Le « dispositif d’ajustement » : le malaise des enseignants

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Depuis le décret du 4 février 2016 (dit décret « fourre-tout ») portant diverses dispositions en matière d’enseignement, un dispositif de suivi prioritaire des établissements affichant un « écart significatif de performance » a vu le jour. Si le dispositif en question est, au départ, mentionné au titre d’expérience-pilote ne concernant que des établissements « volontaires » (soit exemptés d’obligations décrétales), il entre finalement dans la panoplie des outils de gestion des établissements à la suite de l’adoption du décret « plans de pilotage » en 2018. Le but de ce dispositif d’ajustement est de parvenir à un « rattrapage » des valeurs moyennes par les établissements concernés, qualifiés d’Établissements en Dispositif d’Ajustement (EDA).

Un article de Michèle Janss et Romain Pion initialement publié dans L’École démocratique, n°93, mars 2023 (pp. 17-19).

Qu’est-ce qu’un « écart significatif de performance » ?

La notion de performance est établie par quatre indicateurs, chaque indicateur étant défini par une variable, dite variable principale. Il s’agit :

  • du taux d’absentéisme des élèves (indiquant la détérioration du « climat de l’école »);
  • du taux de redoublement (indiquant la détérioration du « parcours des élèves »);
  • du taux d’absence des membres du personnel (indiquant la détérioration de la dynamique de « l’équipe éducative »);
  • des résultats des élèves aux épreuves certificatives (indiquant la détérioration des « résultats des élèves »).

Si nous voulons comprendre l’esprit de ce dispositif, il faut savoir que la moyenne des performances se compare non pas à la moyenne de l’ensemble des établissements, mais bien à celle des établissements jugés comparables.

On peut comprendre la volonté de ne pas se montrer « déloyal » en imposant un même standard à l’ensemble des établissements, ce qui aurait conduit, étant donné la ségrégation scolaire, à ne prendre en défaut que les établissements concentrant des populations défavorisées, mais il nous semble que ce choix conduit concrètement à un entérinement, par les pouvoirs publics, des inégalités sociales rencontrées au sein de notre système scolaire…

D’autre part, il est précisé que « l’identification des écoles présentant un écart significatif de performance en-dessous de la moyenne des écoles comparées consiste à sélectionner annuellement au minimum 20 écoles [1]». Ceci implique qu’il n’existe aucune valeur plancher à partir de laquelle un établissement pourrait se dire légitime à refuser sa désignation comme « établissement en écart significatif de performance ». Autrement dit, le Gouvernement fixe d’autorité et arbitrairement un nombre d’établissements devant faire l’objet de ce suivi rapproché. On se demande dès lors si l’important, dans ce dispositif, ne serait pas de maintenir constant un certain niveau de menace sur les établissements plutôt que d’en identifier qui connaissent réellement des difficultés.

 

Que se passe-t-il pour les établissements en écart de performance ?

Une fois pointées par l’administration, l’équipe éducative et la direction de l’établissement en dispositif d’ajustement sont priées d’indiquer un ensemble d’actions qu’elles entendent mener afin d’améliorer leurs performances et de « rattraper » la moyenne des établissements comparables. A cette fin, elles doivent faire valider, suivant des délais précis, ce dispositif d’ajustement par le DCO (délégué au contrat d’objectifs). Celui-ci vaudra comme « protocole de collaboration » une fois qu’il aura été approuvé par le pouvoir régulateur (PR) et le pouvoir organisateur (PO) dont dépend l’établissement.

Tout ceci est entouré de la plus stricte confidentialité afin d’éviter tout effet de stigmatisation à l’endroit des établissements. Dans la pratique, le dispositif ne permet pas aux équipes soumises au management de crise d’exercer librement leur droit de regard et de critique. Or, il serait important pour les écoles de vérifier avec attention le détail des chiffres avancés dans les variables. En effet, certaines écoles ont constaté que des classes de fin de secondaire avaient été oubliées dans les décomptes des résultats aux épreuves externes. Et la comptabilisation des congés de maternité dans l’absence des enseignants pose un réel problème de discrimination. En effet, une école qui comptabilise plusieurs longues périodes d’absence des enseignants en raison de congés de maternité se verra-t-elle tentée d’engager les hommes afin de résoudre ce problème ?

