Il y a tronc commun et tronc commun !

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La crise sanitaire aura éclipsé l’événement : l’année 2020-2021 restera dans l’histoire de l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) comme celle de l’entrée dans le tronc commun renforcé. Depuis le mois de septembre, les maternelles initient le mouvement avec leur tout nouveau référentiel. La réforme progressera ensuite avec cette cohorte d’élèves. On l’annonce en première secondaire en 2026, pour aboutir logiquement au terme de la troisième secondaire en 2029. Une réforme progressive donc, qui concerne tous les élèves.
L’Aped a toujours fait de l’allongement du tronc commun l’une de ses propositions-clés. D’aucuns penseront dès lors que l’avènement annoncé d’une formation commune générale et polytechnique jusqu’en fin de troisième secondaire nous comble d’aise. Hélas, trois fois hélas, il n’en est rien ! Car il y a tronc commun et tronc commun ! Celui, ambitieux, que nous appelons de nos voeux… et celui dont les contours se précisent dans le processus du Pacte pour un enseignement d’excellence. Une clarification s’impose. C’est l’objet de ce dossier.

 

A lire dans ce dossier :

 

La réforme telle qu’elle se dessine

Le tronc commun (TC) renforcé qui entre en vigueur dans le maternel s’étendra progressivement jusqu’à la fin de la troisième secondaire. Soit un allongement d’une année par rapport au « tronc commun » actuel.

Autre différence de taille : le tronc commun renforcé concerne tous les élèves de l’enseignement ordinaire, sans exception, le premier degré différencié du secondaire étant appelé à disparaître.

Les nouveaux référentiels suivront, définissant les contenus à enseigner chaque année, de l’enseignement primaire à la 3ème secondaire. On nous les promet plus précis que ce que nous avons connu dans les années « approche par compétences (APC) ». Notamment grâce au découpage par année scolaire.

Les groupes de travail chargés d’écrire ces nouveaux référentiels sont toujours à l’ouvrage. Ce que l’on sait, c’est que les apprentissages seront désormais organisés en domaines, certains spécifiques – les matières, regroupées par catégories – et d’autres transversaux. Ces domaines d’apprentissage, encore en chantier, n’ont pas été soumis au vote. On irait vers quelque chose qui pourrait ressembler à ceci (1):
1. le français, les langues anciennes, les arts et la culture;
2. les langues modernes;
3. les mathématiques, les sciences, la formation manuelle, technique, technologique et numérique;
4. les sciences humaines (formation historique, géographique, économique et sociale), l’éducation à la philosophie et à la citoyenneté, religion ou morale;
5. l’éducation physique, le bien-être et la santé;
6. la créativité, l’engagement et l’esprit d’entreprendre;
7. apprendre à apprendre et poser des choix;
8. apprendre à s’orienter (à travers son parcours).

Les promoteurs du tronc commun new look insistent sur sa dimension polytechnique.

Voilà pour le « quoi apprendre », défini au niveau de l’autorité régulatrice (la FWB), le « comment apprendre » relevant des pouvoirs organisateurs.

Consciente de la difficulté de faire suivre un même cursus à tous les enfants, y compris ceux qui quittent le fondamental sans le CEB et sont actuellement orientés dans le différencié, la FWB communique beaucoup sur les dispositifs qui devraient leur permettre de suivre jusqu’à 15 ans : deux heures/semaine d’accompagnement personnalisé avec deux enseignants en classe, un renforcement des dispositifs d’accompagnement (pour les élèves en intégration et les primo-arrivants), des périodes d’accompagnement et de soutien octroyées aux élèves « francophones vulnérables »…

Un tronc commun pour tous, allongé jusqu’à 15 ans, des référentiels plus lisibles car détaillés année par année, les savoirs revalorisés, une dimension polytechnique, un renforcement des dispositifs d’accompagnement… Alors, heureux ? Eh bien, non ! Mais pourquoi donc ?

