Notre analyse des données PISA 2022 le prouve : davantage de marché scolaire, c’est aussi davantage de ségrégation et d’inégalité

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Plus l’enseignement est organisé sur une base libérale, comme un quasi-marché, plus il y a de ségrégations et d’inégalités de résultats. C’est la leçon d’une nouvelle recherche autonome, menée par le service d’étude de l’Aped[1], sur base des données de l’enquête PISA 2022.

 

 


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La vidéo du webinaire consacré à cette étude est disponible ici.


 

Qu’est-ce qu’un quasi-marché scolaire ?

La façon dont les élèves sont distribués entre les différents établissements scolaires est très variable d’un pays à l’autre. Dans certains cas, la procédure est stricte : on ne peut fréquenter que l’école publique la plus proche de son domicile, sans quoi il faut aller dans l’enseignement privé. Ailleurs on se voit d’abord proposer un établissement public, mais les parents sont plus ou moins libres d’en choisir un autre, sous réserve de places disponibles. Dans quelques rares pays, notamment en Belgique, on ne propose aucune école aux parents : à eux de se débrouiller pour trouver une place dans un établissement. La nature de l’enseignement privé est également très variable. Dans beaucoup de pays, l’enseignement privé est rare et coûteux, donc réservé à une petite minorité de parents fortunés. Ailleurs il est beaucoup plus développé, voire majoritaire. Il est alors souvent subventionné par l’État, en échange d’une certaine régulation en matière de programmes d’études. C’est le cas en Belgique, où l’ « enseignement libre » peut être qualifié de semi-public. Une autre différence entre pays est le degré de liberté laissé aux écoles pour inscrire ou non les élèves. Dans certains cas cette liberté est très réduite, voire nulle : les écoles doivent accepter tout le monde, en donnant toutefois la priorité aux élèves qui ont été « affectés » à cet établissement ou qui sont domiciliés dans sa « zone de recrutement ».

On a donc des pays où l’affectation des élèves aux écoles est très strictement régulée et d’autres où elle s’apparente à une sorte de libre marché. Sur un marché ordinaire, celui de l’automobile par exemple, le client est libre de choisir sa marque et son modèle ; les marques sont libres d’installer des concessionnaires où elles le veulent et de vendre à qui elles veulent ; et plus une marque a de clients, plus elle gagne de l’argent.

Sur un marché éducatif, les parents et les élèves (les « clients ») sont libres de choisir leur école ; les écoles (les « marques » ) sont libres de proposer l’enseignement qu’elles souhaitent, où elles le souhaitent et à qui elles le souhaitent ; et plus une école recrute d’élèves (de « clients ») plus elle aura de moyens financiers et humains.

Quand un enseignement public ou financé par les pouvoirs publics est organisé de cette façon, on parle plutôt de « quasi-marché ». Car il y a une différence notable avec un marché ordinaire, à savoir que ce n’est pas le « client » qui paie directement son « fournisseur », mais que le paiement du service se fait par l’intermédiaire d’un tiers : l’État. Les parents paient des impôts à l’État et celui-ci finance les écoles plus ou moins proportionnellement au nombre d’élèves qu’elles recrutent.

En réalité, les choses sont évidemment plus complexes. Aucun pays n’a un quasi-marché scolaire « pur », car il existe toujours l’une ou l’autre forme de régulation (comme par exemple les décrets inscription pour la première année secondaire en Fédération Wallonie-Bruxelles). Inversement, il n’y a pas de pays où tous les élèves seraient d’office et obligatoirement affectés à une école sans aucune possibilité d’en changer. En revanche, il est certain que le degré de libre marché scolaire est très variable d’un pays à l’autre.

Quelle relation entre quasi-marché et inégalités ?

De très nombreuses recherches tendent à montrer que, lorsqu’il y a plus de marché scolaire, lorsqu’en d’autres mots le libre choix des parents se combine à une autonomie plus grande des écoles en matière « d’offre scolaire », cela conduit généralement à une ségrégation sociale accrue et, partant, à des inégalités sociales accrues en termes de résultats scolaires.