Entre la réalisation de l’audit par les services de l’inspection et la validation du dispositif d’ajustement/protocole de collaboration s’écoulent de nombreuses semaines durant lesquelles les recommandations faites et les propositions formulées font l’objet de discussions entre diverses parties-prenantes : l’inspection, la direction de l’établissement, le DCO, l’équipe éducative, le PO (ou la fédération de PO), le pouvoir régulateur, la CSA (Cellule de Soutien et d’Accompagnement), etc. Chaque navette du futur « protocole de collaboration » fait l’objet de prescriptions précises en matière de contenu et de délais. Or, si ces dernières ne sont pas respectées, les sanctions prévues peuvent être assez lourdes : « Le Gouvernement supprime, dans l’enseignement organisé par la Communauté française, les traitements et dotations de fonctionnement visées à l’article 3 de la loi du 29 mai 1959 modifiant certaines dispositions de la législation de l’enseignement ou, dans l’enseignement subventionné, les subventions-traitements et les subventions de fonctionnement visées aux articles 26 à 28 et 32 de la loi du 29 mai 1959 susvisée. (…) Durant cette suspension préventive, des objectifs de développement peuvent être fixés au membre du personnel [notez l’emploi du singulier ! NdA.] par le pouvoir organisateur, en accord avec le délégué au contrat d’objectifs de l’école. Une évaluation de la réalisation de ces objectifs est faite à l’issue de la période fixée par le pouvoir organisateur. Les constats posés dans le cadre de cette évaluation peuvent constituer des éléments graves et probants pouvant amener le pouvoir organisateur à entamer sur cette base une procédure disciplinaire ou de licenciement. La durée de validité de cette évaluation est cependant limitée à un délai de douze mois prenant cours à la date de son établissement.[2] »

L’équipe éducative en dispositif d’ajustement se voit en outre proposer des journées pédagogiques / de formation obligatoire qui, bien souvent, ne correspondent pas vraiment à ses attentes. D’autre part, l’aide souhaitée par les enseignants reste souvent un voeu pieux et les problèmes rencontrés par les enseignants restent sans réponse. Par exemple, que peut faire une école comprenant un grand nombre de primo-arrivants maitrisant mal le français pour améliorer leurs résultats aux épreuves certificatives ? Les moyens seront-ils donnés pour organiser des cours de français langue étrangère ? Cela n’a pas été envisagé. Quand des moyens supplémentaires et/ou du personnel supplémentaire sont demandés, les mêmes PO et PR se retrouvent sur le fait que ce n’est guère possible… Enfin, lorsque les équipes pédagogiques paient pour les erreurs d’une direction des années précédentes, déjà remplacée depuis, le fait de se retrouver collectivement pointé du doigt pour une situation dans laquelle les enseignants n’ont eu aucune responsabilité est particulièrement injuste et vexant.

Politique d’éducation prioritaire et nouvelle gestion publique

Pour bien comprendre la nature de ce « dispositif d’ajustement », il nous paraît nécessaire de rappeler ce qui nous semble être sa double généalogie : soit, d’une part, la politique d’éducation prioritaire progressivement mise en place en Belgique depuis 1989 (au travers d’une timide tentative de récupération du dispositif français des ZEP – Zone d’Education Prioritaire -, peu adapté à notre système d’enseignement organisé en « quasi-marché ») et, d’autre part, la nouvelle gestion du système éducatif timidement amorcée dès les années 90 et à laquelle un important coup d’accélérateur fut donné au travers du Pacte pour un enseignement d’excellence en 2015.

Voté dans la foulée du « décret missions » de 1997, le décret « discriminations positives » entendait donc accentuer une politique compensatoire d’éducation prioritaire, tenant compte des nouvelles missions assignées au système éducatif – soit, en l’occurrence, celui d’offrir des chances égales d’émancipation sociale à chaque élève, quel que soit son milieu social d’origine. Ce premier décret sera remplacé, en 2009, par le décret « organisant un encadrement différencié » qui étendra le périmètre des établissements bénéficiant des politiques d’éducation prioritaire tout en y appliquant des « coefficients d’ajustement » (plus les établissements concentrent des élèves défavorisés, plus ils bénéficient d’aides supplémentaires).

