La tolérance à l’ignorance dans l’institution scolaire

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Combattre l’ignorance est la raison d’être de l’école. Baisser les bras, renoncer à cette lutte serait pour elle s’en prendre au fondement de sa propre existence, se voir minée par une sorte de maladie auto-immune. Soutenir qu’il se joue aujourd’hui quelque chose de cet ordre, en esquisser même l’hypothèse, aurait toute chance de susciter l’incrédulité ; et de passer au mieux pour une provocation gratuite, au pire pour un affront à l’institution, à ses personnels, à leur conscience professionnelle et à leur dévouement. Et pourtant.

Un article de Jean-Pierre Terrail, professeur honoraire à l’Université de Versaille-Saint-Quentin, membre du Groupe de Recherche sur la Démocratisation Scolaire (GRDS), initialement paru sur le site du GRDS.

Pour rendre l’affaire quelque peu intelligible, un minimum de recul historique s’impose.

L’ambivalence constitutive de l’école unique

A la fin des années 1950, le patronat français estime qu’il est temps d’améliorer significativement le niveau de formation des jeunes générations, condition indispensable de la poursuite de l’accumulation du capital dans un contexte de croissance mondiale forte et de vive concurrence internationale. Reprenant l’exigence à son compte, le pouvoir gaulliste s’engage dans la voie d’une unification du système scolaire hérité de la Troisième République. Le décret Berthoin (1959) porte l’obligation scolaire à 16 ans. Il supprime l’examen d’entrée en 6ème et les petites classes des lycées, qui préservaient jusque-là le cloisonnement entre primaire et secondaire. Les conditions d’une généralisation de l’entrée au collège se mettent ainsi en place, le primaire devenant une propédeutique du secondaire et non plus un ordre d’enseignement séparé. Le processus s’opèrera par étapes, l’accès de tous au collège finissant de se réaliser en 1972/73, et le collège unique étant instauré en 1975. On peut dire que la création du bac pro en 1985 parachève l’architecture du nouveau dispositif, l’école unique proposant désormais trois filières lycéennes conduisant au terme du secondaire : l’ancien bac devenu bac général ; le bac technologique créé en 1968 ; et maintenant le bac professionnel.

Ce dispositif a deux faces. Une face affichée, d’allure progressiste : l’école unique ne recrute plus sur critères sociaux, comme le souligne le décret Berthoin, elle accueille tout le monde, elle donne à chacun sa chance, et récompense le travail, le mérite, et les « aptitudes » individuelles. Dans l’univers éducatif beaucoup estimeront que cette recherche de l’égalité des chances, quelle que soit ses limites, est un pas en avant vers la réalisation des idéaux du plan Langevin-Wallon, et qu’il faut prendre au sérieux ses intentions égalitaires pour les rendre le plus effectives possibles. L’autre face est elle aussi explicitée par les responsables gaullistes : accepter tous les jeunes au collège ne doit pas remettre en cause la différenciation des parcours et le caractère préservé des voies de l’élite. Le marché du travail a besoin de tous les niveaux de qualification, à commencer par la main d’œuvre banale. L’objectif du nouveau dispositif ne doit pas être en ce sens la transmission égalitaire d’une culture commune, mais d’élever la formation de chacun sans bouleverser le jeu des positions sociales. La création successive des filières technologiques et professionnelles s’avèrera à cet égard très efficace pour dériver de l’enseignement général la masse des jeunes issus des classes populaires.

L’école unique donnera une impulsion puissante à la prolongation générale des parcours. Le taux de bacheliers, de 5% au sortir de la guerre, est à 15% en 1965, et à 29% en 1985. Le ministère Chevènement va accélérer encore la tendance. De façon très vigoureuse : le taux de bacheliers va passer à 63,5 % en une décennie, ayant plus que doublé. Il y a là certes l’effet de la création du bac pro, qui représente 11 % des bacheliers en 1995, mais pas seulement : les titulaires du bac général sont passés de 20 à 34 %, ceux du bac technologique de 9,5 à 18,5 %. Il faut s’arrêter sur cette décennie 1985/1995, souvent qualifiée de « seconde explosion scolaire » (après celle des années 1960), car ses effets se font encore sentir aujourd’hui.

