Attention, ne pas avaler !

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Le livre « Allah n’a rien à faire dans ma classe » se présente comme une enquête sur la solitude des profs face à la montée de l’islamisme, une libération de la parole des enseignants, un cri d’alarme ! En réalité il ne représente certainement pas la parole de la plupart des enseignants.

Un article de Romain Pion et Michèle Janss

Les témoignages recueillis sont en effet tous « à charge ». Il n’y a pas de témoignages d’enseignants sur les discriminations dont sont trop souvent victimes les musulmans, y compris dans les écoles. Pas de témoignages sur les chrétiens radicaux qui pourtant ont contesté bruyamment l’éducation à la vie sexuelle et affective. Aucun chiffre sur les écoles en difficulté, les concentrations d’écoles à majorité d’élèves musulmans, la non-mixité sociale des établissements, l’indice socio-économique des écoles « difficiles », pas d’évaluation du pourcentage des populations musulmanes en Belgique ou à Bruxelles. Seulement une succession de témoignages et de mises en garde contre l’Islam.

Il ne s’agit pas d’une enquête objective, les témoignages choisis sont loin de refléter l’opinion générale des enseignants. Quant à la parole « libérée » et « courageuse », elle n’est en réalité, ni libérée, ni courageuse. Ce discours ne fait que reprendre les préjugés largement diffusés par les chaines telles que BFM, CNews, LCI …

Amalgames

Parmi les témoignages, se glissent aussi des analyses. Et la première chose qui saute aux yeux, c’est la présence, tout au long du livre, d’amalgames. Ainsi, un petit garçon qui refuse de s’assoir à côté d’une petite fille est déjà qualifié de « radicalisé ». Un drapeau palestinien dans un dessin est suspect, la théorie de l’évolution ou l’histoire de la shoah ne pourraient plus être enseignées.

Ailleurs, (P. 62) un témoignage de vandalisme, se trouve associé « à une école à forte majorité turque et marocaine ». Vols et dégradations de matériel apparaissent dans l’établissement. On apprend qu’il s’agit d’un problème de « caïd » qui a d’ailleurs été renvoyé. En quoi est-ce la faute d’intégristes musulmans ? On ne comprend pas trop bien.

On prête aussi parfois aux musulmans un « double langage » : « Au lieu de contester certaines matières comme ils ont pu le faire par le passé, ils apprennent sans sourciller, passent l’examen, obtiennent leur diplôme, puis déclarent qu’ils n’enseigneront jamais “cela” à leurs élèves. Que ce soit la théorie de l’évolution ou certains faits historiques, “ils n’y croient pas”. Sommes-nous bien conscients de ce que cela implique ? Les générations futures seront-elles privées de pans entiers de la science et de la culture ? » (P. 137) Ce soupçon, de la part d’une ancienne directrice de la haute école Francisco Ferrer, Dominique Daems, est curieux. En effet, tout enseignant est prié d’enseigner ce qui se trouve dans le référentiel de son cours. S’il est professeur de sciences, il enseignera bien la théorie de l’évolution et sera sanctionné s’il ne le fait pas. De la part d’une directrice, croire que les enseignants « font ce qu’ils veulent dans leurs classes » est tout simplement sidérant.

Comparaison douteuse

« D’ALGER à BRUXELLES. L’histoire de la mainmise islamiste sur l’enseignement dans les pays du rivage méditerranéen aurait pu, aurait dû nous servir de leçon. L’expérience de Djemila Benhabib[1] en Algérie puis au Canada et enfin en Belgique lui donne des raisons d’être inquiète. Si nous perdons pied dans les écoles, qu’allons-nous devenir? »

La comparaison entre la situation de l’Islam en Belgique et celle des « années noires » (1992-2002) vécues par l’Algérie est juste grotesque. En Algérie l’Islam est le fait de 99% de la population. L’islamisme radical s’y est développé entre autre à cause de de la guerre menée par les USA contre l’Union soviétique en Afghanistan[2]. L’Algérie était alors devenue un réservoir de combattants. On estime que entre 12 et 15000 mercenaires algériens formés par la CIA[3] vont revenir dans le pays et commettre massacres et assassinats d’intellectuels.

En Belgique, il y a 10% maximum de musulmans. Contrairement à l’Algérie où, comme nous l’avons écrit, 99% de la population est musulmane. L’influence de l’islam est absente dans la rédaction de nos lois et de nos programmes scolaires, de nos chaines de télévision… Les enseignants sont pilotés et encadrés par une administration qui n’a rien à voir ni avec les frères musulmans ni avec les wahhabistes. La plupart des musulmans de Belgique respecte d’ailleurs les lois et les coutumes belges. On voit donc mal comment un pourcentage vraiment infime de la population belge pourrait manipuler l’enseignement « comme en Algérie ».

