Si l’Aped n’a jamais dissimulé un regard critique sur le Pacte d’Excellence, nous avons toujours affirmé que s’il ne fallait retenir qu’un élément positif, ce serait les avancées en termes de tronc commun (TC). Certes, nous y mettions d’importants bémols. Ce projet de TC n’était en effet pas accompagné de mesures efficaces pour lutter contre le marché scolaire, avec comme conséquence la perpétuation des ségrégations. Or, on sait qu’elles représentent la cause principale des inégalités de résultats de notre système scolaire. Les aspects bénéfiques du TC seraient donc fortement limités[1]. Il y avait aussi, pour ajouter à notre scepticisme, la timidité de la formation polytechnique prévue dans le tronc commun. Mais tout de même, l’allongement d’une année, combiné à la suppression des options et des filières différenciées, allait dans le bon sens.
Un article initialement publié dans L’École démocratique, n°98, juin 2024 (pp. 24-25).
Or que se passe-t-il ?
Alors que la logique du TC appelle à la suppression du CEB en tant qu’épreuve certificative, le gouvernement sortant n’a pas réussi à se mettre d’accord sur cette mesure. Quid donc du CEB dans deux ans, quand la première cohorte concernée par le TC arrivera en 6ème primaire ? S’il est maintenu en tant que tel, que fera-t-on des élèves qui ne l’ont pas obtenu ? Mystère.
Sortie par la porte, l’approche orientante revient par la fenêtre
Mais il y a sans doute pire. Dans le tumulte de la fin de législature, un projet de décret du gouvernement a été adopté sans attirer beaucoup l’attention. Pourtant, il pourrait bien « tuer » ce qu’il restait de positif dans le TC. Il s’agit de ce qu’on a appelé pudiquement « l’approche orientante ». Bien sûr, personne ne niera qu’au moment de faire des choix, chaque jeune doit pouvoir agir en connaissance de cause. Il est donc utile de pouvoir bénéficier d’une connaissance objective des orientations professionnelles possibles et des différentes filières envisageables. Cependant, ici, on a un peu l’impression, à lire l’exposé des motifs, que l’orientation est la seule raison d’être de l’école. Ce qui n’est évidemment pas notre point de vue. Pour nous, le plus important, c’est d’apporter un socle commun à tous les jeunes, qui leur permette d’accéder aux clés de compréhension du Monde. En saisir les enjeux environnementaux, sociaux, économiques, climatiques. En appréhender l’histoire. Permettre une compréhension – aux sens propre et figuré – entre les peuples. Apprendre à débattre, écouter, s’exprimer clairement, structurer sa pensée. S’approprier des valeurs et savoir les défendre. Or, ce décret fait de la seule orientation une véritable obsession.
Concrètement ? Durant les trois premières années, chaque école secondaire aura l’obligation de consacrer au moins 128 heures à l’orientation. 128 heures de cours, c’est énorme ! Est-ce que ça va se faire pendant les cours se trouvant dans la grille horaire ? Est-ce qu’il faut en laisser tomber certains pour les remplacer par des « activités orientantes » ? Chaque école fera comme bon lui semble. Mais le pire, c’est que, s’il existe bien une balise inférieure (au moins 128 heures), il n’y a pas de limite supérieure. Aucun maximum donc ! Dès lors, que risque-t-il fort de se passer ? En l’absence de balise, les écoles vont clairement se profiler en fonction des options qu’elles organisent au-delà du tronc commun. Notez que le décret prévoit quand même qu’elles ne peuvent pas informer les élèves « que » sur ce qu’elles proposent. Et c’est tout ! Aucun autre repère concret. Y a-t-il pire hypocrisie ? Il est évident que chaque école fera de l’information globale comme certains font du pâté d’alouettes : une alouette, un cheval… C’est tellement prévisible, dans ce que l’on peut appeler un marché scolaire ! Nous avons toujours regretté que l’extension du TC ne se traduise pas dans la création d’écoles de tronc commun (une séparation entre les écoles qui organisent la formation commune et celles qui s’occupent de la formation optionnelle). On voit ici à quel point une telle distinction serait importante si l’on veut une authentique formation générale et polytechnique commune avant l’orientation professionnelle.
Opération portes ouvertes au privé
Et pour finir d’achever le tronc commun, il n’y a pas de véritable garde-fou non plus pour l’intervention du secteur privé. Puisqu’on peut lire textuellement en commentaire d’article : « les partenaires externes des activités d’orientation sont généralement des organismes privés (marchands ou non marchands) sensibles à la question de l’orientation et à la spécificité du public scolaire (entreprises par exemple) ». Ne serait-ce pas le dernier clou dans le cercueil du TC ? En tout cas, ça y ressemble fort. J’avoue ne pas comprendre pourquoi le PS et Ecolo ont fait un tel cadeau au MR. Car Stéphanie Cortisse, députée MR, ne s’en est pas cachée en commission : oui, c’est un texte sur lequel les libéraux ont mis la pression pour qu’il soit voté. Pourquoi d’ailleurs s’empresser en fin de législature de voter un texte qui n’aura d’effet que quand le TC arrivera au niveau du secondaire, soit à la rentrée 2026 ? Il apparaît d’ailleurs clairement que le projet n’est pas mûr, puisqu’on lit par exemple dans l’exposé des motifs que « ce chantier doit encore être instruit ». Alors, pourquoi se précipiter pour institutionnaliser ce qui apparaît comme un recul majeur par rapport au principe du tronc commun ? Comprenne qui pourra…
Notes
- Les comparaisons internationales montrent que ce sont les pays qui allient à la fois un TC de longue durée ET une régulation forte du marché scolaire qui sont efficaces. Notre analyse des données PISA 2022 le prouve : davantage de marché scolaire, c’est aussi davantage de ségrégation et d’inégalité. N Hirtt (2024) ↑