Le 25 septembre dernier, « Le Soir » révélait au grand public le contenu d’un avant-projet de décret concernant l’évaluation des enseignants. Éric Burgraff[1] en traçait les grandes lignes et Caroline Désir tentait de rassurer les profs en ajoutant qu’il ne s’agit que « d’une version provisoire, en cours d’amendement, dont aucune conclusion ne peut être tirée ». Mais que contient cet avant-projet ? Plus largement, d’où vient ce nouveau mécanisme d’évaluation des personnels de l’enseignement ? Pourquoi peut-on dire qu’il est une partie intégrante de la nouvelle gouvernance et de la logique de responsabilisation mise en place à travers le Pacte ?
Ce mécanisme d’évaluation des personnels de l’enseignement n’est pas une chose nouvelle puisqu’il était déjà présent dans l’Avis n°2[2] et dans l’Avis n°3[3] du Pacte pour un enseignement d’excellence. Ce dernier avis étant défini comme la « feuille de route » du Pacte, il n’est pas étonnant de voir apparaître un avant-projet de décret concernant l’évaluation.
Responsabilisation, plan de pilotage et nouvelle gouvernance
L’évaluation des acteurs de l’enseignement est effectivement reprise dans l’axe stratégique 2 de l’Avis n°3 qui est, plus généralement, consacré à la gouvernance du système éducatif.
Mais comment expliquer ce lien entre gouvernance et évaluation ?
À la suite du décret[4] relatif à la mise en œuvre du plan de pilotage, le pouvoir régulateur, la Fédération Wallonie-Bruxelles, octroie plus d’autonomie, quant à la gestion des ressources humaines, matérielles et financières, aux directions et aux PO d’établissements scolaires.
En contrepartie, ceux-ci doivent respecter des objectifs chiffrés et rendre des comptes au pouvoir régulateur. En effet, chaque école est tenue d’établir un plan de pilotage sur 6 ans respectant les objectifs généraux définis par le pouvoir régulateur. De plus, autour d’un « leadership » (la direction), l’équipe pédagogique doit, d’une part, établir des objectifs spécifiques à l’établissement ainsi qu’une stratégie pour les atteindre et, d’autre part, doit s’engager collectivement et individuellement à respecter tous ces objectifs (généraux et spécifiques).
L’autonomie octroyée est donc indissociable d’une responsabilisation de chaque acteur de l’école qui est ainsi lié au pouvoir régulateur par un contrat d’objectifs dans une logique de reddition des comptes. En effet, comme le précise l’Avis n°3, « L’autonomie n’est pas une fin en soi : elle n’a de sens qu’au regard des dispositifs de responsabilisation qui sous-tendent le passage d’une logique de moyens à une logique de résultats via des indicateurs et des contrats d’objectifs ».[5]
En outre, s’il est vrai que le plan de pilotage est tout d’abord montré comme relevant de la responsabilité collective de l’équipe éducative, on ne peut ignorer la mention suivante figurant dans l’Avis n°3, mention que l’on retrouve dans l’avant-projet de décret concernant l’évaluation : « La responsabilité collective qui est celle de l’établissement scolaire dans le cadre de la mise en œuvre des plans de pilotage renvoie toujours à une responsabilité individuelle ».[6] Or, pour responsabiliser un individu, il faut tout d’abord l’évaluer puis le confronter à ses « résultats » lors d’un feed-back. C’est donc ce que prévoit cet avant-projet sur l’évaluation des enseignants.
Un processus d’évaluation essentiellement formatif ?
Cet avant-projet de décret, travaillé par l’Administration de l’enseignement et les équipes du Pacte, fait écho, comme nous l’avons souligné précédemment, à l’Avis n°3.
Dans ce dernier, apparaissent donc les grandes lignes d’un processus d’évaluation des membres de l’enseignement, processus présenté comme étant essentiellement formatif.
Ainsi, lors de l’évaluation annuelle de la mise en œuvre du plan de pilotage par la direction et l’équipe pédagogique, des points d’attention et d’amélioration collectifs sont mis en avant et débattus. Ensuite, un rapport d’évaluation collectif doit être rédigé par le directeur et adressé à l’équipe éducative. Celui-ci attire l’attention de tous sur les éléments de fonctionnement positifs, sur les points à améliorer et sur les moyens envisagés pour répondre aux attentes.
Cependant, « au terme de l’évaluation collective, lors d’un entretien de fonction, le chef d’établissement ou, le cas échéant, le coordinateur pédagogique peuvent si nécessaire évoquer des points d’attention et d’amélioration individuels avec certains membres de l’équipe éducative ».[7] L’évaluation collective fait donc place à une évaluation individuelle. Un entretien de fonction avec certains membres de l’équipe éducative pourra donc être « nécessaire ». Lors de celui-ci, un plan d’accompagnement individuel (PAI) sera « conclu » entre, d’une part, le membre du personnel et, d’autre part, le directeur ou son délégué. En effet, dans le cadre d’un « leadership distribué », la direction peut confier l’entretien individuel et le plan d’accompagnement à un enseignant expérimenté délégué à la coordination pédagogique ou à l’accompagnement individualisé[8].