Pour autant que l’on sache, le principe de cette politique de « compensation », qui entend palier les inégalités de moyens (suivant un calcul des ISE – Indices socio-économiques – des établissements, reposant sur l’ISE moyen de leur population scolaire) par une « inégalité de traitement » (soit renforcer les moyens pour les établissements concentrant une population défavorisée), n’a pas entraîné d’importantes protestations : son principe paraît donc, en lui-même, assez consensuel. Au contraire, par exemple, des réformes touchant à l’inscription scolaire (soit l’un des fondements de notre système de quasi-marché scolaire), réformes qui ont suscité, depuis 2007, d’importantes levées de boucliers, aussi bien dans une large partie de la classe politique que parmi les familles (généralement favorisées).

La politique d’éducation prioritaire a su s’implanter durablement en Belgique en apparaissant comme une réponse adaptée à la question posée par la reproduction scolaire des inégalités sociales. Pour qui tente d’assurer des « chances égales » à chaque élève sans oser, par ailleurs, remettre fondamentalement en cause le mécanisme de quasi-marché et le principe de liberté d’enseignement, tous deux générateurs de ségrégation scolaire (et donc d’inégalités), cette politique d’éducation prioritaire apparaît comme le principal et indispensable remède aux inégalités…

Aujourd’hui, avec la gestion axée sur les résultats et un pilotage par responsabilisation des enseignants, ces éléments de politique d’éducation prioritaire conduisent à imposer un alignement différencié des établissements scolaires : aux écoles « ghettos de pauvres » leurs standards de pauvres et aux écoles « ghettos de riches » leurs standards de riches. Les ambitions ont été revues à la baisse.

Enfin, si le pilotage du système éducatif au moyen d’une harmonisation des contenus d’enseignement et de l’élaboration d’épreuves externes, initié dès les années 90, indique une forme de confiance que le Gouvernement place en ses équipes éducatives, le basculement actuel vers une responsabilisation directe du personnel enseignant (on parle de « mauvais vouloir » ou d’« incapacité manifeste »), l’astreinte d’une production de résultats chiffrés ne s’écartant pas trop de la moyenne des résultats chiffrés des établissements à indice socio-économique comparable (c’est-à-dire de même « classe ») et l’appareil de sanctions prévu en cas de mauvaises performances indique un retrait assez net de cette confiance que le Gouvernement semblait placer jusqu’alors dans son personnel.

Conclusions

Les dispositifs d’ajustement sont vécus comme une perte de temps doublée d’une accusation de ne pas bien faire son travail. Les enseignants s’y retrouvent souvent détruits et ont le sentiment d’être abandonnés par leurs autorités. Les faibles promesses faites restent souvent sans suite, comme la désignation d’un nouveau professeur de néerlandais, qui reste introuvable par pénurie. Le processus manque de transparence au sein des établissements concernés et bien des enseignants sont mal informés sur ce dispositif qui frappe leurs conditions de travail.

Les équipes pédagogiques qui se retrouvent en dispositif d’ajustement sont vexées d’être tenues pour responsables des chiffres, découragées et nombre de professeurs énoncent l’envie de quitter leur école ou de quitter purement et simplement l’enseignement, ce qui n’arrangera évidemment rien.

La logique managériale de « responsabilisation / autonomisation » des équipes éducatives, par sa propre obsession des chiffres, vise davantage l’économie budgétaire que l’ égalité souhaitée. Le tout en impliquant, malgré eux et sous la menace de lourdes sanctions, des enseignants et des directions qui peuvent se trouver tentées, pour améliorer leurs résultats, de fermer leurs portes aux élèves présentant un trop grand retard scolaire ou d’engager prioritairement des hommes pour éviter les congés de maternité du personnel enseignant. Le métier d’enseignant, pourtant déjà en pénurie, accumule ainsi perte de sens, tracas et menaces.

Le constat est glaçant…

Notes

  1. arrêté du 20 mai 2020 article 6, §1
  2. Article 3 et suivants de la Section II intitulée « Du dispositif d’ajustement et du protocole de collaboration » in Décret portant les livres 1er et 2 du Code de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire, et mettant en place le tronc commun (03/05/2019)