1985/95 : les diplômes contre la crise, mais pour quelle formation ?

C’est en 1985 que le ministre Chevènement assigne à notre système éducatif la mission de mener 80 % des nouvelles générations au niveau du bac, au titre de l’exigence de modernisation du pays et de réduction du chômage. Dans les années 1960 la prolongation des scolarités devait permettre la poursuite d’une croissance soutenue : elle est maintenant mise au service de la lutte contre la crise économique et le sous-emploi. À un moment où les cohortes les plus récentes comptent encore moins de 30 % de bacheliers, l’objectif est d’une ambition considérable. Pour soutenir cette ambition, une politique efficace, produisant des résultats rapides, paraît incontournable. Le ministère Chevènement va prendre en ce sens des décisions qui engageront tout l’appareil scolaire dans une direction sans doute mal prévue.

C’est une amélioration effective et massive de la formation des jeunes que poursuit, la chose fait peu de doute, le ministre. Mais s’en donne-t-il vraiment les moyens ? La volonté de parvenir, l’urgence ressentie, une analyse certainement trop courte des conditions d’une véritable formation, vont favoriser l’adoption d’une politique massivement volontariste. Tout se passe comme si le seul problème était d’obtenir l’allongement des études, dans l’enseignement professionnel en réaffectant à la préparation du bac pro des moyens jusque-là dévolus au CAP, et à tous les niveaux en fluidifiant le passage d’une classe à l’autre, donc en limitant drastiquement les redoublements et en facilitant la réussite aux examens. Le succès sera au rendez-vous, grâce au jeu conjoint de ces mesures, à la crainte du chômage, aux perspectives ouvertes aux familles par la déclaration urbi et orbi que terminer ses études secondaires est désormais une norme qui s’impose.

Les nouvelles orientations scolaires s’appliquent dès l’enseignement élémentaire. De 1987 à 1997, la proportion d’élèves n’ayant redoublé aucune classe avant le collège passe de 64 à 77%. Or cette amélioration des parcours ne correspond à aucune amélioration de la formation réelle. Au contraire, au cours de la même période, les résultats à l’entrée au collège, mesurés à partir des mêmes épreuves, stagnent en français et diminuent très sensiblement à toutes les épreuves de calcul [1]. C’est là un point absolument crucial. Ses implications sont de trois ordres.

Concernant au premier chef les élèves qui vont poursuivre leurs études là où leurs aînés les avaient interrompues, mais sans disposer de plus de ressources intellectuelles qu’eux pour autant, voire en disposant d’une moindre maîtrise des « fondamentaux », handicap qu’ils vont de plus en plus souvent traîner… jusqu’à l’université, dont le public se massifie à partir des années 1990.

Concernant bien sûr du même coup leurs enseignants. D’un côté on ne leur a donné aucun moyen de rendre plus efficiente leur conduite des apprentissages. Mieux, on les prie vivement de poursuivre la mise en œuvre de principes pédagogiques dont les limites d’efficacité sont désormais avérées. De l’autre, ils sont sommés de laisser passer dans la classe supérieure des élèves dont ils savent qu’ils sont mal préparés, et on n’hésite pas pour les convaincre à leur asséner l’argument issu de la recherche (et pertinent !) selon lequel le redoublement ne sert à rien.

Ce qui se joue ainsi à l’école élémentaire implique l’arrivée aux étages supérieurs du système éducatif d’une masse nouvelle d’élèves dotés d’une maîtrise médiocre des fondamentaux de la culture écrite, alors que leurs aînés sortaient bien plus tôt sur le marché du travail. Leur survenue pose des problèmes difficiles aux enseignants concernés, car elle met en cause des pratiques pédagogiques adaptées à des élèves disposant d’acquis de base mieux assurés. Nombre d’entre eux réagiront par une tendance à la baisse des exigences cognitives, qu’ils conçoivent comme la seule façon de faire face à la situation sans trop pénaliser leurs élèves. La baisse des exigences en amont, seule modalité imaginée par l’équipe chevènementiste pour favoriser l’essor général des scolarités, va ainsi susciter celle des exigences en aval. C’est une dynamique sans doute imprévue par ses initiateurs qui se met dès lors en place, marquée par une tolérance nouvelle du corps enseignant (tolérance contrainte et malheureuse pour beaucoup) à l’égard : des insuffisances cognitives de leurs élèves ; des écarts entre les programmes officiels (dont l’ambition tend plutôt à croître) et ce qui en est réellement traité en classe ; et au bout du compte des écarts entre la certification et les compétences effectivement acquises. Seules sans doute les filières les plus élitistes échappent significativement à cette dynamique.