En Angleterre par exemple, où des politiques libérales ont été mises à l’honneur à partir du Education Reform Act de 1988, les chercheurs ont pu observer une croissance parallèle des phénomènes de ségrégation et de ghettoïsation.

La Suède, jadis réputée pour le haut niveau d’équité de son système éducatif, a introduit des politiques de libre marché scolaire au cours des dernières décennies. Plusieurs études soulignent que cela a conduit, là aussi, à une augmentation de la ségrégation et des inégalités. Le même phénomène a été observé, plus récemment et dans une moindre mesure, en Finlande. Au contraire, la Norvège, qui a conservé un système contraignant d’affectation des élèves aux écoles, reste l’un des « bons élèves » en matière d’équité scolaire.

La Belgique est l’un des pays où l’organisation du système éducatif est la plus concurrentielle. Ceci est le fruit de conditions historiques particulières à notre pays, en particulier les deux « guerres scolaires ». Mais la Belgique se caractérise aussi par de très grands niveaux de ségrégation sociale ainsi que d’écarts sociaux dans les tests PISA. Diverses politiques ont déjà été tentées ou sont mises en oeuvre actuellement pour tenter de combattre ces inégalités, comme par exemple le « Pacte d’Excellence » en Fédération Wallonie-Bruxelles. Mais ces politiques évitent généralement de s’attaquer au quasi-marché scolaire belge. Cela est-il judicieux ? Est-il réaliste d’espérer démocratiser la réussite scolaire tout en conservant nos réseaux concurrents et l’obligation faite aux parents de trouver eux-mêmes une école pour leur enfant ?

La réponse à cette question suppose de pouvoir quantifier l’impact du quasi-marché sur l’équité scolaire. C’est à cet exercice que nous nous sommes attaqués en utilisant les données issues de la récente enquête PISA 2022.

Le principe général de cette étude est simple. Nous utilisons d’abord les données PISA pour construire trois indicateurs :

  • Un indice d’inégalité sociale scolaire, qui répond à la question : « dans quelle mesure les performances cognitives sont-elles dépendantes de l’origine sociale des élèves ? »
  • Un indicateur de ségrégation sociale, qui répond à la question : « dans quelle mesure les élèves sont-ils séparés dans des écoles distinctes, selon leur origine sociale ? »
  • Un indicateur du degré de libre marché scolaire, qui répond à la question : « dans quelle mesure le système éducatif est-il organisé sur le modèle d’un quasi-marché ? »

Nous calculons ces trois indicateurs pour chacun des pays européens.

Enfin, nous comparons ces trois indicateurs entre eux afin de déterminer s’il existe une corrélation plus ou moins forte entre le quasi-marché scolaire d’une part, la ségrégation sociale et l’inégalité sociale scolaire d’autre part.

Comment mesurer l’inégalité sociale à l’école ?

Dans l’enquête PISA, chaque élève obtient non seulement un « score » aux tests en mathématique, en science et en lecture. Il se voit aussi assigner un « statut économique, social et culturel » (ESCS) basé sur de nombreux indicateurs comme la profession des parents, leur niveau d’études, les caractéristiques de leur domicile, etc. Ainsi on peut étudier s’il existe une relation statistique entre l’origine sociale des élèves et leurs performances aux tests.

Figure 1

Dans le « nuage de points » de la figure 1, chaque petit point représente un élève belge ayant participé aux tests PISA. L’abscisse (axe horizontal) représente leur origine sociale, c’est-à-dire leur indice ESCS. L’ordonnée (axe vertical) est leur niveau de « performance » aux tests PISA (moyenne de leur score en math, sciences et lecture).

On observe que plus on se dirige vers la droite (élèves plus riches) plus on s’élève dans le graphique (meilleures performances aux tests). Et inversement. La droite qui traverse le graphique en montant depuis le coin inférieur gauche s’appelle la droite de régression. Elle indique la tendance générale du lien entre l’indice socio-économique et la performance aux tests. Plus cette droite est fortement inclinée, plus ce lien est important.

