On l’aura compris à la lecture de ce dossier : la question du « niveau » de l’enseignement n’est pas politiquement neutre. La vision d’un Bouchez en Belgique, d’un Attal en France n’est pas la nôtre, parce que nos conceptions du rôle de l’École sont diamétralement opposées aux leurs. On ne s’étonnera donc pas si les mesures que nous préconisons pour « relever le niveau » n’ont que peu de choses en commun avec celles de ces tristes sires.
Un article initialement publié dans L’École démocratique, n°99, septembre 2024 (pp. 29-32).
Cet article est le quatrième élément d’un dossier consacré à la baisse du niveau. Consultez les autres articles du dossier pour une vue plus générale:
- Baisse du niveau: mythe ou réalité ?
- Baisse du niveau: comment en est-on arrivé là ?
- Le niveau: un concept réactionnaire ?
- Niveau: les conditions de l’ambition
Regards extérieurs
- Philippe Meirieu : Niveau de qui ? Niveau de quoi ?
- Moritz Lennert (CGé) : Le niveau baisse ?
- Anne Morelli : Et si la nostalgie pouvait nous aider… ?
- Johan de Wilde: Quelle logique derrière le déclin de la qualité de l’éducation ?
Découvrez aussi les principaux résultats de notre enquête « niveau » réalisée auprès des enseignants belges.
Quelle école peut contribuer à la transformation de la société dans le sens d’une plus grande justice sociale, d’une démocratie véritable pour ceux qui n’ont aucun pouvoir aujourd’hui, d’une organisation rationnelle et planifiée de l’économie en fonction des besoins de la population ? Quelle école peut mettre fin à la domination et à l’exploitation impérialiste dans le monde ? Comment l’éducation peut-elle armer les travailleurs pour mieux résister aux mensonges de l’idéologie dominante ? De quel enseignement le peuple a-t-il besoin pour devenir un jour réellement maître des choix économiques et politiques ?
Voilà quelles devraient être les questions de départ des éducateurs progressistes. Voilà donc en quels termes se pose, pour nous, la question du « niveau ».
Jadis, quand elle luttait contre la féodalité, la bourgeoisie a eu besoin de développer les connaissances, d’y accéder librement, de les diffuser par l’instruction. Aujourd’hui, cette soif de science devrait appartenir aux travailleurs. Pour se libérer, non pas en tant qu’individus mais en tant que classe exploitée, ils ont un besoin de savoirs et de savoir-faire tellement vastes qu’ils laissent loin derrière eux toutes les connaissances déformées, partielles et futiles que dictent la recherche du profit, la défense d’un système injuste ou la quête individuelle du succès. En tant qu’il se bat pour son émancipation politique et économique, le peuple des travailleurs doit connaître la réalité et les causes de l’exploitation, où et sous quelque forme qu’elle s’exerce. Il lui faut (re)découvrir son histoire, celle de tous les peuples opprimés, celle de leurs combats. Les futurs travailleurs doivent apprendre à « penser avec leur propre tête ». Il faut cultiver en eux un esprit scientifique et critique, une vision du monde libérée des superstitions en tous genres, des abrutissements collectifs dispensés par les médias et des conditionnements imposés par l’idéologie dominante. Ils doivent savoir partir des faits objectifs pour voir la réalité sous tous ses aspects, multiples, changeants et contradictoires. Il faut qu’ils comprennent les technologies les plus avancées pour imaginer le monde qu’ils pourraient construire. Il faut qu’ils découvrent les sciences de l’environnement pour connaître les limites naturelles dans lesquelles doivent s’inscrire ces projets. Il faut qu’ils maîtrisent les formes d’expression les plus variées, les outils de communication les plus sophistiqués, pour propager leurs idées, échanger des arguments, organiser leur action.
Formation générale et polytechnique
L’ambition d’une école démocratique et émancipatrice doit donc être d’apporter effectivement et à tous les jeunes une formation embrassant un vaste champ de connaissances et d’aptitudes, à la fois techniques, scientifiques, sociales, littéraires et artistiques; une instruction alliant étroitement théorie et pratique, sans oublier l’éducation corporelle.
Aujourd’hui, trop d’enfants sortent de l’école sans aucune formation historique. La plupart ne savent pas grand-chose des réalités sociales et économiques de la planète ni même du pays ou de la région où ils vivent. Nombreux sont ceux qui n’ont aucune culture scientifique et encore moins de compréhension des technologies les plus importantes. Ils ne maîtrisent souvent pas leur langue maternelle. Au nom de la formation professionnelle, les uns sont spécialisés prématurément dans des connaissances et des savoir-faire très particuliers. A l’inverse, d’autres sont privés des savoirs qui permettent de comprendre les bases matérielles de la production de richesses. Or, afin de pouvoir comprendre et transformer le monde, ce dont les citoyens de demain auront besoin c’est, au contraire, d’une formation à la fois générale et polytechnique, aussi étendue et diversifiée que possible.
