Pour mettre en oeuvre, concrètement, ce projet, il faut disposer d’un certain nombre de données et d’outils pratiques.
La constitution d’un indice socio-économique individuel pour chaque enfant est relativement aisée sur le plan technique. On peut combiner à cette fin diverses données relatives aux parents : le niveau d’instruction, la profession et le statut professionnel, le revenu, le patrimoine immobilier, etc. Ces données sont disponibles soit dans la Banque Carrefour de la Sécurité sociale, soit au niveau du Ministère des Finances. La difficulté, ici, est principalement politique : il s’agit d’autoriser l’accès à ces données. Il faudra évidemment garantir la confidentialité des informations à caractère privé, en constituant un fichier anonymisé (les individus y sont identifiés par un code et le lien entre ce code et l’identité se trouve dans un fichier crypté, activable uniquement dans le cadre des communications par courriel ou par voie postale avec les parents).
Pour la constitution du cadastre des places disponibles, il faut tout d’abord établir des normes en termes de superficie par élève, d’infrastructure commune, etc. Sur cette base, les établissements indiquent le nombre d’élèves qu’ils peuvent accueillir pour chaque année d’étude. Les Commissions zonales contrôlent régulièrement si le nombre total de places est suffisant dans chaque zone et demandent éventuellement à certaines écoles d’augmenter leur capacité.
Enfin, il faut déterminer les objectifs à atteindre : la distance maximale autorisée entre domicile et école pour un élève, la valeur maximale admissible de la moyenne de ces distances (pour tous les élèves), la valeur maximale admissible pour l’indice mesurant la ségrégation sociale entre écoles, etc. Ces valeurs-cibles et la pondération de leur importance respective devront être déterminées par le législateur et éventuellement adaptées aux conditions géographiques, démographiques et sociales locales.
Une fois que l’on dispose de la liste des élèves à affecter à une école, de leur indice socio-économique, de la localisation gégraphique de leur domicile (ou du domicile d’un parent, si cela a été demandé) et des objectifs à cibler, toutes ces données sont fournies à un algorithme conçu pour optimiser l’équilibre entre la proximité domicile-école et la mixité sociale.
La faisabilité d’un tel algorithme a été testée sur la région bruxelloise lors d’une étude réalisée en commun par l’Aped et le GIRSEF (UCL). Nous vous en présentons ci-dessous le principe général et quelques résultats obtenus. Mais bien entendu, d’autres algorithmes, plus performants, plus fins, pourront être développés par des experts le cas échéant.
Dans un premier temps, notre algorithme affecte les élèves aléatoirement dans l’une ou l’autre école de proximité. Ensuite le programme recherche, parmi les permutations possibles de deux élèves, celle qui a pour effet de rapprocher le plus possible l’affectation des élèves des objectifs déterminés ci-dessus, compte tenu de la pondération choisie. Cette procédure de permutation est répétée des milliers de fois, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus (ou presque plus) moyen d’améliorer le mix proximité-mixité. Les résultats présentés ci-dessous ont été obtenus sur les données 2011 relatives à l’enseignement primaire de Bruxelles, au terme de 35.000 permutations.
On craint souvent qu’une mixité sociale « contrainte » ne s’accompagne forcément d’un déplacement d’élèves loin de leur domicile, comme ce fut le cas aux Etats-Unis avec le « busing » dans les années 70. Or, dans notre simulation bruxelloise, la forte mixité sociale (voir plus bas) a été obtenue non pas en augmentant, mais en diminuant considérablement les distances domicile-école ! En 2011, la distance moyenne domicile-école était de 1.330 mètres. Notre algorithme est parvenu à la ramener à 910 m seulement, avec un écart-type deux fois plus petit. Alors qu’en réalité 853 élèves fréquentaient une implantation distante de plus de 4 km, notre algorithme ramène toutes les distances à moins de 2,8 km. Quant aux élèves scolarisés à plus de de 2 km, leur nombre est divisé par deux.
Le tableau ci-dessous permet de se rendre compte de l’efficacité du logiciel dans la création de mixité sociale. En 2011, les indices socio-économiques moyens des classes de première primaire bruxelloises présentaient un écart-type, donc une dispersion, de 0,920. C’est énorme, quand on sait que l’écart-type des ISE individuels bruxellois est de 1,3, : il y a donc presque autant d’inégalité sociale entre écoles qu’entre individus. Or, au terme des 35 000 itérations de notre programme, cet écart-type tombe à 0,398.
