Le SNUipp-FSU, premier syndicat des enseignants du primaire français, a mené l’enquête : plus de la moitié des professeurs des écoles[1] envisagent d’arrêter. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui l’ont déjà fait. C’est d’autant plus préoccupant que le métier recrute de plus en plus difficilement. Les réformes de Blanquer, l’un des plus fidèles ministres de Macron, n’y sont pas pour rien. Et ce que le candidat Macron a révélé durant sa campagne n’annonce rien de bon. Même si la nomination de Pap Ndiaye a surpris.
Cet article a été initialement publié dans L’École démocratique, n°90, juin 2022 (pp. 24-26).
De 364 l’année 2008-2009, le nombre de départs volontaires de l’éducation nationale est monté à 2 286 l’année dernière (2020-2021). Faites le compte : en dix ans, c’est un accroissement de… 630 %. C’est chez les enseignants stagiaires, dont la carrière débute à peine, que le taux de départ est le plus élevé : 3,2 %. Mais les anciens pensent aussi à la reconversion.
Un témoignage parmi tant d’autres
«Je viens de demander une mise en disponibilité. Cela devrait me permettre de prendre au maximum trois ans sans salaire, mais sans perdre le bénéfice de mon statut, pour réfléchir à ce que je veux faire dans les années à venir. Peut-être écrire…
Voilà plus de vingt ans que j’exerce ce métier dans des établissements très différents, mais nous venons de passer deux années très difficiles et j’ai besoin de prendre du recul. J’ai adoré ce métier, que je voulais faire depuis toute petite bien que n’étant pas dans une famille d’enseignants. Je me suis vraiment éclatée, mais, aujourd’hui, je doute. Je ne veux pas devenir une prof aigrie qui ne se reconnaît plus dans ce qu’elle fait. Il y a eu la réforme du bac, ses contenus qu’on nous a imposés sans concertation, la mise en concurrence des spécialités qui complique les rapports entre collègues, le contrôle continu qui met les élèves en souffrance, sous pression permanente… Nous ne sommes plus ceux qui les préparent au bac, qui les accompagnent : nous sommes des évaluateurs perpétuels.
L’apothéose a été la mascarade de l’an dernier, les convocations multiples, le grand oral, la désorganisation totale. Et depuis quatre ou cinq ans, nous sommes toujours ceux qui ne font pas bien, pas assez… ça joue, ce prof bashing, alors qu’on s’est débrouillés seuls depuis le premier confinement, avec notre propre matériel, avec des collègues contractuels ou vacataires à 1300 euros par mois qui devaient acheter leurs boîtes de masques pour travailler !
Toujours en première ligne, sans jamais être prioritaires pour la vaccination. Et avec ce que Macron a annoncé, les cinq années à venir s’annoncent encore plus difficiles, on a le sentiment qu’on va privatiser l’éducation nationale. Nous, enseignants, nous sommes tous le produit de l’école laïque, publique, avec des valeurs fortes. On sent que ça risque de se terminer. Beaucoup des profs qui vont partir ne sont pas les moins bons : ce sont ceux qui auront développé des compétences, qui auront su se remettre en question. D’ailleurs, si une enseignante aguerrie comme moi se pose la question de quitter ce métier en or, c’est bien qu’il s’est passé quelque chose. Pour me retenir, il faudrait vraiment un gouvernement qui remette l’éducation au centre de ses préoccupations, qui soit à l’écoute, qui nous donne la considération dont on a besoin. »[2]
Attention, comme en atteste ce témoignage, c’est aussi les plus attachés au service public d’éducation, les plus aguerris, les plus exigeants envers eux-mêmes, les plus combatifs, que le système pousse à partir à force de maltraitance, de travail empêché et de perte de sens.
Et c’est sans aucun doute l’objectif à peine masqué de la Macronie : vider l’éducation nationale de ses forces vives pour mettre en place le projet que l’on voit se dessiner, avec des profs mal formés, jetables, interchangeables, tout juste capables de venir réciter des cours prémâchés devant des élèves voués, s’ils ne suivent pas, à être écartés de la scolarité générale dès après la classe de 5e, pour mieux offrir aux entreprises un volant de main-d’œuvre à bas coût.
L’Ecole libérale en marche
Les mesures annoncées par le candidat Macron en matière d’enseignement n’ont rien de neuf. Elles s’inscrivent dans le droit fil de ce que son ministre Blanquer a initié durant les cinq années de son premier mandat présidentiel : il s’agit bel et bien d’achever l’Ecole publique pour favoriser l’émergence d’un véritable marché scolaire.