Mais on remarque aussi que la relation entre l’origine sociale et le niveau cognitif n’est pas du tout automatique. De nombreux élèves pauvres obtiennent de bons scores et de nombreux élèves riches ont des performances médiocres. Cela se traduit par une dispersion des points au-dessus et en-dessous de la droite de régression.

Une mesure de l’inégalité sociale scolaire doit donc prendre en compte ces deux aspects :

  • d’une part la pente du nuage de points (c’est-à-dire comment le score PISA moyen varie avec l’indice socio-économique).
  • d’autre part le resserrement plus ou moins important des points autour de cette droite de régression (que l’on peut quantifier au moyen d’un calcul qui s’appelle le « coefficient de détermination statistique »).

Une grande inégalité sociale scolaire se caractérise à la fois par une forte pente et par un coefficient de détermination élevé. En d’autres mots, il suffit que l’une de ces deux mesures soit proche de zéro, pour que l’on puisse conclure à un faible impact de l’origine sociale des élèves sur leurs performances scolaires. Voilà pourquoi nous calculons l’indice d’inégalité scolaire en retenant le produit de ces deux mesures.[2]

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Figure 2

La figure 2 indique les valeurs ainsi obtenues pour les pays européens. Les résultats de la Belgique ont été scindés en FWB (Fédération Wallonie-Bruxelles, soit l’enseignement francophone) et VLG (Vlaamse Gemeenschap, l’enseignement néerlandophone). On remarque que les deux communautés belges appartiennent aux systèmes éducatifs les plus inégalitaires. Néanmoins, le score de la Flandre est un peu meilleur que celui de la FWB (voir encadré: « Des inégalités qui se creusent partout, …sauf en Flandre »)

Comment mesurer la ségrégation sociale ?

Pour mesurer la ségrégation sociale scolaire, nous commençons par identifier, dans la base de données PISA, des « établissements ghettos ». Nous appelons ainsi les écoles ayant une concentration anormalement élevée d’enfants pauvres (« ghettos de pauvres ») ou d’enfants riches (« ghettos de riches »).[3]

La figure 3 indique le pourcentage d’élèves qui fréquentent de telles « écoles ghettos ».

Notre mesure de la ségrégation sociale est la somme de ces deux pourcentages. ou, ce qui revient au même, la probabilité qu’un élève fréquente une école ghetto (qu’elle soit de riches ou de pauvres).

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Figure 3

Quelle est la relation entre ségrégation et inégalités scolaires ?

On observe une nette corrélation entre la ghettoïsation scolaire et l’inégalité de résultats. Ceci est illustré à la figure 4. Les principaux pays européens (et les communauté belges) y sont rangés suivant leur degré de ségrégation sociale en abscisse (axe horizontal) et leur indice d’inégalité en ordonnée (axe vertical). On voit fort bien que l’inégalité sociale des performances scolaires est étroitement corrélée à la ségrégation sociale entre écoles de riches et écoles de pauvres.

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Figure 4

Cette corrélation peut être mesurée au moyen d’un calcul statistique appelé « régression linaire » et qui nous fournit un « coefficient de corrélation ». Pour l’ensemble des pays européens celui-ci vaut r = + 0,660. Notez que r est toujours compris entre +1 et -1. Un r positif signifie que plus de ségrégation égale plus d’inégalité. Des valeurs de r supérieures à 0,5 (ou inférieures à -0,5) indiquent de fortes corrélations. On utilise aussi le carré du coefficient de corrélation, noté R2, qui s’appelle le « coefficient de détermination statistique ». Il s’écrit souvent sous forme de pourcentage. Ici R2 = 44% pour l’ensemble des pays européens. Cela signifie que les écarts entre pays en matière d’inégalité scolaire s’expliquent pour 44% par l’indice de ségrégation.

Si on laisse de côté les pays les plus petits (donc les moins significatifs, statistiquement) et qu’on se limite aux 22 principaux systèmes éducatifs européens[4], ceux représentés sur le graphique, alors r grimpe à +0,717 (R2 = 51,4%).

