Il y a du changement en vue dans la formation initiale des enseignants, passant de trois à quatre ans. En 2011, une vaste opération d’évaluation de celle-ci avait été menée dans notre Communauté française de Belgique. Sollicité parmi beaucoup d’autres acteurs, l’Aped avait remis un avis dont voici les grandes lignes. Histoire de mesurer ce que vaut réellement la réforme qui se met en place… 12 années plus tard.
Un article initialement publié dans L’École démocratique, n°94, juin 2023 (pp. 7-9).
A l’époque, nous nous montrions très circonspects. Nulle part, en effet, dans le discours officiel, il n’était fait mention d’autre chose que de “mieux outiller les futurs enseignants face à l’évolution de la société”. Ce qui, pour nous, n’est pas la finalité de l’Ecole. Au contraire, elle doit outiller les enfants pour comprendre le monde et être à même de le changer, autrement dit à y exercer une pleine citoyenneté. En amont, en toute logique, la formation des enseignants doit aller dans ce sens. Notre appréhension était d’autant plus grande que l’idée de réformer la formation initiale s’inscrivait dans un contexte marqué par l’idéologie et les avancées néolibérales.
Le courant qui dominait l’Ecole d’alors l’écrase encore de tout son poids de nos jours. Nous parlons de sa marchandisation : privatisations, soumission de l’institution scolaire aux “impératifs économiques”, logique de l’approche-métier, extension de l’alternance, CPU, compétences, etc.
Le projet de refonte de la formation initiale s’inscrivait dans le droit fil des politiques européennes, qui visaient à créer le vaste marché fantasmé par les milieux d’affaires. Une logique d’ailleurs omniprésente dans la Déclaration de politique communautaire de l’époque : « L’enseignement doit évoluer avec le monde qui l’entoure. En même temps, le monde économique a besoin de l’enseignement pour engager des personnels compétents compte tenu des départs à la pension qui s’annoncent et de l’émergence de nouveaux métiers. La collaboration entre ces deux mondes doit donc se renforcer, que ce soit à travers la formation aux métiers en pénurie, l’ancrage de la formation en cours de carrière des enseignants dans la réalité des métiers ou les instances de dialogue et de collaboration (Service francophone des métiers et des qualifications, bassins de vie, Service Ecoles – Entreprises, etc.). » (DPC 2009-2014, p. 62, c’est nous qui soulignons).
L’Aped avait néanmoins décidé de participer à la démarche d’évaluation (EFI). Pour prendre position et formuler des observations et des propositions. Mais non sans poser une série de préalables.
Premier préalable : la citoyenneté critique comme finalité
A quoi doit servir l’Ecole ? Il ne peut être question de réformer la formation initiale des enseignants sans poser la question des finalités de l’enseignement. S’il s’agit in fine de poursuivre l’objectif européen de devenir “l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde”, il ne faut pas compter sur l’Aped pour la soutenir. Certes, l’Ecole peut contribuer à l’épanouissement individuel de chaque jeune. Elle prépare également à exercer un métier. Mais elle est surtout, en tant que service public, le lieu par excellence où doit se construire la citoyenneté critique.
Deuxième préalable : en finir avec la catastrophe scolaire belge
L’autre problème de l’école en FWB est qu’elle creuse les inégalités sociales (avec, à la sortie, une masse de jeunes quasiment incultes). Réformer la formation initiale des enseignants sans s’attaquer d’abord aux causes de notre catastrophe scolaire n’aurait qu’un impact très marginal. Ces causes sont bien connues : des moyens insuffisants dans l’enseignement fondamental (surtout, mais pas que là), une ségrégation précoce en filières hiérarchisées, et les mécanismes du quasi marché scolaire. A quoi s’ajoute l’instrumentalisation de l’école par des pouvoirs économiques dont les intérêts sont diamétralement opposés au décret « Missions ». L’approche par compétences, un des avatars de cette mainmise économique, n’est d’ailleurs pas sans lien avec les inégalités de résultats.
