué, mais qu’ils ont au contraire tout à gagner en acceptant l’école proposée. Il devrait apparaître assez vite que les écoles socialement mixtes non seulement ne font pas baisser le niveau, mais aussi sont garantes d’une bonne qualité d’apprentissage, ce qui devrait rassurer les parents des classes moyennes.
Contre-argument n°10: « Votre procédure d’affectation permettrait certes de générer une plus grande mixité scolaire, mais la ségrégation reprendrait ensuite rapidement ses droits, sous l’effet des changements d’école et du ‘tri’ auquel procèdent certains établissements scolaires »
Notre procédure d’affectation n’exclut évidemment pas les changements d’école, qu’ils soient motivés par des déménagements ou par d’autres motifs impérieux. Mais en cas de changement d’école, les élèves « passeraient » à nouveau par l’algorithme d’affectation pour se voir proposer un nouvel établissement scolaire, de sorte que l’optimisation entre mixité sociale et proximité soit toujours garantie. Il est également possible que certaines écoles tentent d’échapper au jeu de la mixité scolaire, par exemple en « se débarrassant » des élèves ayant des performances scolaires jugées trop faibles. Une autre stratégie de ces établissements scolaires pourrait être de reconstituer en leur sein une forme de ségrégation en organisant des « classes de niveau ». Il est certain que ces dérives doivent être combattues, ce qui passe nécessairement par de l’information, de la formation, mais aussi par du contrôle. D’autres difficultés encore pourraient surgir, que nous n’avons pas nécessairement prévues, et qui rendent nécessaire la création d’un « Organisme central pour l’affectation des élèves » et de « Conseils de zone » inter-réseaux, chargés de la mise en œuvre du projet, mais aussi l’institution d’un Conseil scientifique, quant à lui chargé d’en accompagner le développement et la régulation.
Contre-argument n°11: « Nous soutenons votre projet, mais il semble utopique, politiquement infaisable »
Ne nous voilons pas la face : nous ne disposons pas, aujourd’hui, de ce rapport de force politique favorable qui permettrait une mise en œuvre séance tenante de notre proposition favorisant la mixité scolaire. Il y a fort à parier que la Droite s’opposera systématiquement à toute mesure de déségrégation scolaire, notamment parce que les familles bourgeoises dont elle défend les intérêts n’y sont guère favorables. Dans une partie de la Gauche, on observe également une certaine frilosité en matière de mixité scolaire, qui représente un « risque politique ». Habitués à un système scolaire très inégal (… parce que très ségrégué), une partie des parents des classes moyennes sont également inquiets qu’on réduise quelque peu leur marge de manœuvre en matière de choix scolaire, craignant de voir leurs enfants versés dans des « écoles-poubelles ». Il est donc indispensable de rencontrer, d’écouter les préoccupations, d’expliquer, de rassurer, de montrer que la mixité scolaire profite largement au plus grand nombre des élèves, et qu’elle enlève à tous les parents cette angoisse que leurs enfants soient scolarisés dans des ‘écoles-ghettos’. Il est indispensable également de montrer que se résoudre au statu quo est inacceptable, sauf à acter définitivement l’apartheid ethnico-culturel et l’iniquité scolaire. Les termes de débat sont, en effet, on ne peut plus clairs : ce sera mixité scolaire ou iniquité, mixité scolaire ou apartheid ethnique à l’école.
« On ne peut pas changer tout ce qu’on affronte, mais rien ne peut changer tant qu’on ne l’affronte pas » (James Baldwin)
Nous comptons déjà, parmi les soutiens à notre proposition, de très nombreux parents et citoyens, mais aussi les grands syndicats et de nombreuses personnalités issues des mondes associatif et académique. Il nous faut absolument, aujourd’hui, élargir cette coalition pour faire pression sur le monde politique. La tâche est rude mais pas impossible : si des politiques de déségrégation raciale des écoles états-uniennes étaient possibles dans les années ’70 malgré un racisme quasiment généralisé, alors la déségrégation sociale des écoles belges doit être envisageable elle aussi. « Ceux qui luttent ne sont pas sûrs de gagner, mais ceux qui ne luttent pas ont déjà perdu », écrivait Bertolt Brecht. « On ne peut pas changer tout ce qu’on affronte, mais rien ne peut changer tant qu’on ne l’affronte pas », renchérissait James Baldwin. Oui, tout changement social significatif se heurte immanquablement à des résistances ; et c’est même précisément à cela qu’on le reconnait. En matière de déségrégation scolaire, le moment est venu d’affronter l’adversité.