Différents mécanismes peuvent expliquer cette corrélation. Certaines études montrent par exemple l’existence de ce qu’on appelle des « effets de pairs » : le fait que les performances scolaires d’un élève sont fortement influencées par le « niveau moyen » des élèves du groupe (classe ou école, par exemple) avec lequel il interagit. D’autres études montrent que les enseignants adaptent aussi leurs ambitions éducatives à ce « niveau de la classe » ainsi qu’aux attentes des parents.

Il faut cependant rester prudents, car la relation causale entre ségrégation et inégalité ne va pas forcément dans un seul sens. On pourrait en effet supposer qu’une plus grande inégalité sociale scolaire (résultant par exemple de mauvais choix pédagogiques ou d’un déficit de financement) conduirait les parents de milieux favorisés à rechercher davantage encore une école de « l’entre-soi » et résulterait donc en une plus forte ghettoïsation scolaire.

Comment mesurer le quasi-marché scolaire ?

Il est évidemment difficile de réduire la complexité et la diversité des marchés scolaires à une unique variable numérique. Et le faire avec la base de données PISA 2022 est rendu particulièrement ardu parce que tous les pays n’ont pas participé à l’ensemble de l’étude : certains n’ont par exemple pas fait compléter les questionnaires « parents » ou ont choisi de ne pas rendre publiques certaines réponses (comme le réseau auquel appartient une école, qui n’est pas mentionné dans les données pour la Belgique).

Nous avons tout de même pu trouver, dans ces données PISA, trois variables qui sont représentatives de trois aspects essentiels d’un quasi-marché scolaire. Il s’agit de trois items de la question n°12 du questionnaire des chefs d’établissement :

« Dans quelle mesure tient-on compte des facteurs suivants pour admettre un élève dans votre établissement ? »

  • « Domicile dans une entité géographique déterminée »
  • « Adhésion des parents ou tuteurs à la « philosophie » pédagogique ou religieuse de l’établissement »
  • « Dossier scolaire de l’élève avec ses résultats »

À ces trois questions, les chefs d’établissements pouvaient répondre « Jamais », « Parfois » ou « Toujours »

Nous émettons l’hypothèse qu’un grand nombre de réponses « Jamais » à la première question (prise en compte du domicile) est le signe d’une faible régulation du choix des parents ; et inversement pour un grand nombre de « Toujours ».

Deuxièmement, nous considérons qu’un nombre élevé de réponses « Toujours » à la deuxième question (adhésion à l’orientation religieuse ou pédagogique) signifie que le système éducatif est caractérisé par un nombre important d’établissements privés et que ceux-ci affichent une forte identité ; inversement, un nombre élevé de « Jamais » est le signe d’un important réseau public, offrant une scolarité sans orientation philosophique marquée.

Enfin, nous supposons qu’un taux élevé de réponses « Toujours » à la troisième question (prise en compte des résultats scolaires antérieurs) signifie que les établissements scolaires ont la possibilité de se positionner plus librement sur le marché scolaire et de placer la « barre » plus ou moins haut pour le recrutement des élèves.

Ces trois variables correspondent donc à trois aspects centraux d’un « libre marché » :

  • La liberté de choix du client (des parents)
  • La libre concurrence (réseaux)
  • La liberté de l’offre (sélection à l’entrée)

Nous avons donc combiné ces trois variables pour constituer un unique « indice de quasi-marché ». La figure 5 fournit les résultats finalement obtenus pour les principaux pays européens.

Les valeurs positives indiquent les pays ou systèmes éducatifs qui ont un marché scolaire plus libéral ; les valeurs négatives correspondent aux systèmes qui sont davantage régulés.

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Figure 5

Le quasi-marché engendre-t-il de la ségrégation sociale ?

Le quasi-marché scolaire produit-il de la ségrégation sociale ? Sur le plan théorique, cette question est fort débattue. D’une part, on peut supposer que le « libre choix » des parents favorisera les réflexes de « l’entre-soi » : ils auront tendance à chercher une école où l’enfant retrouvera des gens de « son milieu », de la famille, des amis, des collègues des parents… Mais d’un autre côté une liberté de choix réduite enferme l’enfant dans le carcan social de son quartier. Qu’est-ce qui l’emporte ?

