Par Philippe Meirieu, Professeur honoraire en sciences de l’éducation, chercheur et militant pédagogique
Un article initialement publié dans L’École démocratique, n°99, septembre 2024 (pp. 37-38).
Cet article fait partie d’un dossier consacré à la baisse du niveau. Consultez les autres articles du dossier pour une vue plus générale:
- Baisse du niveau: mythe ou réalité ?
- Baisse du niveau: comment en est-on arrivé là ?
- Le niveau: un concept réactionnaire ?
- Niveau: les conditions de l’ambition
Regards extérieurs
- Philippe Meirieu : Niveau de qui ? Niveau de quoi ?
- Moritz Lennert (CGé) : Le niveau baisse ?
- Anne Morelli : Et si la nostalgie pouvait nous aider… ?
- Johan de Wilde: Quelle logique derrière le déclin de la qualité de l’éducation ?
Découvrez aussi les principaux résultats de notre enquête « niveau » réalisée auprès des enseignants belges.
Après avoir été longtemps été l’apanage de celles et ceux que Grégory Chambat nomme les « réacs-publicains »[1], la complainte sur la baisse du niveau est aujourd’hui tombée dans le domaine public. Longtemps réservée aux nostalgiques d’un ordre ancien fantasmé où aurait régné l’autorité et l’exigence, elle s’est aujourd’hui banalisée au point même d’être reprise par l’APED ! Signe des temps et levée d’un tabou : ce n’est plus simplement la droite et l’extrême droite qui s’intéressent au sujet. A gauche et chez les progressistes, on peut en parler sans craindre d’être immédiatement ringardisé ! Les traditionnalistes de tous poils vont pouvoir crier victoire et saluer le sursaut tant attendu de « pédagogistes » qui auraient enfin compris les méfaits de l’égalitarisme compassionniste qu’ils ont prêché jusqu’ici : la prétendue démocratisation n’aura été qu’un renoncement à la nécessaire formation d’une élite ; l’attention aux inégalités sociales et culturelles aura servi d’excuse pour écarter des programmes des pans entiers de notre culture classique ; l’exhortation à la coopération aura fait oublier que seule la compétition justifie l’effort intellectuel et mobilise les énergies de la jeunesse… Ne risque-t-on pas alors, en s’autorisant à débattre de la question du niveau, de voler au secours de la victoire idéologique des pires réactionnaires et de se rallier à la « pédagogie noire » qu’ils promeuvent ?
Pour éviter toute collusion, en ces temps où le pessimisme anthropologique de la droite et de l’extrême droite menace de balayer le projet éducatif lui-même au profit de la répression et de l’exclusion systématiques, il ne faut pas hésiter à poser les conditions d’un vrai débat rigoureux sur une question loin d’être évidente.
Le niveau de qui ?
On rougit d’abord de devoir rappeler que toute référence à un âge d’or de l’instruction relève de la pure mythologie. Impossible, en effet, de confondre le niveau atteint par les élèves dans une classe donnée (à la fin de l’école primaire ou secondaire, par exemple) avec le niveau moyen de la population de jeunes d’un âge donné : ce serait oublier que la réussite d’élites bien nées dans l’Europe bourgeoise du XXème siècle coexistait sans le moindre problème avec un niveau de formation particulièrement bas des élèves issus des milieux les plus populaires. Et, si les résultats des plus récents tests PISA montrent « une baisse globale de performance (à l’âge de 15 ans) observée dans tous les pays de l’OCDE sur la période 2018-2022 » (période marquée par le COVID), ils soulignent surtout, pour un pays comme le France, que les performances pour les mathématiques et la compréhension de l’écrit sont fortement corrélées au statut socio-économique des élèves… au point que l’écart entre le quartile supérieur et le quartile inférieur est bien plus élevé que la baisse globale observée. L’inégalité reste donc le principal problème de nos systèmes éducatifs : loin de la combler, ils l’accroissent et « produisent », d’un côté, de bons élèves issus très majoritairement des milieux favorisés et, de l’autre côté, des élèves en difficulté issus presque totalement des milieux populaires.
C’est pourquoi parler du « niveau » de manière générale est particulièrement trompeur. La vraie question est : comment lutter contre les inégalités scolaires, et cela aussi bien 1) en matière économique et sociale (emploi, rémunérations, aides sociales, logement, santé…), 2) en matière éducative (soutien à la parentalité, prise en charge de la petite enfance, proposition de loisirs contribuant au développement, régulation des médias, etc.), 3) en matière d’organisation du système scolaire (en promouvant la complémentarité plutôt que la concurrence, en adaptant les effectifs des classes pour favoriser les meilleures conditions d’apprentissage, en mettant en place une formation initiale et continue des enseignants de haut niveau) et 4) en matière de pratiques pédagogiques (en sortant du paradigme déficitariste, en conjuguant des consignes explicites et la stimulation des démarches de recherche, en mettant en place les accompagnements personnalisés nécessaires) ? Questions fondamentales s’il en est que le débat sur « le niveau » ne doit pas occulter.
Mais nous ne serons pas exonérés pour autant d’une réflexion sérieuse sur les curricula de formation. Ne voit-on pas, en effet, ceux-là mêmes qui arguent de la baisse du niveau pour justifier des politiques autoritaristes de « retour à l’ordre » se focaliser sur une vision simpliste des « fondamentaux » réduits à des savoir-faire standardisés ? Dès lors que le critère du niveau ne renvoie plus qu’à la réussite à des évaluations behavioristes, le danger, connu depuis longtemps par nos collègues d’Amérique du Nord, est bien celui du « teaching by the tests » : on n’enseigne plus que ce qui va être évalué, sous la forme où cela sera évalué, au détriment de toute ambition culturelle et de toute exigence de développement de la réflexivité. La complainte sur la baisse de niveau devient ainsi l’alibi le plus efficace pour priver les élèves les plus démunis de ce qui pourrait contribuer authentiquement à leur émancipation. Les décideurs français n’ont ainsi aucun scrupule à prôner un « choc des savoirs » pour « relever le niveau » et, en même temps, à diminuer de manière drastique les disciplines générales dans l’enseignement professionnel… où des savoir-faire standardisés garantissent parfaitement, à eux seuls, l’employabilité !
Le niveau de quoi ?
C’est pourquoi il ne faut pas seulement exiger que le débat sur le niveau s’intéresse au « niveau de qui ? », il faut aussi réclamer qu’il pose la question du « niveau de quoi ? ». Car, n’en doutons pas, tous les apprentissages ne sont pas émancipateurs : on peut avoir un excellent niveau d’exécutant, être capable d’effectuer des tâches de manière soignée et efficace… et n’avoir acquis ni autonomie cognitive ni conscience citoyenne. Un pays peut être très bien classé dans PISA et avoir des maîtres prolétarisés, contraints d’enseigner des techniques de manière mécanique à des enfants et des adolescents lobotomisés par une « culture de la consommation de masse », engagés dans une concurrence excluant toute solidarité et incapables de donner du sens à leur parcours scolaire et à leur vie !
Il faut effectivement poser la question du niveau. Sans scrupule. Fermement. Mais clairement : à quel niveau de conscience citoyenne voulons-nous élever nos enfants et adolescents… et quels moyens nous donnons-nous pour cela ?
Notes
- Voir Grégory Chambat, L’École des réac-publicains, Libertalia, 2016. ↑