Pour nous, l’objectif est l’égalité de résultats. Depuis 2006, nous portons la proposition alternative, globale et cohérente, d’une « Ecole commune ». Nous continuons de croire qu’elle est un passage obligé.
Troisième préalable : un refinancement sans hold-up social
Une réforme de la formation des enseignants sans un refinancement massif serait, d’une part, source d’injustices, et, d’autre part, infructueuse.
D’abord parce que l’enseignement manque déjà cruellement de moyens. De plus, attirer et garder dans la profession des personnes de qualité, ça passe aussi par les salaires et les conditions matérielles qu’on leur octroie. Par ailleurs, en cas d’allongement des études pédagogiques, il faut aussi une intervention publique dans le coût des études des étudiants d’origine modeste. Autre conséquence d’un allongement : niveau « master » pour tous = traitement de « master » pour tous.
Un refinancement très substantiel est donc incontournable. Et il ne peut en aucun cas venir d’un hold-up social (autofinancement) : par exemple, des économies sur les formules de DPPR, une modération salariale, une réduction des effectifs ou des subsides de fonctionnement, une dégradation des conditions de travail, etc. Autant de mesures antisociales qui réduiraient à néant les chances de réussite d’une quelconque réforme.
L’investissement doit impérativement venir d’un refinancement (sur un impôt plus juste, grosses fortunes, suppression des intérêts notionnels, etc.) Rappelons ici notre revendication historique : 7% du PIB, comme au tournant des années ‘80.
Quatrième préalable : de la cohérence
Une refonte de la formation initiale des enseignants n’a aucune pertinence dans un système scolaire restant aussi incohérent : barrières et inégalités entre les niveaux, les filières, les réseaux, solitude de l’enseignant, etc.
Tous les enseignants, du maternel au supérieur (en ce compris les enseignants du supérieur pédagogique), quel(s) que soi(en)t leur(s) cours, doivent avoir la formation de base commune (connaissance du système scolaire, approche matérialiste, pédagogie, etc.). Tous doivent apprendre à travailler dans une cohésion collective (même s’il y a pluralité d’options philosophiques et politiques).
Les programmes – des élèves et des futurs enseignants – doivent être plus rigoureux et lisibles (abandon de l’APC et de ses traits technocratiques et bureaucratiques). En reconnaissant néanmoins l’enseignant praticien, chercheur et créatif.
Il faut aussi mettre fin aux différences entre réseaux, soit harmoniser l’enseignement en un seul et unique réseau, forcément public.
Etat des lieux et propositions
Au-delà de ces préalables, quelles étaient et sont toujours, selon nous, les principales carences de la formation des enseignants ? Et les grandes lignes des solutions qu’il conviendrait d’y apporter ?
De l’idéalisme et du cynisme… à la citoyenneté critique
Comprendre le monde pour le changer, répétons-nous. Force est de constater qu’il reste un sacré travail à accomplir ! Les stagiaires (et leurs enseignants) débarquent trop souvent dans les écoles avec une approche idéaliste, voire désincarnée du métier. Sans conscience des contradictions du système, du corset matériel dans lequel il étouffe, des réalités vécues par ses différents publics, en un mot de l’impossible mission qui leur est demandée. Trop peu d’enseignants abordent le métier en étant conscients de leur positionnement idéologique (pourquoi enseigner, à quoi sert l’école ?), la majorité d’entre eux se complaisant dans une définition consensuelle et molle de la citoyenneté, sans réel esprit critique (la société actuelle étant, selon eux, la seule possible, ils entretiennent l’illusion qu’il serait possible d’enseigner en restant politiquement neutre). Illusions ! Plus toxiques encore, quelques clichés qui ont la peau dure : la théorie des dons, l’efficacité de la sélection et de l’élitisme, du redoublement, voire même parfois des convictions xénophobes, sexistes, un mépris de classe sociale….