Pour le savoir, le graphique de la figure 6 compare nos indices de quasi-marché et de ségrégation sociale. Il n’y a aucun doute possible : les pays et systèmes d’enseignement qui ont le plus de marché scolaire (comme les deux Communautés belges) sont aussi ceux où les élèves sont le plus fortement séparés en écoles de riches et écoles de pauvres. Inversement, les pays où il y a peu de ségrégation sont presque tous des pays où il y a peu de marché scolaire.

Traduit en chiffres, cela donne une corrélation r = +0,680 (R2= 46,2%) pour l’ensemble des pays européens et r = +0,776 (R2= 60,2%) si l’on se limite aux plus grands systèmes d’enseignement.

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Figure 6

Soulignons que, dans ce cas-ci, le sens de la relation causale ne fait guère de doute. Le degré de libre marché scolaire reflète des caractéristiques organisationnelles et structurelles. Celles-ci résultent de choix politiques ou de conditions historiques qui préexistent aux ségrégations observées et ne peuvent donc en être une conséquence.

Le quasi-marché est-il une cause importante d’inégalité sociale scolaire ?

Le graphique de la figure 7 montre que, pour les pays européens les plus importants, il existe également une corrélation étroite entre le degré de marché scolaire et l’indice d’inégalité sociale (r = +0,643, R2 = 41,4%). En d’autres termes, les écarts intra-européens en matière de marché scolaire peuvent expliquer jusqu’à 41% des différences sur le plan de l’équité. Pour l’ensemble des pays, donc y compris certains petits pays moins représentatifs, r = +0,474 (R2 = 22,5%).

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Figure 7

Ce graphique illustre bien comment les principaux systèmes éducatifs européens se divisent en deux grandes catégories :

  • ceux, en bas à gauche, caractérisés par une forte régulation du marché scolaire (peu d’enseignement privé, peu de liberté de recrutement pour les écoles, un choix parental plus encadré) et où les inégalités sociales scolaires sont relativement faibles. On y trouve, sans surprise, la Norvège et la Finlande, mais aussi la Grèce, le Portugal et, plus étonnamment, l’Espagne et le Royaume Uni.
  • ceux, en haut à droite, organisant les inscriptions selon un libre marché scolaire (offre et demande) et où les inégalités sociales scolaires s’avèrent importantes. Les deux Communauté belges, les Pays-Bas et un certain nombre de pays de l’Est (Hongrie, Bulgarie, Roumanie,…) appartiennent à cette catégorie.

Quelques pays échappent toutefois à cette classification. C’est le cas, en particulier, de la Suisse et de la France, qui affichent un haut degré d’inégalité sociale malgré un marché scolaire assez régulé. Inversement, l’Italie obtient de bons scores en matière d’équité, malgré un marché scolaire un peu plus libéral que celui de la plupart des pays scandinaves. On notera aussi la position de la Suède, qui confirme son évolution progressive vers plus de ségrégation et d’inégalité sociale, conséquence, probablement, d’une organisation de plus en plus libérale de son marché scolaire.

La compétition fait-elle monter le niveau ?

Les défenseurs du libre marché scolaire avancent souvent que, s’ils ne contestent pas son impact sur l’équité des systèmes éducatifs, ils l’estiment néanmoins souhaitable parce qu’une « saine émulation » entre écoles contribuerait à améliorer les résultats globaux. Il est donc intéressant de vérifier si davantage de libre marché conduit effectivement à une élévation du score PISA moyen.

La figure 8 montre qu’il n’en est absolument rien. Notre indice de quasi-marché n’est pas du tout corrélé positivement avec les performances PISA moyennes. Ce n’est le cas ni pour les principaux pays européens (R2=1,68%) ni pour l’ensemble de ces pays (r = -0,11 ; R2=1,31%).