La troisième conséquence de la politique chevènementiste concerne l’encadrement du corps enseignant, sommé pour sa part de la faire appliquer, et progressivement amené lui aussi (s’agissant au moins d’une partie de l’inspection) à intégrer de ce fait dans sa culture professionnelle une dose de fatalisme à l’égard de l’échec scolaire, particulièrement quand il concerne les classes populaires, et à encourager les enseignants à faire de même, en modérant le cas échéant leurs ardeurs répressives.

Le tournant du siècle

Trois des conséquences de l’essor des scolarités 1985/1995 seront rapidement perçues : l’arrivée au lycée et à l’université d’élèves mal préparés pour y suivre normalement les programmes ; le creusement assez vertigineux de ce fait des inégalités cognitives réelles correspondant au même niveau de scolarité (entre les établissements de l’élite et ceux des « quartiers »), qui fragilise beaucoup la fiction de l’école « unique » ; et le fait que malgré toutes les stimulations, une partie non négligeable des publics reste à la traîne. Le rapport Fauroux [2] de 1996, qui aura un retentissement considérable, en tire les enseignements à sa manière. Il propose de « simplifier les programmes, du CP à l’entrée au lycée », de donner « la priorité aux activités périscolaires dans les zones défavorisées » (d’amuser la galerie, si l’on préfère), d’ouvrir l’école sur la vie, notamment en favorisant l’apprentissage ; et pour les lycées il prône « la mise en place de parcours individuels… en fonction des aptitudes ». Au cœur de la polémique qui s’ensuivra, Juppé se ralliera publiquement à « la poursuite de la redéfinition et de la simplification des programmes ».

Le rapport Fauroux est un symptôme fort de l’usure de la thématique de l’égalité des chances. Les inégalités scolaires paraissent désormais irréductibles : mieux vaut dans ces conditions, pour la crédibilité des affichages, jeter un voile pudique sur ce visage historique de l’école unique, au bénéfice d’une école peut-être inégale, mais efficace face aux exigences du marché du travail. Et qui néanmoins, prend soin des plus fragiles. Aux côtés de l’appel à des programmes moins exigeants, la conjoncture historique est ainsi marquée à cet égard par la montée en puissance de la notion de « minimum culturel commun ». Dès 1985 le rapport du Collège de France cornaqué par P. Bourdieu et commandé par F. Mitterrand avait donné un premier signal du ralliement de la gauche socialiste au principe d’un SMIC culturel, dont le thème est repris en 1989 tant dans le rapport Bourdieu-Gros que dans l’ouvrage de Baudelot et Establet, Le Niveau monte ; puis ultérieurement par le sociologue François Dubet (1999) et l’historien Claude Lelièvre (2003) [3]. La voie est désormais ouverte à la mise en place des politiques de socle commun des années 2000 dans lesquelles se retrouveront, quelles que soient leurs divergences de mise en œuvre, partis de droite (rappelons que Giscard avait été le premier à parler de minimum culturel en 1974), partis et syndicats réformistes [4].

Le tournant du siècle apparaît ainsi comme le moment d’une césure entre deux époques de l’école unique : la première se réclamant de l’égalité des chances, la seconde de la protection des plus faibles (qui bénéficieront des compétences du socle). Cette bascule des politiques scolaires ne doit pas masquer des continuités plus fondamentales. La façon de traiter les difficultés d’apprentissage des élèves d’origine populaire par la « simplification des programmes » en est une, essentielle, qui prévaut des années 1960 à aujourd’hui.

Un écart croissant entre la certification scolaire et les compétences cognitives

Une autre de ces continuités est la dynamique impulsée par la politique chevènementiste des années 1980, qui va susciter dans les décennies suivantes une montée en puissance inquiétante de la tolérance à l’ignorance au sein du monde éducatif. Les données statistiques produites par le service d’études du ministère de l’éducation, particulièrement riches et fouillées, les meilleures sans doute au monde, sont à cet égard parfaitement démonstratives.

