Par Anne Morelli, Historienne, Professeure de l’ULB
Un article initialement publié dans L’École démocratique, n°99, septembre 2024 (pp. 39-40).
Cet article fait partie d’un dossier consacré à la baisse du niveau. Consultez les autres articles du dossier pour une vue plus générale:
- Baisse du niveau: mythe ou réalité ?
- Baisse du niveau: comment en est-on arrivé là ?
- Le niveau: un concept réactionnaire ?
- Niveau: les conditions de l’ambition
Regards extérieurs
- Philippe Meirieu : Niveau de qui ? Niveau de quoi ?
- Moritz Lennert (CGé) : Le niveau baisse ?
- Anne Morelli : Et si la nostalgie pouvait nous aider… ?
- Johan de Wilde: Quelle logique derrière le déclin de la qualité de l’éducation ?
Découvrez aussi les principaux résultats de notre enquête « niveau » réalisée auprès des enseignants belges.
Je continue à suivre les péripéties de l’enseignement obligatoire avec beaucoup d’intérêt mais d’inquiétude aussi. Il n’y a pas que la ministre française qui planque ses enfants dans l’enseignement privé, pour leur épargner la « douloureuse expérience » de la promiscuité démocratique, qui serait la source de la baisse de niveau de l’enseignement public. Cet enseignement qui charpente le système démocratique est malmené par les réformes aussi rapprochées que contradictoires. Leurs seuls points communs évidents sont les économies à réaliser dans les « entreprises-écoles », la charge de travail de plus en plus lourde pour les enseignants et une parodie de management qui multiplie les intermédiaires du pouvoir et veut se calquer sur la « compétitivité ». Si la situation n’était pas aussi tragique – et étonnamment simultanée dans toute l’Europe – elle pourrait faire rire.
La sympathie, l’affection, l’admiration que peut (doit ?) susciter un enseignant est-elle mesurable en termes de résultats ? Comment évaluer avec les méthodes Mc Kinsey ce qu’est un « bon » professeur et le plaisir qu’il transmet aux élèves pour aborder sa matière ?
Forte de 48 ans d’enseignement, dont 20 dans des écoles secondaires à « discriminations positives » et 10 ans à former de futurs enseignants d’histoire, je me prends souvent à rêver de pouvoir faire marche arrière et de faire comprendre à de jeunes enseignants pourquoi j’ai quitté chaque matin la salle des profs en chantant (comme les nains de Blanche-Neige !) « Sifflons en travaillant ».
Les conditions de travail étaient évidemment bien meilleures qu’aujourd’hui. Philippe Schmetz rappelait dans le numéro de juin dernier de « L’école démocratique » (p. 16) qu’un temps plein comprenait une heure de titulariat, une heure de conseil de classe et une de travail d’équipe, soit 18 heures de cours effectifs pour un AESI et 15 pour un AESS. En français et en mathématiques, il y avait des « demi-classes » pour permettre à l’enseignant(e) de réexpliquer plus individuellement des points restés obscurs pour certains élèves. Nous étions payés selon notre diplôme. Bien que licenciée puis docteure en histoire, j’étais nommée dans le degré inférieur et l’on ne considérait pas à l’époque que c’était un « problème » ou que j’étais surdiplômée.
J’ai eu beaucoup de plaisir à jongler entre un mandat d’assistante à l’ULB et les innovations pédagogiques que je tentais chaque jour pour intéresser mes petits élèves de 12 ans (dont plusieurs classes d’« accueil » réservées à ceux qui n’avaient pas réussi leurs études primaires).
En dehors de ces conditions de travail favorables, j’ai aussi eu la chance de connaître des « supérieurs » inspirants. Tous n’étaient pas de cette trempe mais ma première préfète, fraîchement convertie au rénové, exhortait ses vieux profs à jeter leur vieilles préparations (!) et à nous, les jeunes, elle disait : « Sortez les élèves de l’école, la vraie vie est dehors ». Toutes les branches travaillaient simultanément le même thème et on discutait ferme contenu et méthodes. Lorsque j’ai été mutée à Gatti de Gamond, la préfète était une résistante, héroïne de guerre, dont le jeune mari avait été décapité par les nazis. On disait qu’elle s’était spécialisée pendant la guerre dans les attaques à main armée mais en tous cas elle avait repris, après la déportation de son mari, la direction de leur groupe de sabotage. C’est dire que pour elle dans l’école l’essentiel était l’essentiel et tout le reste (tenue vestimentaire …) accessoire. Lorsque je lui ai annoncé que j’étais déjà simultanément assistante à l’ULB, elle m’a encouragée à poursuivre ces deux voies. « L’ambition est une bonne chose et nous profiterons ici de tes travaux et de tes recherches ». Elle m’accorda d’office deux demi-jours libres pour mes présences à l’Université.
L’inspecteur d’histoire, quant à lui, était aussi un homme «engagé» mais il stimulait surtout la solidarité et l’innovation chez les professeurs : échanges de leçons, découvertes partagées de sources nouvelles utilisables en classe, mise à jour des connaissances de l’enseignant(e) … Bien des décennies avant qu’on ne parle de « décoloniser » l’histoire, il avait ouvert les cours à l’histoire de la Chine, à la préhistoire africaine et aux Amérindiens. Quant à la méthode énergiquement préconisée par lui, elle était basée sur le travail d’équipe des élèves, la critique des sources, la recherche systématique des lieux et moments de production des documents.
Chaque année, les enseignants d’histoire étaient réunis, pendant leurs horaires de travail, dans des séminaires résidentiels où ils recevaient, de la part d’éminents spécialistes, les informations qui leur étaient indispensables à ces mises à jour. Mais ces cours devaient obligatoirement déboucher sur l’apprentissage de connaissances précises. A la fin de chaque leçon, les acquis chronologiques, géographiques, de vocabulaire devaient être fixés. Les nouveaux mots figuraient dans le cahier de vocabulaire et faisaient l’objet de contrôles réguliers. Oui, les élèves devaient savoir « par cœur » ce qu’était le paléolithique, les mégalithes, le pharaon … Un jeu « électro », construit par chaque élève au cours de technologie, permettait à chacun de s’exercer à la maison et d’améliorer sa connaissance des définitions, systématiquement reprises en classe.
J’ai adoré enseigner à tous les niveaux et à 70 ans je donnais encore cours et interrogeais oralement plus de 200 étudiants ayant choisi mon cours malgré mes exigences. Les enseignants sont-ils, à tous niveaux, suffisamment exigeants et ambitieux pour leurs élèves ? Est-il impossible aujourd’hui de revendiquer ce qui a été possible hier ? Il ne sera sans doute pas facile de recruter des directions et inspections « inspirantes » et ce n’était pas le paradis sur terre. Mais la connaissance des conditions de travail du passé doit inspirer les revendications actuelles pour l’enseignement de demain : public, démocratique et rigoureux.