L’Aped en appelle à une approche matérialiste, philosophique, politique et progressiste du métier.
Matérialiste : tous les enseignants doivent connaître l’histoire de l’enseignement, les différentes politiques d’enseignement possibles et leurs résultats respectifs, les moyens qui lui sont réellement octroyés, ses structures, le rapport entre résultats scolaires et déterminants sociaux, etc.
Philosophique et politique : il faut à tous un cours de philo, une connaissance des principaux courants politiques et socioéconomiques – capitalisme/néolibéralisme, keynésianisme, socialisme/communisme -, une approche critique de la « démocratie » de marché, une réflexion sur l’impossibilité d’une neutralité politique, sur les valeurs philosophiques et politiques qui sous-tendent les différentes politiques d’éducation, sur le droit à la critique et à la résistance – par rapport à des prescrits sources d’inégalités, par exemple -, une familiarisation aux outils d’analyse statistique, historique, etc.
Progressiste : la formation initiale devra déconstruire les clichés obscurantistes et construire les notions d’éducabilité de tous, de l’intérêt de la mixité sociale, de l’apprentissage par les pairs, de l’interculturalité, etc.
Pratiques pédagogiques : retrouver un équilibre
On nage en plein dogmatisme de l’approche par compétences, et en plein relativisme du « feu d’artifice » permanent de l’animation (où toutes les méthodes se vaudraient, tant que les jeunes « accrochent »). Tout ça au détriment d’une véritable relation pédagogique, visant à atteindre des objectifs cognitifs.
Nous prônons depuis des années un équilibre dans les pratiques. Les futurs enseignants doivent être préparés à une large autonomie en la matière. Ça suppose une vaste connaissance des pédagogies et méthodologies, une réhabilitation des sciences de l’éducation, une option pour les pédagogies qui construisent du sens… Pour les apprentis enseignants, des allers-retours entre terrain et recul réflexif, des formules collectives d’accompagnement dans les établissements. Pour les formateurs d’enseignants, il s’agira de sortir de leur tour d’ivoire, par le biais de collaborations beaucoup plus étroites entre eux, les stagiaires et les enseignants de terrain (pourquoi pas en construisant et en expérimentant des séries de cours).
Des enseignants plus forts dans leurs matières
La formation est souvent trop légère dans les matières (disciplinaires). Une évidence pour les régents, mais pas que pour eux. En effet, à tous les niveaux, l’approche par compétences « mange » une énergie et un temps fous, au détriment des contenus enseignés. Nous prônons une formation disciplinaire solide, via des cours structurés et structurants et via l’apprentissage de méthodes de recherche rigoureuses.
Des enseignants plus réactifs face aux difficultés individuelles des enfants
Un dernier accent : dans presque toutes les classes, les enseignants rencontrent des situations pour lesquelles ils ne sont pas armés (dyslexie, trouble de la concentration, hyperactivité, etc.) Nous recommandons l’intégration au cursus commun d’une formation en « orthopédagogie ». Mais attention ! Avec des garde-fous : l’enseignant ne sera ni investi du droit de poser un diagnostic ne relevant pas de ses compétences, ni autorisé à se décharger de sa responsabilité (éducabilité de tous).
En guise de conclusion
Vous l’aurez compris : la révision de la formation initiale des enseignants est une nécessité. Une parmi d’autres, comme les moyens et l’encadrement dans le fondamental, l’instauration de la mixité sociale, un tronc commun jusqu’à 16 ans, une école commune, un refinancement, etc. A système scolaire et conditions de travail inchangés, aucune réforme de la formation initiale des enseignants ne parviendra à rendre l’Ecole réellement juste et démocratique. Notre propos n’est nullement, ici, de décourager celles et ceux qui s’investissent dans la réforme, mais bien d’en appeler à leur lucidité qui, seule, pourra conduire à une vraie résolution des tares de notre enseignement. L’Aped avance des propositions qui vont dans ce sens.