Une amélioration considérable des parcours

Intéressons-nous d’abord aux prolongations d’études et à l’amélioration de la certification. Au boom assez sidérant de la décennie 1985/1995, pendant laquelle le taux de bacheliers fait plus que doubler, succède une décennie de stabilisation des parcours. Comme si la force propulsive de l’école unique était épuisée, atteignant aux limites que lui assignent ses inégalités internes : comment continuer à pousser en avant des élèves aux fondamentaux de plus en plus faibles ? Pourtant la croissance va reprendre à partir de 2005, et elle ne cessera plus jusqu’à aujourd’hui. De 63,5 % en 1995, le taux de bacheliers par cohorte est passé à 80 % en 2019. La croissance de la voie professionnelle, inhérente aux réformes du bac pro, et qui est la plus compatible avec la persistance de fondamentaux mal assurés, y est certes pour beaucoup, comme on le voit ci-dessous :

Mais, phénomène plus surprenant, l’augmentation de la proportion de bacheliers est également due à l’essor de l’enseignement général. Après le pic de 1994, et le tassement qui s’en est suivi, et alors que le poids de la voie technologique se maintient, la voie générale reprend sa croissance à partir de 2005. Ce sont aujourd’hui 42,1 % des jeunes générations qui décrochent un bac général, contre 33,8 en 1995 (et 19,8 en 1985).

Ce résultat ne tient pas seulement à la croissance des effectifs inscrits dans la voie générale. Il est aussi largement redevable à l’amélioration des taux de réussite à l’examen. L’évolution de ces derniers est très significative. Jusqu’en 1985, ils sont assez stables autour d’une moyenne de deux admis sur trois candidats : 63% en 1967, 65% en 1975, 67% en 1985. Puis ils gagnent huit points en 10 ans, et leur croissance se poursuit : ils sont à 75% en 1995, à 80% en 2005, 86% en 2010, 88% en 2019. Et c’est le bac général qui exhibe le meilleur taux d’admission : 91% en 2019.

Cerise sur le gâteau, cette amélioration spectaculaire des parcours se traduit aussi par une véritable inflation des mentions obtenues. Qu’on en juge. En 1967, un candidat sur trois (32%) obtenaient le bac avec une mention ; en 2018, c’est le cas de près de deux sur trois (60% en moyenne, et jusqu’à 63 % pour le bac général). 13% des bacs généraux sont décernés avec une mention TB, longtemps quasiment réservée aux lauréats du concours général. Certes la possibilité de présenter des options (dont certaines s’avèrent très rentables, comme le latin) y est pour quelque chose, sans tout expliquer : en 2013, la proportion de bacheliers avec mention était de 55 % pour un bac avec option, mais encore de 45% pour un bac sans option…

Une dégradation des performances cognitives

Tout cela est bel et bon. Le niveau monte, qui s’en plaindrait ? L’on devrait logiquement s’attendre, avec de tels parcours scolaires, à une forte progression de la qualité des apprentissages. Or c’est une tout autre chanson que nous donnent à entendre les indicateurs des performances cognitives. Non seulement celles-ci ne s’améliorent pas autant que les parcours, non seulement elles ne progressent d’aucune façon, pire, elles régressent

On ne reviendra pas ici sur ce que l’on sait du poids des acquisitions du primaire pour toute la suite de la scolarité, jusqu’aux diplômes décrochés dans l’enseignement supérieur : rappelons simplement qu’il est absolument décisif [5]. Intéressons-nous donc aux compétences manifestées par les élèves à l’entrée en 6ème.