Pourquoi polytechnique ? Parce que le développement des technologies détermine grandement l’évolution de nos sociétés ; il oriente l’organisation et la division du travail, parfois en entrant en contradiction avec les formes existantes ; il définit le cercle des possibles, celui dans lequel doit s’inscrire toute action de transformation sociale. On ne peut donc pas appréhender — et encore moins transformer — les rapports économiques et sociaux sans comprendre d’où proviennent les richesses, si l’on n’a pas la moindre idée de ce que sont une chaîne de production, un robot, une machine-outil programmée ou manuelle, comment fonctionne une exploitation agricole, comment s’organisent les transports, comment on produit et transporte l’énergie, comment sont gérés des hôpitaux, des crèches, des travaux publics, comment on construit des maisons, comment fonctionnent des moteurs de voiture et des ordinateurs,… On ne peut pas non plus comprendre le travail productif si on ne l’a jamais pratiqué, concrètement. Les apprentissages doivent donc intégrer des activités d’ateliers, de jardinage ainsi que des stages dans divers environnements de travail (entreprises privées, services publics, artisans…), non pas dans l’esprit d’une orientation précoce mais avec l’objectif de découvrir ce qu’est le travail.
Tous ces objectifs d’instruction théorique et pratique doivent évidemment être coulés dans des programmes d’apprentissage ambitieux sans être surchargés, clairement et rigoureusement formulés, tout en laissant une marge de manoeuvre suffisante aux enseignants, assurant une cohérence verticale (d’une année à l’autre) et horizontale (entre les disciplines) et soutenus par des référentiels bien documentés.
Mais cela ne suffira pas. Pour réaliser une éducation aussi ambitieuse, pour atteindre un tel « niveau », le système éducatif devra répondre à de sévères conditions structurelles et pédagogiques.
Tronc commun
Il s’agit avant tout de briser tout ce qui génère une hiérarchisation de l’enseignement selon les classes sociales. Pour cela, il faut impérativement viser la suppression des spécialisations précoces, qui confinent les uns dans les orientations technico-professionnelles et réservent une formation générale étriquée aux autres. « Les uns », ce sont surtout les enfants des classes populaires, « les autres », ceux des classes moyennes et supérieures. À l’âge de 15 ans, environ 70% des enfants du décile socio-économique inférieur fréquentent déjà les filières de qualification, alors que plus de 80% des enfants du décile supérieur sont dans l’enseignement général.
Il ne s’agit évidemment pas de rejeter l’idée d’une formation professionnelle. Mais de refuser que, sous ce prétexte, on prive le jeune d’une instruction complète ; de refuser que, sous la pression de la quête de compétitivité, on l’enferme dans une spécialisation étroite.
Cependant, la faisabilité d’un tronc commun général et polytechnique de longue durée est elle-même tributaire d’autres conditions structurelles, préalables. Aujourd’hui, à la fin de l’enseignement primaire, les inégalités sociales d’accès aux connaissances sont déjà si grandes qu’il est impossible d’envisager la formation commune ambitieuse décrite plus haut. Il faut donc agir en amont, dès l’école maternelle et primaire.
Briser la ségrégation
Les statistiques internationales démontrent, sans équivoque, que plus un système éducatif est socialement ségrégué, avec des écoles « de riches » et des écoles « de pauvres », plus cela renforce les inégalités d’acquis entre enfants de milieux différents. Or, une telle ségrégation apparaît spontanément, dès que les inscriptions scolaires sont gouvernées principalement par le principe du libre marché. Pour éviter cela, sans attenter formellement au principe du libre choix des parents, la seule solution est de leur proposer d’emblée une place assurée dans une école dont on garantira la mixité sociale. Car ce qui fait peur aux parents des classes moyennes et explique leur attachement au libre choix scolaire, c’est la crainte que leur enfant se retrouve dans une école « ghetto », avec une forte concentration d’élèves en décrochage ou en grande difficulté scolaire.
Petites classes
La réduction de la taille des classes est la première piste d’amélioration avancée par les enseignants dans notre enquête de l’an dernier sur le « niveau de l’enseignement ». Et la très sérieuse étude américaine STAR a démontré que, en réduisant fortement le nombre d’élèves par classe dans les toutes premières années de scolarité, on pouvait diminuer drastiquement l’écart d’apprentissage entre élèves de milieux favorisés et élèves de milieux populaires. Le passage de 27 à 15 élèves par classe en maternelle et en début de primaire suffisait en effet pour éliminer la moitié de cet écart… à la fin de l’enseignement secondaire ! Ce n’est pas étonnant car c’est dans ce début de la scolarité que doit se construire un rapport positif à l’école, au savoir scolaire, au travail scolaire, à la discipline scolaire, à la rigueur… Une classe deux fois moins nombreuse, cela signifie que l’enseignant a deux fois plus de temps à consacrer à cela pour chaque enfant.