Le tronc commun, condition nécessaire, mais sans doute pas suffisante de la démocratisation scolaire

La FWB l’affirme haut et clair, l’objectif de l’opération est bien d’améliorer l’équité et l’efficacité de notre enseignement. Le claironner, c’est une chose. Prendre toutes les dispositions nécessaires pour y parvenir en est manifestement une autre.

Les mécanismes de reproduction et de creusement de l’iniquité scolaire sont connus de longue date et nos travaux ont largement contribué à les vulgariser. L’organisation de l’école à la belge, en quasi-marché, avec ses multiples effets de ségrégation, en est la principale explication. Autrement dit : sans réformes de structures courageuses – affectation des élèves aux écoles pour créer partout la mixité sociale, suppression de la concurrence entre établissements et réseaux, séparation géographique des écoles du tronc commun, etc. -, le miracle n’a que peu de chance de se produire.

Le nouveau tronc commun s’adresse peut-être à tous les élèves sans exception (suppression du différencié) et il est allongé d’un an. Mais on ne touche ni au libéralisme des inscriptions ni à la ségrégation sociale des écoles. Le tronc commun n’est donc toujours qu’apparent. Car, tout le monde le sait, une école n’est pas l’autre. Les options proposées au-delà du tronc commun trieront toujours inexorablement les publics. Certains enfants continueront de s’inscrire dans des établissements spécialisés dans la « transition », préparant à l’enseignement supérieur. D’autres dans des écoles tournées vers la « qualification ». Nous serons donc en présence d’un tronc commun « théorique ». Dans les faits, la ségrégation en filières hiérarchisées aura encore de beaux jours devant elle. Et cela se traduira encore et toujours par des niveaux d’apprentissage contrastés. Les acteurs du Pacte d’excellence le savent d’ailleurs pertinemment, puisqu’ils l’écrivaient déjà en 2017 (2) : « le tronc commun redéfini et renforcé devrait idéalement être mis en œuvre au sein d’établissements non étiquetés par la spécialisation de leurs filières ultérieures, ce qui suppose l’organisation de premiers degrés autonomes au cours des trois années du nouveau premier degré du secondaire. La séparation géographique des établissements du tronc commun de ceux qui accueillent les années suivantes (…) ». Mais, face à l’ampleur de la tâche… et faute d’une réelle volonté politique, il est fort à parier que cette déclaration lucide reste un voeu pieux.

Il est une autre condition incontournable si l’on veut donner leur chance aux élèves qui en ont le plus besoin : une réduction drastique de la taille des classes, surtout dans les premières années d’enseignement. L’impact positif et durable d’une telle politique, justement auprès des publics les plus précaires, est également bien documenté (3). Les enseignants le savent d’expérience : des groupes autour d’une quinzaine d’enfants offrent les meilleures conditions de travail, un équilibre entre la richesse des interactions et la disponibilité à chacun-e. Hélas, là non plus, l’effort nécessaire n’est pas même envisagé…

Dans de telles conditions, nul besoin d’être grand clerc pour annoncer l’échec probable de la réforme. A défaut de fonctionner dans des structures et avec des moyens leur permettant de faire réellement réussir tous les élèves, et par ailleurs sommées d’afficher des taux de réussite arbitrairement fixés, les écoles risquent bien de revoir leurs exigences à la baisse et de niveler par le bas. Ce qui donnera pour longtemps des arguments aux conservateurs, qui auront beau jeu de dire que vouloir la réussite de tous est une utopie…
Ce qui risque aussi de décourager une génération d’enseignants de bonne volonté qui se seront investis à corps perdu dans la réforme, pour des résultats inévitablement décevants…

Quelle ambition démocratique dans l’éducation ?

Pour prendre la juste mesure d’une réforme du système scolaire, il est toujours pertinent d’en revenir à la question des enjeux : à quoi doit servir l’école ? A quel projet de société est-elle appelée à participer ?