En calcul au CM2

La politique chevènementiste se traduit, entre 1987 et 1999, par une baisse très marquée des performances des élèves de CM2 (mesurées sur les mêmes épreuves, corrigées des changements de programmes scolaires aux deux dates, comme pour toutes les comparaisons qui suivent) : 75% des élèves obtenaient en 1999 un résultat inférieur à la médiane de 1987. Cette dégradation se poursuit dans les années suivantes : en 2007, ce sont 80% des résultats qui sont inférieurs à la médiane de 1985. Et dix ans encore après, en 2017, on constate que la plupart des élèves ont des résultats inférieurs au score moyen des élèves interrogés en 1987 :

Le recul est très frappant : le score moyen aux épreuves de calcul est passé de 250 en 1987 à 210 en 1999, 202 en 2007, et la dégradation s’accélérant à nouveau dans la dernière décennie, 176 en 2017 [6]. Comme on pouvait s’y attendre, compte-tenu du caractère massif de cette régression, tous les milieux sociaux sont concernés, dans des proportions globalement comparables, même si c’est un peu moins le cas des enfants de cadres et professions supérieures :

En maths en 3ème

Les données dont on dispose concernant les performances en maths en fin de collège ne portent que sur la période 2008/2014. Elles confirment, pour un laps de temps aussi court, la régression observée au CM2 : le score moyen des élèves est en baisse significative, la proportion d’élèves de faible niveau passe de 15 à 20 %, la corrélation entre réussite en maths et origine sociale se renforce, même si aucun milieu social n’échappe à la tendance à la baisse des performances. Les auteurs de la recherche concluent : « Cette situation s’inscrit dans la continuité des études déjà menées par la DEPP à travers PISA et les résultats du brevet » [7].

En science en 3ème, par ailleurs, les résultats ne sont pas en reste : « Les performances en science des élèves de 3ème sont en baisse en 2018, alors qu’elles étaient restées stables entre 2007 et 2013 (…) La baisse concerne tous les élèves, quel que soit le niveau social moyen des collèges » [8].

En français, CM2 et 3ème

La dégradation des compétences orthographiques est un phénomène bien connu. Son ampleur est saisissante. En fin de CM2, à la dictée (la même à chaque fois), 25% des élèves de 1987 font plus de 15 fautes : ils sont 60 % dans ce cas en 2015. La régression est d’importance comparable quels que soient l’âge, le sexe, l’origine sociale.

Il s’agit essentiellement d’une perte d’orthographe grammaticale, significative de l’évolution globale des rapports à la langue écrite. Les résultats aux épreuves de « lecture » du CM2 (qui posent des questions de compréhension sur des textes courts) sont d’ailleurs corrélés à 51% en 1987 et 58 % en 2015 à ceux de la dictée. Et les 20% d’élèves qui en 2015 font 25 erreurs ou plus à la dictée ne réussissent qu’une épreuve sur deux en lecture. L’évolution des performances en lecture est toutefois un peu moins catastrophique que celles réalisées en dictée. Le taux de réussite moyen à l’épreuve de lecture est de 71 % en 1987 et de 64 % en 2007 et 2015. La baisse affecte là aussi toutes les catégories de public scolaire ; et elle concerne aussi bien la compréhension immédiate du texte écrit que la construction d’informations et de significations. On relève que le taux de non réponse aux épreuves « nécessitant la rédaction d’une réponse construite » est en hausse constante [9].

En fin de collège, les données sont moins riches et portent sur une moins longue période. Selon une enquête de la DEPP menée en 2015 et concernant les « compétences langagières et la littéracie », 25% des enquêtés maîtrisent les compétences attendues ; 60 % d’entre eux ont des résultats insuffisants mais qui n’interdisent pas une poursuite d’études ; et 15% n’ont aucun maîtrise, ou une maîtrise réduite, de ces compétences [10]. De leur côté les enquêtes PISA menées par l’OCDE auprès des jeunes de 15 ans font état d’une baisse sensible des performances en « compréhension de l’écrit » entre 2000 et 2009, qui s’est poursuivie depuis de façon très atténuée : la part des élèves de bas niveau passe de 15% en 2000 à 20% en 2009, puis 21% en 2018 [11].

Un processus qui s’autoalimente

Nul doute possible : les courbes respectives des apprentissages effectifs et des diplômes, des mérites et des récompenses, pour parler judéo-chrétien, se sont fortement écartées l’une de l’autre au long des trente-cinq dernières années.