Du temps, du temps, du temps…
La tendance actuelle, consistant à réduire le temps d’école au nom du « bien-être des enfants », est particulièrement néfaste. En particulier pour les enfants de milieux populaires qui n’ont pas la chance de trouver à la maison un cadre adapté, des parents ayant le temps et la formation nécessaire pour suppléer aux carences de l’école. Nous venons de le dire : construire un rapport positif à l’école avec chaque enfant, cela prend du temps. Et si nous voulons élargir les contenus d’enseignement pour en faire une formation générale et polytechnique de haut niveau, alliant théorie et pratique, il faudra plus de temps d’école.
Il faut aussi du temps pour encadrer l’étude. Si l’on a à juste titre dénoncé, parce que socialement injuste, la délégation d’une partie des apprentissages aux familles (étude et devoirs à domicile), la solution consistant à limiter les devoirs et à délégitimer le travail scolaire après les cours est une grave erreur. Il est naïf de croire que l’on peut ainsi enlever un avantage éducatif à la bourgeoisie car ces familles investissent le temps libéré dans des activités « rentables » sur le plan scolaire. Il faut au contraire offrir à tous les élèves — en tout cas à ceux de milieux populaires — un encadrement à la hauteur de celui dont bénéficient les enfants des classes sociales supérieures.
Une école ouverte et accueillante
Un rapport positif à l’école se construira plus aisément si l’école elle-même n’apparaît pas aux enfants et aux jeunes comme une triste prison où on les enferme quelques heures par jour, mais comme un véritable lieu de vie, spacieux, accueillant, propre, doté d’équipements sanitaires modernes, d’espaces de détente et de loisirs actifs (ateliers, cinéma, cuisines, sport…). Les élèves doivent, au fil des années, être de plus en plus impliqués dans l’organisation et la gestion de ce lieu. Ils doivent pouvoir y prendre des repas de midi dans de bonnes conditions, recevoir un goûter, étudier et faire leurs devoirs au calme et avec l’assistance nécessaire. Cette école doit être ouverte aux élèves après les heures de cours, le week-end, les jours de congé. Elle doit alors proposer (sur place ou moyennant un transport organisé) des activités diversifiées. Cela pourrait se faire en partenariat avec des associations existantes.
Il va sans dire que tout ce temps supplémentaire ne pourra évidemment pas être ajouté à la charge des enseignants actuels. Il nécessitera l’embauche de personnel supplémentaire.
Des enseignants formés
Pas d’enseignement sans enseignants. C’est une tautologie qui ne semble pas encore avoir tout à fait pénétré le cerveau de nos ministres. Il n’y a pas trente-six façons de remédier à l’actuelle pénurie de professeurs : il faut impérativement rendre la fonction plus attrayante. Ça passe par de bons salaires, de bons horaires de travail, mais aussi des conditions matérielles de travail agréables (comme pour les élèves, cfr plus haut), le respect de leur personne (cfr plus bas, dans les conditions pédagogiques) et de leur autonomie pédagogique (idem).
Ces professeurs doivent avoir reçu une formation disciplinaire et pédagogique de haut niveau. Oui, un instituteur doit écrire sans faute, connaître l’histoire, les maths ou les sciences qu’il est chargé d’enseigner. Oui, un prof de néerlandais doit parler un néerlandais impeccable. Oui un prof de math du secondaire inférieur doit lui même avoir été très bon en math dans le secondaire supérieur. Parce qu’il n’y a pas de bonne didactique sans une très large maîtrise des sujets à enseigner ; parce qu’il n’est pas de bon enseignant qui ne sache anticiper et répondre aux questionnements des élèves.
Des pratiques diversifiées et efficaces
La querelle entre les partisans d’un enseignement frontal et ceux qui ne jurent que par le (socio-)constructivisme n’a guère de sens à nos yeux. Le constructiviste a raison lorsqu’il soutient que les savoirs scolaires ne doivent pas être simplement énoncés mais, tant que faire se peut, (re)construits par, avec ou devant les élèves. Un principe mathématique, une formule de physique, une loi de la chimie ou de la biologie, un phénomène géographique, même des règles de grammaire et d’orthographe… peuvent généralement être retrouvés par observation, déduction, généralisation… Mais les élèves ne peuvent pas tout « reconstruire » seuls. Nous plaidons dès lors pour une didactique de construction de savoirs qui peut prendre diverses formes : cours frontal, échanges de questions et réponses entre professeurs et élèves, recherche individuelle, travail de groupe… Et dans tous les cas, il appartient à l’enseignant d’expliciter et de structurer les connaissances, d’en assurer et d’en vérifier la solidité, la cohérence et la complétude.