Notre initiative en faveur de la mixité scolaire est à présent soutenue par un collectif de syndicats et d’association. Vous souhaitez en savoir plus ou soutenir l’initiative ? Apportez-y votre signature ou consultez le site dédié.
Références du dossier
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Anselin, P. (2008). De la mixité ou de l’audace ? Carte blanche parue sur le site de La Libre. En ligne : https://www.lalibre.be/debats/opinions/2008/10/02/de-la-mixite-ou-de-laudace-5PF6HZTQ4RGFTAAYBK3YPE63IA/.
Delvaux, B. & Serhadlioglu, E. (2014). La ségrégation scolaire, reflet déformé de la ségrégation urbaine : Différenciation des milieux de vie des enfants bruxellois. Les Cahiers de recherche du Girsef, n°100.
Felouzis, G. & Perroton, J. (2009). Grandir entre pairs à l’école : Ségrégation ethnique et reproduction sociale dans le système éducatif français. Actes de la recherche en sciences sociales, 180 (5), 92–100.
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Gorré, C. (2023). Réseaux scolaires et classes sociales. En ligne sur le site de l’Aped : https://www.skolo.org/2023/04/17/reseaux-scolaires-et-classes-sociales/
Gray, J. (1975). Positive Discrimination in Education: A Review of the British Experience. Policy & Politics, 4 (2), i-iii.
Hirtt, N. (2020). L’inégalité scolaire ultime vestige de la Belgique unitaire ? Une analyse statistique des causes de l’inégalité scolaire dans l’enseignement flamand et francophone belge, à partir des données de l’enquête PISA 2018. En ligne sur le site de l’Aped: https://www.skolo.org/CM/wp-content/uploads/2020/02/PISA-2018-FR.pdf
Hirtt, N. & Delvaux, B. (2017). Peut-on concilier proximité et mixité sociale ? Simulation d’une procédure d’affectation des élèves aux écoles primaires bruxelloises. Les Cahiers de recherche du Girsef, n°107. En ligne : https://ojs.uclouvain.be/index.php/cahiersgirsef/issue/view/4433/1413
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- On considère plus précisément qu’un établissement est une école-ghetto dès lors que son indice socio-économique s’écarte de plus d’un demi-écart-type de l’indice moyen national (ou local). ↑
- Le DAccE (Dossier d’Accompagnement de l’Elève), actuellement d’application jusqu’en 5ème primaire et appelé à s’étendre avec la cohorte d’élèves initiant le Tronc Commun, est un dossier de suivi individualisé destiné à soutenir la réussite des élèves « dont les difficultés sont persistantes ». Devant être complété jusqu’à trois fois par année scolaire, il représente une charge de travail non négligeable pour les enseignants qui font face à de nombreux élèves en difficulté, pour lesquels l’ouverture d’un DAccE est requise. ↑
- La liste des signataires est consultable en ligne sur le site de l’Aped : https://www.skolo.org/2023/04/06/personnalites-qui-soutiennent-linitiative/ ↑
- Pour les détails pratiques et l’argumentaire détaillé de notre proposition, voir la page qui y est consacrée sur notre site : www.skolo.org/initiative ↑
- En tenant compte d’autres paramètres comme la fratrie et les exclusives des parents en matière d’enseignement religieux. ↑
- Cette simulation portait sur l’enseignement primaire. ↑
- C’est d’ailleurs l’une des principales critiques que nous formulons à l’égard du Pacte d’Excellence, qui s’abstient de toute mesure structurelle significative et fait endosser aux seules équipes éducatives la responsabilité — la culpabilité, bientôt ? — de l’échec scolaire massif des élèves des classes populaires. ↑
- Techniquement, il serait en fait plus exact de parler de « classe » que d’ISE, mais nous nous permettons ce léger abus de langage pour simplifier notre propos, sans travestir le moins du monde la réalité qu’il recouvre. ↑