L’élargissement de la gratuité des fournitures scolaires au-delà de la 3ème primaire semble compromis. Après avoir suspendu les inspections[1] destinées à vérifier la bonne application du décret, la majorité MR-Engagés a rejeté la proposition de résolution soutenue par la Gauche visant à étendre cette gratuité. La Déclaration de Politique Communautaire MR-Engagés précise en outre que « le Gouvernement évaluera les mesures de gratuité relatives aux fournitures scolaires de la 1ère maternelle à la 3ème primaire et le cas échéant adaptera cette mesure » ; un détricotage des mesures de gratuité actuellement en vigueur n’est donc pas à exclure, même si la Ministre Glatigny s’en défendait sur les ondes de La Première le 26 août dernier. Dans le cadre de ce débat, la Droite déploie un ensemble d’arguments fallacieux qui rencontrent parfois un certain écho populaire, et sur lesquels il n’est donc pas inutile de revenir.
Dans le camp de la majorité MR-Engagés et plus largement des opposants à la gratuité, les principaux arguments avancés sont l’urgence de rétablir une « bonne gouvernance », de « responsabiliser les parents » et d’ « en finir avec l’assistanat », régulièrement présenté comme la source de tous nos problèmes.
« Bonne gouvernance » pour les citoyens ordinaires, open bar pour les plus fortunés
Du côté du MR, on nous fait le coup de la gestion rationnelle du budget et de la « bonne gouvernance » pour justifier la remise en cause de la gratuité :
« Évaluer l’efficacité des politiques publiques avant de décréter, c’est ainsi que le nouveau Gouvernement a décidé de fonctionner (…). Plutôt que de foncer tête baissée, prenons d’abord le temps d’évaluer (…). Le MR est en total désaccord avec la méthodologie de travail de la gauche (…) qui s’inscrit totalement en porte-à-faux des principes de la bonne gouvernance. Nous privilégions le choix de la majorité de « décisions éclairées » à prendre (…) sur la base d’informations objectives et pertinentes » (MR, 2024).
La députée Stéphanie Cortisse (MR), présidente de la Commission de l’Education, ne manque pas de rappeler le « contexte budgétaire » et l’endettement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (MR, 2024). Il faut donc selon elle évaluer et réguler la gratuité, comme il faudra évaluer et réguler l’encadrement différencié (voir notre analyse détaillée de la DPC). On s’étonne que cette propension de la majorité MR-Engagés à évaluer/réguler vise de manière prioritaire des dépenses destinées à assurer une certaine équité sociale, et épargne à l’inverse les mesures fiscales avantageuses au bénéfice des grandes entreprises ou des grandes fortunes. Rappelons à titre d’exemple que dans le cadre des négociations fédérales, le président du MR, d’ordinaire si soucieux d’équilibre budgétaire, s’est opposé à un impôt sur les plus-values financières qui aurait rapporté quelque 180 millions d’euros de recettes annuelles (Belga, 2024). Ou que les estimations de la fraude fiscale aboutissent à des chiffres compris entre 6,6 et 30 milliards d’euros (Strale, 2018), sans que MR ni Engagés n’insistent pour évaluer/réguler l’efficacité de la lutte contre l’évasion fiscale, qui grève pourtant lourdement le budget national. A titre de comparaison, la facture de la gratuité scolaire s’élève actuellement à… 24 millions d’euros par an. Pour donner un dernier ordre de grandeur, cela représente 74 fois moins que le patrimoine estimé de la famille d’Alexia Bertrand[2], ex-députée MR. En matière de bonne gouvernance, la majorité MR-Engagés semble plus inquiète du coût d’un tube de colle offert aux élèves que des sommes astronomiques qui filent vers les paradis fiscaux…
Du consumérisme irresponsable des pauvres…
« Posons-nous les bonnes questions : est-ce aux équipes éducatives de s’occuper de l’achat et de la gestion des plumiers des élèves ? Cela ne relève-t-il pas du rôle des parents et ne les déresponsabilise-t-il pas une fois de plus ? » renchérit une Stéphanie Cortisse décidément en verve (MR, 2024), usant une nouvelle fois de cette opposition parents-enseignants dont on sait le MR friand depuis le « baromètre Glatigny ». Sur les réseaux, on retrouve les bribes d’un même discours : « quand on fait des enfants, on les assume financièrement », « ce n’est pas à la collectivité de payer le matériel des enfants », « si tu es capable d’acheter un smartphone, tu sais acheter un plumier », etc. Et on dénonce le consumérisme irresponsable des pauvres, qui vraiment s’achètent n’importe quoi mais peinent ensuite à offrir un crayon et une gomme à leurs gosses. Salauds de pauvres…
Qu’on puisse faire le procès du consumérisme, c’est entendu… mais il faudrait alors l’instruire sérieusement. En commençant par l’adresser correctement : si le consumérisme a été érigé en idéal de vie, ce n’est pas par hasard, mais bien parce que le capitalisme le réclame autant que le feu a besoin d’oxygène. Pour maximiser le profit des entreprises, il faut vendre de plus en plus de marchandises, si futiles soient-elles. Et pour donner le goût de ces marchandises futiles, il faut promouvoir le consumérisme, que ce soit par l’avalanche publicitaire ou via l’industrie du divertissement. Les premiers responsables du consumérisme, ce sont donc les thuriféraires du capitalisme, à commencer par la Droite ; chanter les louanges du capitalisme pour ensuite dénoncer le « consumérisme des pauvres » n’est pas seulement odieux, mais également inconséquent. Et puis, dans ce procès fait au consumérisme, il faut conserver un minimum de décence. 1 enfant sur 4 nait en situation de pauvreté en Wallonie, et ils sont même 4 sur 10 dans cette situation à Bruxelles (Portail des Droits de l’Enfant, 2024). En Wallonie et à Bruxelles, près de sept familles monoparentales sur dix (dont 80% des ménages sont des femmes isolées) déclaraient avoir dû renoncer à au moins un soin de santé pour raisons financières au cours de l’année 2023 (Chabeau & al., 2024). Dans ce contexte de précarisation croissante des familles, l’appel à la responsabilité des parents et le procès en consumérisme intenté aux classes populaires ont quelque chose d’abject.