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Figure 8

Conclusion : de l’importance de réguler le marché

Notre mesure du quasi-marché scolaire est évidemment un peu « rudimentaire ». Pourtant, malgré cela, on observe une très nette corrélation, tant avec la ségrégation sociale qu’avec l’inégalité sociale des acquis, tels que mesurés par PISA. On peut supposer qu’une mesure plus fine du quasi-marché, prenant davantage en compte la complexité des différences d’organisation entre systèmes éducatifs, aboutirait probablement à des coefficients de corrélation encore plus importants.

Et puisque les caractéristiques structurelles des systèmes éducatifs existaient généralement avant l’entrée à l’école des élèves évalués par PISA, on peut, sans le moindre doute, interpréter cette corrélation en termes de causalité : l’organisation de l’enseignement en libre marché scolaire est une des causes majeures de la ségrégation sociale scolaire et des inégalités sociales de performances.

Les coefficients de détermination statistique montrent que les différences en termes de régulation ou de liberté du marché scolaire expliquent jusqu’à 40% de la variance des niveaux d’équité et jusqu’à 50% de la variance des niveaux de ségrégation au niveau des principaux systèmes éducatifs européens.

Notre étude a également montré l’existence d’une très importante corrélation (r = +0,767) entre ségrégation et inégalité ce qui, combiné aux résultats ci-dessus, signifie qu’il y a nécessairement une forte relation causale de la ségrégation sur l’inégalité. Qui plus est, la ségrégation sociale signifie aussi que les enfants de différents milieux, cultures, ethnies…, sont éduqués dans des lieux séparés. Un tel « apartheid » constitue un important déni de démocratie.

On a donc deux excellentes raisons de combattre la ghettoïsation scolaire. Mais comment faire ? Comment réguler le marché scolaire le plus efficacement possible ?

S’agissant de la Belgique, il faut évidemment abandonner cette particularité étrange de notre pays où l’on s’obstine à obliger les parents à trouver eux-mêmes une école pour leur enfant. On a remplacé la liberté de choix par l’obligation de choix. Le strict minimum consisterait à proposer à chaque enfant une place garantie dans une école, quitte à laisser aux parents la liberté d’accepter ou de refuser cette proposition. Mais si un tel système est basé uniquement sur la proximité, alors on n’empêchera pas le tissu scolaire de recopier les ségrégations sociales résidentielles : les enfants des quartiers riches iront dans des écoles de riches et les enfants des quartiers pauvres dans des ghettos de pauvres. Comment empêcher ou limiter cela ? En proposant une école aux parents, non pas sur base de la seule proximité du domicile, mais en cherchant aussi à maximiser la mixité sociale dans tous les établissements. Une simulation pour Bruxelles a démontré la faisabilité technique de ce projet. Il fait l’objet d’une initiative citoyenne qui a déjà reçu l’appui de dizaines de personnalités, associations, syndicats…[5]


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Notes

  1. Nico Hirtt et Olivier Mottint, Impact du quasi-marché scolaire sur l’équité des systèmes éducatifs européens, Aped, mars 2024
  2. Notre indice est en réalité le logarithme de ce produit parce qu’il assure une meilleure linéarité dans les analyses ultérieures. La formule est donc : , où ß est la pente de la régression et R2 le coefficient de détermination statistique.
  3. Concrètement, il s’agit des écoles dont l’indice socio-économique s’éloigne de plus d’un demi écart-type de l’indice socio-économique du pays (ou de la communauté, dans le cas de la Belgique).
  4. Plus précisément, nous avons retenu les 21 pays européens comptant au moins 50.000 élèves de 15 ans (total des effectifs de l’échantillon PISA après pondération). La Belgique a été scindée en deux pour cette étude, qui porte donc sur 22 systèmes éducatifs (l’enseignement francophone et flamand, comptent chacun plus de 50.000 élèves de 15 ans).
  5. Voir: « Une place pour chaque enfant dans une bonne école » (https://www.skolo.org/2023/10/16/initiative-citoyenne-une-place-pour-chaque-enfant-dans-une-bonne-ecole/)

 

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.