La première question que pose ce constat est bien sûr celle des conditions de l’affaissement des performances. Sans doute ne peut-on négliger ce qu’il doit aux facteurs extrascolaires, qu’il s’agisse de l’appauvrissement de la population et du délitement du tissu social, ou de l’irruption invasive des écrans, sur laquelle insiste E. Todd dans un ouvrage récent qui souligne la gravité des atteintes portées à la formation des jeunes générations [12]. Mais sans ignorer non plus ce qui est dû à la dynamique autonome de l’appareil scolaire et de sa gestion politique. Les deux courbes ne commencent-elles pas à s’écarter sérieusement dès la décennie 1985/95, alors que les écrans étaient encore loin d’avoir conquis l’espace juvénile ? Au vu des données que nous venons de rappeler, la responsabilité d’une politique qui attend l’amélioration de la formation des jeunes du seul allongement des parcours, obtenu par le recours à des mesures exclusivement administratives, n’est pas contestable.

L’orientation qui a consisté à réduire les redoublements sans traiter les facteurs qui conduisaient au redoublement s’est donc traduite sur la décennie 1985/95 par une baisse drastique des performances en maths, et d’une stagnation du niveau en français. Le ministère et l’inspection ont tacitement demandé aux professeurs du primaire de fermer les yeux sur les lacunes de leurs élèves, sans leur fournir les moyens de réexaminer l’efficacité de leurs propres pratiques d’enseignement.

Les premiers échelons ont alors contaminé les échelons supérieurs, à commencer par la 6ème de collège, dont les enseignants doivent désormais accueillir des élèves qui peinent encore à déchiffrer les textes les plus simples. Que faire ? Parce qu’ils estiment que ce n’est pas leur boulot, qu’ils ne sont pas formés pour ça (et qu’on ne leur demande pas de le faire !), nombre d’entre eux se résigneront à « faire avec », et fermeront les yeux à leur tour : rares sont ceux qui se décideront à reprendre un peu systématiquement les fondamentaux insuffisants [13]. Et d’étage en étage, la question va se reposer dans les mêmes termes, et susciter les mêmes conséquences, jusqu’à l’enseignement supérieur.

Ainsi a-t-on vu arriver dans différentes filières universitaires, à partir de la deuxième moitié des années 1990, un nouveau type d’étudiants souvent passés par un bac technologique, et dont le rapport à la langue écrite témoignait de failles élémentaires. Il a fallu mettre en place par exemple, en première année de sociologie, des ateliers d’écriture dans lesquels on devait reprendre les distinctions entre les accentuations du e, et les accords à la fois orthographiques et sémantiques entre le sujet et le verbe… en faisant comprendre que la maîtrise de ces savoirs de base était absolument requise, y compris pour passer les concours de la catégorie B de la fonction publique.

La baisse des performances des jeunes générations a un double aspect. D’une part la politique d’allongement volontariste des études pousse loin en avant dans le cursus des élèves aux bases défaillantes et qui font baisser le niveau moyen. Second aspect, ce processus qui procède d’une baisse du niveau d’exigence intellectuelle provoque une réaction en chaîne : confrontés à l’arrivée des nouveaux venus les enseignants du collège, puis du lycée, puis de l’université, sont à leur tour contraints de modérer leurs exigences, parce que les nouveaux venus sont trop nombreux, par compassion à leur égard, parce qu’en période de chômage le diplôme leur sera indispensable, parce que l’encadrement les encourage en ce sens, etc. Les élèves eux-mêmes s’habituent à cette baisse des exigences, relâchent leurs efforts, ne voient pas de toute façon comment ils pourraient rattraper tous les apprentissages bâclés, prennent l’habitude de négocier leurs notes, etc. Si au départ l’affaire concerne surtout les élèves issus des milieux populaires, ses effets affecteront au bout du compte l’ensemble du système éducatif. J’ai souvenir d’un collègue dont le fils, élève bien classé au demeurant, était au début des années 2000 en classe de première dans un « bon » lycée parisien, et qui s’étonnait auprès de son professeur de français que celui-ci ne corrige pas l’orthographe des copies du rejeton. Eh bien, répondit l’enseignant, si je commençais à m’amuser à ça, j’y passerai tout mon temps ! Au-delà même du cursus scolaire, les effets de cette évolution se font sentir sur le marché du travail. Un autre souvenir. J’étais à la même époque élu syndical au conseil de mon unité d’enseignement et de recherche, et régulièrement affronté au représentant du patronat local. Nous sommes tombés une fois d’accord, quand il s’est plaint de devoir recruter des titulaires d’un master de lettres… affectés à la correction des rapports écrits des cadres de son entreprise. Inutile d’insister : tous les enseignants qui me liront se remémoreront pour leur compte bien des anecdotes identiques.