D’ailleurs, d’après la chercheuse Corrine Torrekens[4], les Belges pensent que 23 % de la population est musulmane, qu’ils atteindront 32 % de la population, alors que les prévisions réelles s’élèvent à 7,5%, maximum 10%. Elle ajoute : » Il faut dire que les chiffres relatifs au nombre de musulmans en Belgique ont été instrumentalisés dans des débats mettant en scène l’idée que certaines villes – en l’occurrence Bruxelles – seraient bientôt majoritairement musulmanes, avec l’idée sous-jacente d’une certaine invasion irrémédiable, thématique emblématique de l’extrême-droite. Or, l’expert détient une part de responsabilité dans les jeux de langage, les mots n’étant pas des coquilles vides mais pouvant devenir des faits qui ont la vie dure. »

Et c’est bel et bien ce que nous constatons dans les médias et sur les plateaux TV mais aussi dans une parole politique qui se complait dans les thèses de « grand remplacement », de « danger des migrants ». « Allah n’a rien à faire dans ma classe » s’inscrit dans ce mouvement. Jouer sur l’émotionnel, le dévoilement d’un plan caché… nous voilà dans une théorie du complot qui a beaucoup de succès, hélas, auprès d’un public mal informé et qui sert à merveille l’idée simpliste que, pour soutenir les enseignants, il faut trouver un coupable, exclure et sanctionner.

En réalité, les équipes mobiles d’accompagnement qui soutiennent les enseignants ont été appelées à 459 reprises depuis le début de l’année scolaire. Six appels seulement concernaient la problématique du radicalisme[5]. L’année où le nombre de dossiers radicalisme a été le plus élevé avec 33 appels, était l’année scolaire 2017-2018, période qui suivait les attentats à Bruxelles.

Sans faire l’autruche, on peut écouter ce que disent vraiment les enseignants

Certaines écoles connaissent bel et bien des difficultés. On ne niera pas que des problèmes se posent. Et les « écoles ghetto » existent : écoles de pauvres, écoles dont la majorité des élèves ont des parents d’origine étrangère, qui ne connaissent pas bien notre système scolaire. Ecoles dans des quartiers difficiles, où les trafics de tous genres gangrènent le quotidien des habitants. Le décret inscription n’a rien réglé. Le livre fait heureusement le même constat… mais ne propose comme solution que répression et stigmatisation de l’islam.

Pourtant les enseignants ont un autre discours. Ils se plaignent davantage de classes surpeuplées (surtout en début de scolarité), de l’accumulation d’élèves en difficultés dans certaines classes, de manque de moyens, de locaux vétustes ou mal équipés pour un enseignement qu’ils souhaitent généralement plus ambitieux.

Plutôt que d’éviter les débats et réprimer, ils souhaitent voir leurs élèves s’épanouir, connaitre les religions, les cultures afin de développer bienveillance et vivre-ensemble. Ils souhaitent avoir un peu plus de temps et être mieux formés pour mener avec leurs élèves des débats éclairés.

Romain Pion & Michèle Janss

Notes

  1. Djemila Benhabib (née en 1972 en RSS d’UkraineURSS) est une journaliste, d’origine algérienne, ayant travaillé en Algérie et au Canada, connue pour ses opinions contre le fondamentalisme islamiste. Elle quitte le Canada pour s’installer en Belgique où elle aura pour objectif de rassembler les « musulmans laïques » du pays, de l’Europe et du monde.
  2. La guerre d’Afghanistan, de 1979 à 1989, oppose les moudjahids, soutenus par les États-Unis et l’Arabie saoudite notamment, au régime communiste afghan
  3. https://www.lepoint.fr/afrique/algerie-le-jour-ou-les-afghans-sont-rentres-02-09-2016-2065446_3826.php#11
  4. Professeure de science politique – Faculté de Philosophie et Sciences Sociales (ULB),Directrice du GERME et chercheuse associée à l’OMAM (Observatoire des Mondes Arabes et Musulmans)
  5. https://www.rtbf.be/article/le-proselytisme-religieux-ou-politique-n-a-pas-sa-place-a-l-ecole-quels-chiffres-derriere-ce-phenomene-pointe-par-la-ministre-de-l-education-11477234

 

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