C’était il y a 25 ans. Le dernier grand mouvement social à avoir secoué l’enseignement belge, côté francophone. Des dizaines de manifestations, des mois de grève et d’actions. Un calicot nous rappelle que la cible des manifestants est la socialiste Laurette Onkelinx, alors Ministre-Présidente du gouvernement de la Communauté française de Belgique, chargée entre autres de l’Éducation. A noter également : aux côtés des enseignants défilent des délégations ouvrières des Forges de Clabecq et de Caterpillar. Nous y reviendrons.
Cet article a été initialement publié dans L’École démocratique, n°85, mars 2021 (pp. 13-15).
1995-1996 : deux années scolaires dans la tourmente
Dès le printemps 95, Onkelinx lance un plan de rationalisation de l’enseignement secondaire. Les écoles de moins de 400 élèves doivent fusionner ou disparaître. Malgré les nombreuses actions de protestation, elle n’en démord pas : il lui faut encore trouver 3 milliards de francs belges, ce qui équivaut, à ses yeux, à sacrifier 3000 emplois ! L’enseignement francophone connaît alors, début 96, la plus longue grève de son histoire : de fin février à début mai, les actions se suivent sans interruption. En vain, malheureusement. Les 3000 emplois disparaissent et une école sur cinq se voit absorbée par une entité plus grande.
Sur le plan social, une maigre consolation : les mesures de prépension (DPPR) soulageront les aînés et préserveront les emplois des jeunes. Mais la réduction de l’encadrement est bien là … et, depuis lors, se paie chaque jour dans chaque établissement. La journaliste Anne-Marie Pirard titre d’ailleurs dans le Ligueur : « Secondaire : après la pluie, le mauvais temps ».
Dans le supérieur, c’est la même logique d’économie qui frappe : les ministres sociaux-chrétiens Lebrun puis Grafé regroupent les 113 écoles supérieures en 30 Hautes Ecoles de plus de 2000 étudiants en moyenne. Ces écoles reçoivent désormais des enveloppes fixes et globales pour payer leur personnel et faire face à leurs frais de fonctionnement. Et le budget est gelé ! A ce niveau-là aussi, on en mesure encore les funestes conséquences aujourd’hui.
Pourquoi un mouvement d’une telle ampleur ?
Si la résistance aux mesures Onkelinx-Grafé fut si farouche, il faut certainement en chercher la raison dans deux directions. D’une part, les enseignants se révoltent face à une énième agression : depuis la fin des années 70, ça n’arrête pas. Qu’il s’agisse des derniers ministres nationaux ou de leurs premiers homologues communautaires (l’enseignement belge a été progressivement communautarisé au tournant des années ’80), tous n’ont qu’un mot à la bouche : restriction ! Les moyens de l’enseignement sont sans cesse rabotés, et les conditions de travail à chaque fois rendues plus dures : suppression des heures de titulariat et de conseil de classe, augmentation des normes d’ouverture et de maintien des options, économies sur les constructions scolaires, augmentation de la charge hebdomadaire des enseignants, remplacement des normes par un capital-périodes bien moins favorable, etc.
Autre raison de la colère de 96, le sentiment – aussi bien des enseignants que des étudiants – que ce décret-ci, venant ajouter ses effets dévastateurs aux mesures d’austérité antérieures, va vraiment porter un coup fatal à la qualité de l’enseignement, notamment parce qu’il réduit l’encadrement et constitue de grandes écoles, forcément moins humaines. La dualisation de l’enseignement et de la société sera encore aggravée.
Une grève à la fois très riche… et perdue
Il faut insister sur cet aspect de la grève de 96. Il y est vraiment question de la qualité de l’enseignement. Les insultes proférées envers les professeurs durant le mouvement, par exemple quand ils participent à des piquets de grève, ont beau être toujours du même tonneau (« Qu’est-ce qu’ils veulent encore, les profs ? Deux mois de vacances, c’est pas assez ? Leurs salaires ne sont-ils pas suffisants pour 20 heures par semaine ? »), l’enjeu est clairement ailleurs : il faut sauver l’emploi, c’est-à-dire l’encadrement des jeunes et le rôle de l’école comme lieu d’émancipation sociale. Le débat, au sein du mouvement, s’avère très riche, établissant le rapport étroit entre l’école et la société, et vice-versa. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’est lancé notre Appel pour une école démocratique.