… à la rengaine contre l’assistanat
Concomitamment au procès pour consumérisme vient immanquablement la rengaine libérale contre l’assistanat, dont le président du MR a quasiment fait l’alpha et l’omega de sa communication politique. Procès étrange en l’occurrence, puisque la gratuité scolaire bénéficie justement à tous les parents, et non aux seuls présumés « assistés » qu’il est commode de montrer du doigt. Parmi les parents qui peinent à payer la facture scolaire, on compte nombre de mères isolées, de travailleurs pauvres, à temps partiel contraint, de personnes malades, et de demandeurs d’emploi confrontés à la pénurie d’emploi : en Wallonie, on compte ainsi plus de 200.000 demandeurs d’emplois pour moins de 39.000 emplois vacants (Di Prima & Baudoux, 2024 ; Iweps, 2024). La dénonciation systématique d’un assistanat généralisé se heurte aux faits…
Et puis plus globalement, une société gagne en humanité lorsqu’elle décide de socialiser certaines dépenses pour garantir à tous un accès aux biens et services fondamentaux. Dans cette perspective, le remboursement (quoique partiel) des soins de santé, la gratuité de l’instruction, le subventionnement des transports publics ou de la culture, ou encore les allocations familiales n’ont jamais été considérés comme de « l’assistanat », mais simplement comme des moyens (insuffisants) d’assurer à tous une vie décente. S’assurer que chaque élève trouve à l’école le matériel adéquat pour apprendre, c’est simplement faire un pas modeste de plus vers la solidarité et la décence. Dès lors, que d’aucuns lèvent les bras au ciel parce qu’on s’assure collectivement que des enfants de 3ème primaire aient un plumier garni à leur disposition témoigne davantage de la menace d’un individualisme triomphant que de celle d’un assistanat tentaculaire.
Quelques avantages de la gratuité vus par Deborah, « La première année, j’étais un peu agacée quand j’ai entendu parler de la gratuité, qu’il a fallu faire les commandes, le rangement, l’étiquetage, etc. Parce que ça ajoutait à notre charge de travail qui a déjà bien augmenté ces dernières années. Mais finalement c’est une bonne chose. Au moins chaque enfant a un matériel scolaire de qualité. Dès le début de l’année, sans devoir attendre que les parents fassent les achats… On gagne du temps et de l’énergie. Et puis ça met les enfants dans une situation d’égalité, puisqu’ils ont tous un matériel correct, identique. C’est une égalité entre enfants peu importe l’école où ils sont inscrits et le milieu social. Et puis ils n’ont pas peur d’être pris en défaut parce qu’il leur manquerait une latte ou des intercalaires. Ca empêche aussi une espèce de comparaison entre les enfants, où certains viennent avec des classeurs « Disney » ou « Reine des Neiges » tandis que d’autres doivent se satisfaire d’un banal classeur en carton. Ca empêche les enfants et les parents de se ruer vers des articles du marketing scolaire qui permettent d’impressionner les copains. Et puis si on fait le nécessaire en début d’année, on peut apprendre aux enfants à respecter le matériel de la classe, à en prendre soin, à ne pas le perdre et à ne pas l’abimer, même si ça arrive parfois évidemment.» |
Références
Belga (2024, 22 août). Formation fédérale : Georges-Louis Bouchez rejette la proposition finale de Bart De Wever. En ligne sur le site de La Libre.
Chabeau, K., Martin, N. & Ancel, D. (2024). Renoncement aux soins pour des raisons financières. En ligne sur le site de l’Institut Solidaris.
Di Prima, C. & Baudoux, N. (2024, 13 juin). Les chiffres de l’emploi en Belgique (2024): taux de chômage, taux d’emploi et d’activité… En ligne sur le site de L’Echo.
Iweps (2024, 1er septembre). Les emplois vacants en Wallonie. En ligne sur le site de l’Iweps.
MR (2024, 3 octobre). La gratuité, une obsession de la Gauche. En ligne sur le site du MR.
Portail des Droits de l’Enfant (2024). La pauvreté en Belgique et la pauvreté infantile. En ligne sur le Portail des Droits de l’Enfant.
Strale, M. (2018, 25 juillet). Fraude fiscale et sociale : des chiffres pour une remise en perspective. En ligne sur le site de l’Observatoire belge des inégalités.
Notes
- … alors qu’une enquête de la Ligue des familles révélait qu’environ une école sur cinq ne respectait pas le décret (10% des écoles continuent par exemple de fournir des listes de rentrée, ce qui est pourtant interdit). ↑
- https://derijkstebelgen.be/vermogende/ackermans-van-haaren ↑