D’autre part, construire des savoirs ne suffit pas. Il faut aussi que certaines connaissances soient solidement mémorisées et qu’on exerce leur usage. Comprendre d’où viennent les règles de la multiplication par calcul mental, c’est essentiel. S’exercer à les appliquer rapidement, sans faire d’erreur, est tout aussi essentiel et nécessite une bonne mémorisation des tables de multiplication. On peut en dire autant du rapport entre comprendre la genèse de la Révolution française, en mémoriser les dates et événements essentiels et être capable d’interpréter, d’analyser et de critiquer un texte portant sur cette époque.
Notre vision s’oppose donc à la fois (1) au mépris de la mémorisation, (2) à l’idée que seule importe la capacité d’usage du savoir (la compétence) et (3) à l’inculcation de savoirs morts, c’est-à-dire tombés du ciel et inutiles.
Bienveillance exigeante et exigence bienveillante
L’instruction de haut niveau que nous ambitionnons exige des rapports enseignant-élèves qui s’opposent aussi bien à la vision droitière d’une école-caserne, où la discipline et le respect du professeur sont seulement imposés de force, qu’à la vision anarchisante ou gauchiste du laisser-faire. Rigueur, travail, régularité, respect… ne sont pas des gros mots mais des nécessités pédagogiques qui doivent donc faire l’objet d’un travail d’éducation aussi bien que d’un cadrage institutionnel.
Le nerf de la guerre
Vous l’aurez compris à la lecture de plusieurs des points précédents, l’élévation de niveau qu’implique notre projet d’école est irréalisable dans les conditions de financement actuelles.
Qu’on ne vienne surtout pas nous rétorquer que l’enseignement belge est déjà (un peu) plus coûteux que la moyenne OCDE. Disons-le tout net : le projet décrit ci-dessus n’existe aujourd’hui dans aucun pays de l’OCDE. Certes, les enquêtes PISA, TIMMS ou PIRLS permettent d’observer que certains systèmes éducatifs sont un peu plus « performants » ou un peu plus « équitables » que d’autres. Mais aucun n’atteint actuellement les exigences d’éducation d’une société démocratique, responsable et socialement équitable.
Oui, notre vision de l’école implique que la société accepte d’y consacrer davantage que les 5 à 6% du PIB qui sont la norme aujourd’hui au sein de l’OCDE.
La force d’exemple des enseignants militants Nous avons dit plus haut quelle est la mission de l’école dans notre conception progressiste. Cette vision doit être explicitée auprès des parents et des élèves. En situant d’emblée l’instruction dans une perspective de transformation de la société, nous permettons aux enfants du peuple et à leurs parents de développer un rapport positif au savoir et à l’école. Ainsi que le dit Bernard Charlot (1987) : « Réintégrer dans le champ du savoir les enfants du peuple en situation d’échec, c’est leur faire comprendre que le savoir est un enjeu social, qu’il est aussi leur problème en tant précisément qu’on les en exclut : cela vaut la peine de savoir, je peux, je dois, et non pas seulement en tant qu’individu développant ses potentialités intellectuelles mais en tant que membre d’une classe sociale luttant contre l’oppression. » Osons donc dire à nos élèves : « L’école ne peut pas grand-chose pour chacun d’entre vous, individuellement. Elle ne vous offrira pas, personnellement, la garantie d’un bien-être matériel ou intellectuel. Mais elle peut vous apporter un peu de ce bonheur que procure la fierté de soi. Demain vous serez des ouvriers ou des employés, des fonctionnaires ou des artisans ou peut-être des chômeurs. Pour défendre vos emplois, vos salaires, vos conditions de travail et vos droits, vous devrez vous informer, vous organiser et vous battre. C’est pour cela qu’il faut apprendre les statistiques, acquérir une perspective historique, savoir déchiffrer des documents compliqués, rédiger dans un langage clair des textes bien structurés, faire des recherches, raisonner, polémiquer à un haut niveau. Demain vous serez citoyens d’un monde que le pouvoir de l’argent conduit vers des catastrophes sociales, militaires et écologiques. Que ferez-vous pour changer cette société ? Et que pourrez-vous faire si vous n’avez rien appris ? ». Cependant, pour qu’un tel discours soit crédible, il faut que l’élève sente que le professeur lui-même y croit. Il faut donc que ce professeur soit lui-même engagé dans les luttes sociales, politiques, environnementales. Il faut aussi qu’il démontre sa propre croyance dans le pouvoir d’action du savoir qu’il transmet. Des profs militants et enthousiastes constituent, par la force de leur exemple, la meilleure condition pour favoriser chez les élèves un rapport positif à l’école et aux savoirs. (Source de la citation : Charlot, B. (1987). L’école en mutation : Crise de l’école et mutations sociales. Payot) |