Ce qui est en jeu, c’est ni plus ni moins que la démocratie. Son fonctionnement – ou sa conquête – exige que les citoyens aient la capacité, non seulement formelle mais réelle, de participer aux décisions. Dans cette optique, il est nécessaire qu’ils disposent des connaissances permettant de comprendre le monde dans toutes ses dimensions et d’une formation intellectuelle permettant de réfléchir « avec sa propre tête » à la façon dont on pourrait l’améliorer ou le transformer. L’école démocratique est celle qui donnera à tous les jeunes les outils pour exercer cette citoyenneté critique. Notre ambition (4) se fonde sur la conviction profonde que tous les élèves en sont capables, à condition d’y mettre les moyens et le temps nécessaire : plus de temps d’école et une formation générale qui ne s’arrête pas à la fin du tronc commun.

L’humanité est au pied du mur. Le présent comme l’avenir nous concernent toutes et tous, sans exception. La pandémie est brutalement venue nous le rappeler. Mais elle est loin d’être la seule question brûlante : pensons aussi à notre environnement commun, au partage du travail et de la richesse, à l’avenir de la sécurité sociale, à l’âge de la retraite, aux conséquences des développements technologiques, au racisme, au sexisme, à l’obscurantisme, aux guerres… Tous, quel que soit notre métier présent ou à venir, nous devons être capables de cerner les enjeux, de prendre position et de nous organiser pour construire, ensemble, une société réellement démocratique. Notre tronc commun à nous a cette ambition-là, outiller des citoyens nouveaux :

1/ des citoyens capables de comprendre et de diriger le monde avec autant de détermination et de force que ce qu’on attend traditionnellement des élites sociales. Il faut donc une solide formation classique pour tous : lire et écrire, mais aussi y prendre plaisir, concevoir et rédiger des textes, argumenter… S’élever progressivement de la compréhension d’écrits simples jusqu’à la littérature et la pensée philosophique. Dès l’école primaire et jusqu’à la fin de l’enseignement secondaire, il faut un apprentissage systématique, structuré et gradué des sciences, de l’histoire, des techniques, de la géographie, des mathématiques, de la philosophie et de l’économie. Et que l’on découvre et apprenne à apprécier les multiples formes d’expression artistique.

2/ des citoyens capables d’appréhender les bases matérielles de la société : comprendre d’où viennent les richesses, avoir une perception concrète de ce qu’est le travail, de ses formes diverses, comprendre comment les technologies influent sur l’évolution du monde, ce qu’elles rendent possible et quels risques elles portent en elle. De la maternelle à la fin de l’enseignement obligatoire, il faut donc une formation polytechnique qui aborde les différents domaines du travail productif (qu’il soit domestique, artisanal, agricole, de services ou industriel), en s’élevant progressivement de la découverte des pratiques productives les plus accessibles (jardinage, bricolage) jusqu’à l’étude théorique des grands principes scientifiques et organisationnels qui fondent ces branches d’activité.

3/ des citoyens éduqués dans des valeurs de solidarité, de coopération, de respect du travail de tous, de respect de l’environnement,… contre l’individualisme que valorisent les marchés. Et une telle éducation ne peut qu’être le produit d’une école qui soit le siège d’une véritable vie collective et qui soit ouverte sur le monde.

En regard de telles ambitions, les contours que prend le « tronc commun renforcé » font bien pâle figure. Sans doute parce que le projet est ambigu, traversé qu’il est par des courants contraires.

Une réforme pour le moins ambiguë

Certes, on ne peut nier que l’humanisme irrigue le texte du nouveau référentiel : « devenir un citoyen actif, émancipé, critique, créatif, solidaire des générations actuelles et futures ; acquérir des savoirs et des outils de compréhension plurielle du monde, en vue de penser et d’agir ; développer un plaisir d’apprendre soutenu et renouvelé ; s’épanouir dans les différentes facettes de sa personnalité ; acquérir des outils de construction de son identité sociale, réelle et virtuelle ; s’ouvrir à la pluralité des activités humaines dans la perspective d’un choix positif et murement réfléchi d’étude ; continuer à apprendre dans une société complexe et mondialisée » (5). Ailleurs il est aussi question d’« accompagnement personnalisé », de « rendre l’enseignement plus soutenant », etc.