Situation 2011 | Situation générée | |
---|---|---|
Ecart-type des ISE d’écoles (pondéré) | 0,920 | 0,398 |
Indice de ségrégation (25 % les moins favorisés) | 0,370 | 0,130 |
Indice de ségrégation ( 25 % les plus favorisés) | 0,406 | 0,197 |
Les indices de ségrégation des deux dernières lignes du tableau sont les pourcentages d’élèves appartenant aux 25% les plus pauvres (ou les plus riches) qu’il faudrait changer d’école pour obtenir leur répartition égale dans tous les établissements. On peut constater que ces indices de ségrégation se trouvent fortement réduits grâce à notre procédure d’affectation. La ségrégation des moins favorisés est divisée par trois (elle passe de 0,37 à 0,13) , celle des plus favorisés est divisée par deux (de 0,41 à 0,20). En d’autres mots, le programme (et la configuration sociale et géographique des effectifs scolaires bruxellois) permet de faire en sorte que les élèves des catégories les plus pauvres se retrouvent à peu près en proportions égales dans tous les établissements. Le résultat est un peu moins bon pour les élèves des milieux les plus aisés. Cela s’explique par la structure socio-résidentielle de la capitale. La zone centrale pauvre est densément peuplée, mais elle a une faible extension géographique et il est donc relativement facile d’y déplacer des élèves pour obtenir une composition mixte des écoles: «les quartiers centraux défavorisés sont en fin de compte, dans la majorité des cas, assez peu éloignés de quartiers plus favorisés» notent Delvaux et Serhadlioglu. En revanche, les zones «riches» extérieures sont étendues et de faible densité. Il est donc plus difficile d’y concilier proximité et mixité. C’est sans doute ce qui explique la subsistance de quelques «ghettos riches» au terme du processus d’affectation des élèves.
Le «resserrement» de la distribution des ISE d’écoles est également visible sur le graphique ci-dessous. Il s’agit de la distribution des ISE scolaires (pondérée par les effectifs de chaque implantation). Le graphique décrit donc la probabilité pour un élève de se trouver dans une école d’un certain ISE. La ligne pointillée est la situation réelle en 2011, la ligne pleine est le résultat du programme d’affectation. Alors qu’aujourd’hui les indices socio-économiques des écoles s’étalent en proportion à peu près égales de -2 (très pauvre) à +1 (riche), nous sommes parvenus à amener la grande majorité des écoles dans une « fourchette » comprise entre -1 et 0,8. Ce resserrement de la distribution est la preuve que la mixité sociale est possible. Et ceci, rappelons-le, sans augmenter, mais en diminuant la distance moyenne école-domicile !
Le graphique montre aussi que les écoles concentrant des publics particulièrement défavorisés ont disparu au terme de l’exécution du programme (aucune école n’a un ISE inférieur à -1,5, contrairement à ce qui est le cas aujourd’hui). En revanche, il subsiste quelques écoles à concentration de publics aisés (ISE supérieur à 0), mais elles concernent beaucoup moins d’élèves qu’aujourd’hui.
En 2011, seul un tiers des élèves de l’enseignement primaire bruxellois fréquentaient une école « tout à fait mixte » (ayant un indice socio-économique proche de celui de l’ensemble de la région bruxelloise). Au terme de l’exécution de notre algorithme, pas moins de trois quarts des élèves se retrouvent dans une telle école. Il ne reste plus aucun élève scolarisé dans une «école ghetto pauvre», alors qu’ils étaient plus de 21 % dans la réalité de 2011. Et s’il reste encore quelque 6 % d’élèves dans des écoles à forte concentration de publics favorisés (les «ghettos riches» du sud-ouest bruxellois), c’est nettement moins que les 20 % de la réalité 2011.
L’ensemble de ces résultat démontre la faisabilité technique de la proposition de l’Aped en matière de lutte contre la ségrégation sociale. Evidement, il reste pas mal de problèmes à régler. Par exemple, le calcul de la proximité devrait idéalement prendre en compte non pas la distance, mais les temps de parcours à pied ou en transport en commun. Il faudrait aussi démontrer que des résultats aussi positifs peuvent être obtenus dans d’autres grandes villes comme Anvers, Liège, Gand ou Charleroi.
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Notes
1. Hirtt, N., et Delvaux, B. (2017). Peut-on concilier proximité et mixité sociale? Simulation d’une procédure numérique d’affectation des élèves aux écoles primaires bruxelloises. Les Cahiers de recherche du Girsef, n°107.