Même si le ministère s’essaye à la prestidigitation, en claironnant qu’il y aura 1 615 «équivalents temps plein supplémentaires » dans l’enseignement secondaire pour la rentrée de septembre 2022, la ficelle est grossière : ce chiffre n’est dû qu’à une réforme de la formation initiale des enseignants, qui envoie une partie des stagiaires à temps plein devant les classes. En réalité, la rentrée de 2022 se soldera par 440 suppressions de postes. Les dotations horaires globales (DHG) reçues dans les collèges et lycées confirment cette crainte. Sont particulièrement touchés les établissements en éducation prioritaire. Le pouvoir poursuit le sabotage des conquêtes de la démocratisation de l’enseignement public. Et il avance les pions de la marchandisation.
Large liberté de décision, pédagogique et managériale, pour les directions des établissements ; recrutements sur profil ; sous couvert de « transparence », publication des résultats des évaluations permettant de comparer classes, écoles et établissements entre eux… Bonjour, la compétition de tous contre tous ! On voit poindre là derrière le modèle anglo-saxon des Charter Schools, écoles sous contrat, dont les effets pervers sont pourtant bien connus.
Du côté des personnels, le président-candidat annonce des augmentations salariales. Oui, mais avec des missions supplémentaires : remplacement obligatoire des collègues absents, suivi individualisé des élèves, formation continuée hors temps scolaire… Pourtant, selon les chiffres du ministère (!), les enseignants travaillent déjà 42,5 heures/semaine. Bonjour, l’attractivité du métier ! Mais Macron joue finement : il précarise encore un peu plus le métier… tout en faisant croire aux parents que le problème des remplacements est résolu. Même duplicité envers les accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH) : il leur annonce des contrats de 35 h/semaine… à condition d’accepter des tâches annexes, entre autres dans le périscolaire. Les AESH n’en veulent pas, eux qui se passionnent pour leur travail spécifique : accompagner des enfants qui en ont besoin.
Les contenus de l’enseignement sont également mis à mal. Comme sous d’autres cieux, la formule incantatoire de « l’excellence » et le miroir aux alouettes d’une rémunération de l’Etat pour les lycéens en stage sont en train de pervertir les lycées professionnels. Les élèves passeront plus de temps en entreprises : ça leur fera moins de cours (et moins de professeurs). Moins de cours généraux, ça réduira les possibilités de poursuivre des études supérieures et d’évoluer professionnellement. Macron annonce « la fin de l’hégémonie des diplômes », à travers un « outil de gestion des compétences ». Bonjour, l’utilitarisme ! Adieu, toute ambition démocratique !
Les perspectives pour l’enseignement supérieur et universitaire ne sont pas plus réjouissantes[3]. Le 13 janvier, le président-candidat lâchait une phrase lourde de sens : « On ne pourra pas rester durablement dans un système où l’enseignement supérieur n’a aucun prix pour la quasi-totalité des étudiants. »[4] Pour se faire une idée de ses intentions, on peut se référer à la note de Gary-Bobo, du nom d’un professeur d’économie, adressée en 2016 au conseiller éducation, enseignement supérieur et recherche de Macron. Cette note listait « réformes souhaitables » et « éléments d’une stratégie » pour y parvenir. Qu’y trouvait-on ? Le parachèvement de l’autonomie des universités, faisant de leurs présidents des managers libres de gérer ressources humaines, sélection des étudiants et droits d’inscription. Pour garantir le financement des établissements à hauteur de leurs besoins (et de leurs ambitions internationales), Gary-Bobo pousse à une augmentation impressionnante des droits d’inscription, proposant aux familles de recourir à l’emprunt… garanti par l’Etat : bonjour, les bénéfices plantureux pour le secteur bancaire ! Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, a accompli sa part de sale travail : sur le quinquennat, 220 000 étudiants supplémentaires se sont inscrits à l’université ; seules 84 000 places de plus ont été créées. Et ces places sont largement en trompe-l’œil : sans construction de nouveaux locaux (ou de nouvelles universités), sans recrutement d’enseignants-chercheurs… Conséquences : une dégradation des conditions d’études, la précarisation des enseignants (le 26 janvier a été « le jour du dépassement » pour le Snesup-FSU, l’université ne fonctionnant plus depuis ce jour que grâce à des heures de personnels non statutaires) et la mise en péril des finances des établissements. Sur le plan des structures et de la gouvernance, on a assisté durant cinq ans à un mouvement sans précédent de fusions entre établissements, sur le modèle de ce qui se fait dans l’industrie, dans le but d’atteindre une « taille critique » face aux universités les mieux placées dans les classements mondiaux. Ce mouvement s’est accompagné de changements profonds dans la gouvernance, ces structures mêlant souvent universités et grandes écoles, voire écoles privées, leurs instances étant désormais dominées par des « personnalités extérieures » souvent issues du monde économique. C’est sans doute là ce qu’Emmanuel Macron entendait en appelant, le 13 janvier, à faire tomber les barrières entre universités et grandes écoles.