Le problème, c’est qu’en réduisant les objectifs du tronc commun à l’acquisition et à la maîtrise des savoirs de base et en diluant les disciplines en de vagues domaines d’apprentissage, sans se donner le cadre structurel et les moyens nécessaires, le Pacte risque bien de passer à côté de cet objectif « citoyen critique ». Il nous éloigne de l’ambition d’une construction systématique, structurée et profonde des savoirs « de compréhension plurielle du monde ».

Les deux mantras du Pacte – acquisition et maîtrise des savoirs de base + nécessité d’apprendre tout au long de la vie -, correspondent pile-poil à ce que réclament les pouvoirs économiques qui entendent exploiter nos « ressources humaines ». Est-ce un hasard ?

Autre indice : la conception du polytechnique qui s’exprime dans la réforme. Au lieu d’être intégrée dans la vision d’une citoyenneté intelligente, responsable et critique, elle est présentée comme un moyen de choisir sa profession et de s’adapter à l’évolution sociale : « C’est en effet aussi un des grands objectifs du tronc commun : permettre aux élèves de découvrir un éventail plus large d’apprentissages. Avec notamment le renforcement du volet culturel et artistique de la formation mais aussi celui du volet technologique et numérique. », nous dit Geoffroy Le Clercq (6). Juste un peu de travaux manuels, un peu d’art et de culture, pour dire qu’on valorise toutes les intelligences et, en fait, pour mieux orienter et sélectionner ?

Quand les auteurs disent vouloir « doter tous les jeunes d’un même socle de savoirs et de connaissances dont la maîtrise est jugée indispensable dans la société du 21e siècle », leur formulation trahit l’ambiguïté du projet. Veulent-ils aider les élèves à s’adapter à cette société du 21ème siècle, aussi détestable soit-elle ? Ou, au contraire, veulent-ils leur apprendre à en cerner les mécaniques mortifères et leur donner les outils pour participer à sa transformation ?

Enfin, bon nombre d’expressions qui suintent des discours autour du Pacte sont révélatrices de la persistance d’un sale air du temps : « esprit d’entreprendre », « apprendre tout au long de la vie », « profil », etc. Voilà maintenant plus de quarante ans qu’a été pris le virage néolibéral. Trente ans que, paraît-il, l’Histoire est finie. Warren Buffett, pendant un temps l’homme le plus riche du monde, ne s’en cachait pas : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. » Emportée dans le courant dominant, comme les autres services publics, l’École est avant toute chose sommée de s’adapter aux attentes d’un marché du travail que l’on sait profondément dualisé et aliénant. Pacte ou pas Pacte.

Ambition et équité pour l’éducation !

Non, décidément, ces contorsions, pour essayer vainement de concilier un puissant courant ultra-libéral et quelques velléités humanistes, ne peuvent nous convaincre.

Une fois de plus, nous invitons chacun-e à rejoindre notre lutte pour une École démocratique : 15 élèves par classe en début de scolarité, dans des écoles socialement mixtes, des lieux de vie ouverts, organisés et encadrés à un niveau répondant aux besoins, offrant à tous une ambitieuse formation générale et polytechnique, c’est possible ! C’est ce dont l’humanité a le plus urgent besoin !

1. Selon différentes sources : RTBF info du 3 mai 2019, revue « PROF » de septembre 2020, intitulé des groupes de travail disciplinaires…
2. Avis n° 3 du Groupe central (GC) du Pacte.
3. N. Hirtt, Les petites classes sont les STAR de la réussite scolaire : https://www.skolo.org/2017/02/27/les-petites-classes-sont-les-star-de-la-reussite-scolaire/
4. Mémorandum de notre campagne « Ambition et équité pour l’éducation », initiée en mars 2020 : https://www.skolo.org/campagne-2020-de-laped/
5. Référentiel des compétences initiales, FWB, juillet 2020.
6. Coordinateur des travaux de mise en œuvre du tronc commun renforcé au sein de l’administration, cité dans la revue PROF.