Alors, pourquoi cette grève a-t-elle échoué ? Il y a, surtout, l’attitude inflexible du gouvernement Onkelinx, soutenu par sa majorité et par les pouvoirs économiques. Une attitude inflexible au point de faire donner la troupe. Enseignants et étudiants auront essuyé coups de matraques, jets d’autopompes, charges de cavalerie et autres bombes lacrymogènes.
Le rapport de forces n’est pas non plus des plus favorables. Dans l’enseignement, l’arrêt du travail ne fait pas mal au portefeuille du patron. Quand survient, le 2 avril 1996, le vote du décret, malgré le feu continu des actions de protestation, le découragement gagne du terrain.
Du côté des militants les plus déterminés, même si le trio syndical Anciaux (CGSP), Dohogne (CSC), Lacroix (SEL) tient bon jusqu’au bout, le sentiment de n’être pas assez soutenus par les organisations syndicales gagne du terrain. Sans doute ce sentiment est-il dû en grande partie au manque d’unité avec le monde du travail et à l’absence de soutien véritable de la part des structures syndicales au niveau interprofessionnel. La contre-proposition lancée sans concertation par une des centrales chrétiennes (la CEMNL) – les enseignants accepteraient une réduction de salaire en échange du maintien de l’emploi – crée bien évidemment des tensions supplémentaires au sein de la CSC comme au sein du front commun.
Autre source de tension dans le mouvement : l’approche des examens, et la question de savoir si on va sacrifier l’année scolaire ou rentrer dans les écoles. La cohésion manquant sur ce point, les professeurs se retrouvent abandonnés à la pression que l’on imagine. Avec le résultat que l’on sait.
Pour des jours meilleurs
Le recul nous autorise aujourd’hui à nous montrer moins négatifs quant au bilan du mouvement. L’action aura tout de même payé. Outre les aménagements de fin de carrière obtenus immédiatement (DPPR) et toujours en vigueur 25 ans plus tard, même s’ils ont été sérieusement rabotés, l’enseignement a engrangé un refinancement en 2001 (accords de la St Polycarpe), négocié dès 1999, quand le nouveau gouvernement fédéral Verhofstadt (PS-Ecolo-MR-SP-Groen-VLD) s’était formé avec la promesse de réinvestir dans l’école. Une promesse qui ne devait pas être sans lien avec les traces laissées par le conflit de 1996. L’ambiance générale dans les partis francophones était au « plus jamais un mouvement des enseignants comme en 1996 ! » (PS et PSC avaient d’ailleurs été sanctionnés dans les urnes par bon nombre d’enseignants).
Quelle leçon tirer du mouvement ? Sans doute l’absolue nécessité de toujours replacer l’Ecole dans un contexte de société. L’Ecole est frappée durement, comme les autres services publics et comme la plupart des travailleurs du privé. Pour la même raison : dégager toujours plus de profit pour une minorité de nantis. Une seule issue dès lors : unir les luttes. Ce n’est que dans un tel cadre que l’enseignement pourra être réellement refinancé et devenir plus juste. C’est ce qu’avaient compris quelques délégations ouvrières à l’époque, comme en témoigne notre document. C’est ce que clamait une minorité très active au sein du mouvement. Ces enseignants et ces étudiants ont continué d’agir bien au-delà de l’effervescence de 96 : certains d’entre eux ont rejoint des mouvements comme ATTAC ou l’Aped, ont joint leur voix à celles des travailleurs en lutte à Clabecq, à Vilvorde et à Seraing, ou encore se sont engagés dans la résistance aux centres fermés pour étrangers. Ils n’ont pas baissé les bras. Puisse l’expérience engrangée inspirer le prochain mouvement à venir …