Après la crise sanitaire, un retour à l’anormal ?

Il y a des raisons fortes, cependant, de procéder à un examen explicite et critique d’un état des choses que nul en vérité n’ignore : je les évoquerai maintenant brièvement.

1/ Beaucoup d’enseignants sont aujourd’hui condamnés à subir l’inaccomplissement d’une mission professionnelle qu’ils ont choisie et qui leur tient à cœur. Plus : ils doivent encore cautionner eux-mêmes cet inaccomplissement en gonflant les notes qu’ils attribuent à des apprentissages qui n’ont pas été vraiment réalisés. Cette situation a un côté pour le moins démoralisant, voire autodestructif. Mais comment faire autrement quand d’un côté l’inspection pousse à la roue (on sait les recommandations données aux jurys de bac) et que, de l’autre, votre compassion naturelle vous enjoint de tout faire pour éviter que vos élèves se confrontent sans diplômes au chômage et à la mal vie, ou pour sauver un « héritier » de la déchéance sociale ? (j’ai moi-même le souvenir d’être intervenu plus d’une fois, en tant que président d’un jury de bac, pour faire passer malgré tout des élèves d’origine populaire dont les requis étaient pour le moins… limites.) En finir avec cette double contrainte est pour le corps enseignant une question de santé professionnelle.

2/ Le facteur essentiel qui incite à dénoncer la situation actuelle est sans nul doute l’exigence historique d’une élévation massive de la formation savante des jeunes générations. La solution des problèmes économiques, sociaux, écologiques auxquels le monde humain est aujourd’hui confronté passe par là. Si nous voulons éviter de donner raison aux collapsologues, il faut assurer la résistance aux populismes, ainsi que la capacité d’imposer et d’assumer l’auto-organisation démocratique de nouvelles formes de production et de consommation : et pour cela nous avons besoin d’une révolution culturelle de masse dont seule l’école peut assurer les conditions. Comment déployer l’indispensable intelligence collective sans une vigoureuse démocratisation de l’accès aux savoirs contemporains ?

3/ La situation que nous connaissons aujourd’hui est le résultat d’un double phénomène : d’une part une politique scolaire qui se résume à la gestion des flux, d’autre part un blocage de l’efficience des apprentissages élémentaires. Le seul moyen de les conjuguer a consisté à réduire le niveau d’exigence intellectuelle, soit tacitement (quand on permet la prolongation des cursus en l’absence des requis cognitifs), soit explicitement (quand on prône la « simplification des programmes », ou qu’on encourage la surnotation des performances). Comment ne pas remarquer que cette perspective portant à traiter les difficultés d’apprentissage par le contournement de la difficulté intellectuelle et la modération de l’ambition pédagogique est à l’œuvre bien avant Chevènement : en réalité, dès les années 1960 et la généralisation de l’accès au secondaire des jeunes d’origine populaire [14] ? L’effet propre de la dynamique initiée en 1985 c’est, par sa force impulsive, d’avoir mis en exergue, et au bout de trois décennies et demie sous les yeux de tous, ce que produit cette logique du contournement de la difficulté intellectuelle : non seulement elle creuse les inégalités scolaires, car la baisse des performances affecte davantage les élèves des milieux populaires, mais elle a impacté au passage la scolarité des « héritiers » eux-mêmes.

4/ Les experts et cadres pédagogiques qui aujourd’hui s’élèvent contre la politique et l’autoritarisme de l’actuel ministre, et dont certaines revendications ne peuvent que rallier les tenants de l’accès au savoir pour tous, seraient bien inspirés de nous dire au nom de quelle école, de quelle politique scolaire ils s’insurgent : s’agit-il de construire une école démocratique et efficiente, ou bien simplement de revenir au monde d’hier, à l’anormal, au temps où ils avaient la main et qui a produit les résultats qu’on vient d’examiner ?

