Selon le site Éduscol[1], géré par le Ministère de l’Éducation nationale, « le développement de l’esprit critique est au centre de la mission assignée au système éducatif français ». Mais qu’est-ce donc que l’esprit critique ?
Cet article a été initialement publié dans L’École démocratique, n°85, mars 2021 (pp. 20-21).
Pour l’auteur de l’article cité, il serait à la fois « un état d’esprit » et « une manière de procéder ». L’état d’esprit en question comporterait six attitudes : l’écoute (s’intéresser à ce que pensent les autres, accepter le débat), la curiosité, l’autonomie (chercher à penser par soi-même), la lucidité (savoir ce que l’on sait et ce que l’on ignore) et la modestie (accepter de s’être trompé). Ces attitudes seraient à leur tour nourries par six pratiques : s’informer, évaluer l’information, distinguer dans cette information les faits et les interprétations, confronter les interprétations (pour prendre acte des débats) et enfin évaluer les interprétations (afin de distinguer les opinions des hypothèses et des faits validés par l’expérience). La mission de l’École, en matière de formation à l’esprit critique, consisterait dès lors à exercer ces six pratiques afin d’encourager les six attitudes susmentionnées.
Il n’y a rien dans tout cela qui soit à rejeter. La question qui me taraude est plutôt : est-ce que cela suffit ? La capacité de formuler un jugement autonome et critique ne se nourrit-elle que de bonnes attitudes et de bonnes pratiques ?
Considérons le cas d’école qui nous est fourni aujourd’hui par la Covid 19 et les mesures sanitaires qu’elle entraîne. Un esprit critique ne devrait certes pas accepter d’emblée, comme des vérités incontestables, toute analyse ou information provenant des autorités et des médias qui leur sont fidèles. Mais il ne devrait pas non plus se laisser entraîner par le flot de thèses délirantes que l’on trouve parfois sur les réseaux sociaux. Il faut donc effectivement « s’informer », « distinguer les faits des interprétations », identifier « opinions, hypothèses et faits validés par l’expérience », etc. Mais ça n’est pas, me semble-t-il, qu’une question d’attitude ou de pratique. Il y a en effet une condition impérative pour que ces attitudes et pratiques soient efficaces, condition que passe étrangement sous silence le texte d’Éduscol : le savoir.
Comment se forger une opinion sur les vaccins, sans comprendre ce qu’est un virus, ce que sont l’ADN et l’ARN, ce qu’est un anticorps ? Comment évaluer la crédibilité d’affirmations appuyées sur des données chiffrées, relatives à l’efficience ou à l’inefficience du confinement, si l’on n’a pas appris à lire et à interpréter une statistique ? Comment comprendre les débats virulents sur la dangerosité de certaines dispositions comme le port du masque si l’on n’a jamais découvert ce qu’est une probabilité ? Comment résister aux comparaisons faciles entre la France et la Suède si l’on n’a pas d’idée des différences géographiques, démographiques ou culturelles entre ces pays ? Comment peut-on comprendre que des personnes pourtant saines d’esprit se laissent aller à des thèses dites « conspirationnistes », si l’on n’a pas appris, notamment par l’étude de l’histoire contemporaine, à quels mensonges les États sont parfois prêts lorsqu’il s’agit de protéger leur pouvoir ou leurs intérêts ? Et à quel point ils parviennent alors à embrigader les principaux médias. Enfin, comment espérer une attitude et une pratique respectueuses d’une démarche scientifique, si l’on n’a jamais — ou pas souvent — eu l’occasion de participer à la (dé-)(re-)construction d’un savoir théorique en s’appuyant sur une telle démarche.
Il se trouve que le savoir n’a pas bonne presse aujourd’hui dans le discours dominant sur l’éducation. Beaucoup affirment qu’à l’ère de l’internet, alors que chacun peut accéder en un clin d’œil au contenu de bibliothèques et de médiathèques colossales, le rôle de l’école ne serait plus de transmettre du savoir, mais d’apprendre à rechercher et à mobiliser des connaissances nouvelles en fonction de besoins changeants et imprévisibles. Telle est en tout cas la définition « moderne » de la compétence, que réclament les pouvoirs économiques lorsqu’ils se penchent sur les systèmes éducatifs. Mais pour celui qui pense l’École comme une instance émancipatrice, cette vision-là ne peut satisfaire. Le savoir ne se réduit en effet pas à une masse d’informations. Dans sa forme la plus élevée, celle qu’implique une citoyenneté critique, le savoir suppose un processus complexe d’abstraction et de conceptualisation que seule l’école peut apporter à tous. En cédant à la mode consistant à privilégier la compétence flexible sur le savoir solidement construit, ce n’est pas l’esprit critique que l’on promeut mais au contraire la capacité de s’adapter au changement sans velléité de résistance.
Promouvoir l’esprit critique à l’école, forger des citoyens capables de penser le monde avec leur propre tête et de participer à sa transformation, cela ne peut se réduire à l’inculcation de valeurs ou de comportements. Le véritable esprit critique, celui qui permet de s’affranchir des dogmes de la pensée dominante, ne se nourrit pas de valeurs mais de savoirs. C’est par l’étude des sciences que l’on acquiert le mode de pensée qui libère des préjugés. C’est par la connaissance de notre environnement géographique, technologique et socio-économique que l’on peut saisir les potentialités qui s’offrent à l’homme et prendre toute la mesure du gâchis actuel. C’est par l’histoire que l’on apprend comment se font et se défont les sociétés, que l’on perçoit la force et les conditions de l’action politique et sociale. C’est par la littérature, la philosophie et les arts que l’on apprend à préciser, à exprimer, à nuancer et à défendre sa pensée. Au contraire, l’absence de rigueur, les savoirs mal structurés, les compétences pratiques sans assise théorique, l’adaptabilité sans réflexion, ne conduisent l’homme qu’à renoncer à comprendre, à accepter tout sans s’interroger sur rien.