De même, sa demande pressante à ce que l’université délivre désormais des diplômes professionnalisants. Anne Roger, cosecrétaire générale du Snesup, y perçoit une « vision court-termiste, qui demande à l’enseignement supérieur de couvrir les besoins immédiats de tel ou tel secteur économique, et tant pis si ensuite, les jeunes sont en difficulté pour évoluer, s’adapter ».
Un modèle où « la logique de l’offre doit prendre le pas sur la logique de la demande », selon Macron, et dont les systèmes de gestion de flux d’étudiants, comme Parcoursup, ont pour fonction d’obliger les jeunes à accepter ce qu’on veut bien leur offrir. Au péril de leurs projets, de leur avenir, et de celui du pays tout entier.
Vers la négation des savoirs critiques ?
Les années Blanquer se seront aussi caractérisées par une croisade engagée contre les savoirs critiques. Après l’offensive lancée de manière opportuniste[5] contre un prétendu « islamogauchisme » régnant dans les milieux de l’enseignement et de la recherche, la Macronie s’est également distinguée par sa volonté affichée, obsessionnelle dans le chef du ministre de l’Education nationale, de pourfendre le « wokisme »[6]. On retiendra notamment le financement et l’inauguration par J-M. Blanquer himself d’un colloque intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ». C’était en janvier 2022. Une charge en règle contre les sciences sociales. Une mise en cause de l’indépendance de la production des savoirs et des connaissances qui doit nous préoccuper au plus haut point !
Pap Ndiaye ministre, un espoir ?
Dans l’entre deuxième et troisième tours des élections nationales, Macron semble avoir voulu apaiser les relations avec le monde enseignant . C’est sans doute le but de la nomination à l’Education de Pap Ndiaye, historien spécialiste des États-Unis et des minorités, directeur du Musée d’histoire de l’immigration. Sauf que le symbole ne suffira pas, même s’il a fait s’étrangler l’extrême-droite. Il nous faudra des actes concrets allant dans le sens du progrès social.
Certes, idéologiquement, il se situe aux antipodes de son prédécesseur. « On cherche à intimider ceux qui réfléchissent sur les questions raciales » tonnait-il en janvier dernier.
Mais qu’en sera-t-il des dossiers de fond ? Les salaires des enseignants, la dévalorisation et la précarisation du métier, la marchandisation de l’enseignement, l’aggravation des inégalités socio-scolaires… ? Car, n’en doutons pas, celui qui a écrit la feuille de route, c’est Emmanuel Macron, dont le programme est connu : poursuite des réformes, « autonomie » des établissements scolaires, rémunérations à plusieurs vitesses et au « mérite », affaiblissement de la filière professionnelle…
Dans le monde enseignant, les attentes sont lourdes et, si Pap Ndiaye devait se révéler être un simple coup de com’ du président, la colère pourrait vite se réveiller.
En conclusion de ce tour d’horizon français, il est bon de rappeler le mouvement social exemplaire qui a secoué l’Ecole – et ébranlé son ministre : une journée de grève nationale le 13 janvier dernier, où l’on a vu travailleurs de l’éducation, étudiants et parents se mobiliser ensemble. Telle est sans doute la voie à suivre pour conquérir une Ecole démocratique.
- En Belgique, lisez « instituteurs » ↑
- Karine, professeure d’histoire-géographie à Paris, citée dans l’Humanité, 07/04/22 ↑
- L’Humanité – 3/02/22 ↑
- Lors des 50 ans de la Conférence des présidents d’université, devenue désormais France Universités. ↑
- Dans l’émotion suscitée par l’assassinat de Samuel Paty. ↑
- En anglais, le mot woke, du verbe to wake (« (s’)éveiller »), veut dire littéralement « éveillé » et par extension « conscient ». Dans l’argot des Africains-Américains, il a pris le sens spécifique de « lucide face aux problèmes sociaux que rencontrent les Noirs ». Aucun intellectuel ne se revendique du wokisme. Le terme n’est employé que péjorativement par les pourfendeurs de l’esprit critique, afin de discréditer tout travail de déconstruction du racisme, du colonialisme, de l’homophobie, du sexisme, du néolibéralisme… ↑