5/ C’est bien cette même question que devra affronter le colloque co-organisé par la CGT, le SNES et le GRDS sur la prolongation à 18 ans de l’obligation scolaire [15], et qui doit réunir les organisations syndicales et politiques s’étant prononcées pour cette mesure. S’agit-il d’inscrire cette dernière dans la dynamique ancienne, au risque d’en accentuer encore les effets, ou bien dans la perspective d’une refonte d’ensemble de l’organisation des parcours et des pratiques d’enseignement ?

6/ Comme les lecteurs familiers de notre site le savent, le GRDS est pour sa part favorable à la seconde alternative et à l’instauration d’une « école commune » articulée sur un tronc commun de 2 à 18 ans. Lequel implique une forte ambition en matière pédagogique, à commencer par l’acquisition des « fondamentaux », dont la faiblesse chronique depuis des décennies a pesé si lourd dans la montée de la tolérance à l’ignorance à tous les niveaux de l’institution scolaire. Une telle visée ne partirait pas de rien : dès aujourd’hui, de l’école élémentaire à l’université, des enseignants confrontés à des publics populaires refusent de baisser les bras et d’en rabattre sur une exigence intellectuelle normale, contribuant à forger le « déjà-là » de l’ambition qui devra être au principe de l’école démocratique de demain [16].

Notes

[1] DEPP-MEN, Note d’information 08.38.

[2] Normalien fils de proviseur, ex-directeur de l’ENA, etc.

[3] Voir sur cette histoire, Jean-Pierre Terrail, Que faire avec le socle et les compétences ?, GRDS, 2013, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article164.

[4] Voir Jean-Pierre Terrail, D’un socle à l’autre, GRDS, 2014, http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article198.

[5] Voir à cet égard par exemple Yael Brinbaum, Cédric Hugrée, Tristan Poullaouec, « 50 % à la licence… mais comment ? Les jeunes de familles populaires à l’Université en France », Économie et Statistique, n°499, 2018 : « Lorsque leurs résultats aux évaluations en français et en mathématiques les situent dans le quart inférieur des élèves de 6ème, seuls 37 % des inscrits en premier cycle universitaire obtiennent une licence. À l’inverse, quand ils faisaient partie du meilleur quart, 71 % ont décroché cette licence en premier cycle. »

[6] Voir DEPP-MEN, Note d’information 19.08, mars 2019 : « Les taux de réussite moyens pour les additions s’élevaient à 90 % en 1987 et à 77 % en 2007. En 2017, ils sont à 69 %. Pour les soustractions, réussies autour de 83 % en 1987, elles ne le sont qu’à hauteur de 64 % en 2007 et de 55 % en 2017. La baisse est encore plus marquée pour les divisions : 74 % en 1987, 43 % en 2007 et 37 % en 2017. Concernant les problèmes, les taux de réussite moyens sont de 32 % en 2017. En 1987 et en 2007,ils s’élevaient respectivement à 52 % et 40 % .

[7] DEPP/MEN, Note d’information 15.19, mai 2015.

[8] DEPP-MEN, Note d’information 19.33, septembre 2019.

[9] Voir DEPP-MEN, Notes d’information 08.38, décembre 2008 ; et 16.28, novembre 2016.

[10] DEPP-MEN, Note d’information 16.21, juillet 2016.

[11] DEPP-MEN, Note d’information 19.49, décembre 2019.

[12] Emmanuel Todd, Les Luttes de classe en France au XXIème siècle, Éditions du Seuil, Paris, 2020. On pourra lire sur ce site mon compte-rendu, De l’existence d’une « crise éducative », et de ses modalités, GRDS, 2020, https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article315.

[13] Rappelons que selon l’enquête SNES/SOFRES de 2002 la majorité des enseignants de collège estimaient alors que le collège unique était un pari perdu d’avance.

[14] Voir Jean-Pierre Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle, La Dispute, Paris, 2016.

[15] La date a dû en être reportée pour les raisons sanitaires que l’on sait.

[16] Voir Pédagogies de l’exigence. Récits de pratiques enseignantes en milieux populaires, La Dispute, Paris, 2020 (ouvrage collectif).