Le contenu de cet entretien sera repris dans un document signé par la direction et l’enseignant évalué. Ce document reprendra, entre autres, les attentes formulées par les parties sur la base du plan de pilotage ou du contrat d’objectifs, les éléments de fonctionnement positifs et les compétences dont fait preuve le membre du personnel ainsi que ceux qui devraient être améliorés, les moyens envisagés pour permettre au membre du personnel de répondre aux attentes formulées (formations conseillées, actions mises en place pour accompagner le membre du personnel) et les échéances permettant aux parties d’assurer un suivi tout au long de la période d’évaluation. Tous ces critères serviront donc de base à l’évaluation du membre du personnel, mais, rassurons-nous, cette dernière sera essentiellement formative.
Cependant, en cas de « mauvaise volonté manifeste, de carence manifeste et répétée » de la part du membre du personnel, une procédure d’évaluation défavorable peut être enclenchée et faire place à une évaluation sommative menée par le PO.
Enfin, si, à la suite de ce processus d’accompagnement, le membre du personnel obtient deux mentions défavorables consécutives, sur 2 années scolaires distinctes, le PO peut mettre fin à la relation de travail.
Une évaluation controversée
Ce processus en deux étapes, évaluation formative – évaluation sommative, se retrouve intégralement dans l’avant-projet révélé par « Le Soir » et dénoncé, entre autres, par les syndicats en front commun[9]. À leur suite, nous aimerions relever quelques points qui nous semblent litigieux.
Précisons tout d’abord que nous ne sommes pas opposés au processus actuel d’évaluation sanctionnant les enseignants qui ne respecteraient pas les obligations liées à leur relation de travail, processus mené par un corps d’inspecteurs spécialisés et autonomes. Cependant nous sommes complètement opposés à un système de reddition des comptes, d’accountability, conséquence directe d’une nouvelle gouvernance relevant de la Nouvelle Gestion Publique (NGP).
Or c’est bien de cela qu’il est question avec la mise en place des plans de pilotage qui poussent en avant des objectifs à atteindre et qui entrainent une responsabilisation accrue des personnels éducatifs à l’égard des résultats attendus.
Comment croire encore que les entretiens de fonctionnement individuels[10] avec la direction n’auront pour seuls buts que d’enclencher une pratique réflexive auprès de l’enseignant, d’établir un accompagnement « bienveillant » alors que ce dernier sait pertinemment que ses « résultats » sont scrutés à la loupe et que son emploi est menacé ?
Comment ne pas craindre, de la part de certaines directions, des dérives autoritaires menaçant l’autonomie des enseignants par l’imposition de certaines pratiques, supports, médias, … ?
Comment ne pas craindre des représailles contre les enseignants revendiquant une pratique engagée de leur métier tant à travers des pratiques pédagogiques « alternatives », des combats syndicaux, sociaux, … pratiques qui peuvent parfois se retrouver en conflit avec la volonté de la direction, des PO ?
Comment ne pas craindre une détérioration du climat de travail lorsque l’on sait qu’un collègue, délégué à l’accompagnement individuel, pourra juger si vous avez atteint ou non les objectifs fixés, pourra juger si votre plan d’accompagnement individuel a porté ses fruits ?
Il serait enfin légitime de s’interroger sur ces notions de « mauvaise volonté manifeste, de carence manifeste et répétée » reprise dans l’Avis n°3 et dans l’avant-projet de décret. Comment ces notions seront-elles définies ? Ne laisseront-elles pas la place à une subjectivité importante et à une dérive autoritaire ?
Professionnalisme réflexif et professionnalisme managérial
Le Pacte pour un enseignement d’excellence a pour leitmotiv l’efficacité, l’équité et l’efficience de notre système éducatif. Or, au nom de ces notions, de nombreux pays ont déjà mis en place des politiques éducatives qui « ont introduit des changements importants sur le plan de la régulation du système éducatif, du fonctionnement interne des établissements scolaires, des curricula et parcours des élèves. Certaines politiques ont visé le statut et la formation de ces professionnels, s’inspirant de la NGP, elles ont progressivement mis en place une gouvernance de type post-bureaucratique fondée sur un pilotage par les résultats et des dispositifs de responsabilisation des équipes éducatives » [Cattonar, Dupriez, 2019, p.25]. La Belgique n’est donc pas novatrice et ne fait que s’aligner sur des pratiques déjà en cours depuis plus de 30 ans dans certains pays anglo-saxons.
Ces politiques éducatives repensent les pratiques des professionnels et redéfinissent par là même leur professionnalité, définie par Cattonar et Maroy comme « l’ensemble des pratiques, attitudes et compétences jugées nécessaires à l’exercice de la profession » [Cattonar, Maroy, 2000, p.25].
Ainsi, l’on voit s’affronter deux visions différentes de cette professionnalité.
D’une part, un professionnalisme dit collectif ou réflexif visant à développer les compétences des enseignants, à accroitre leur expertise, à privilégier un retour réflexif sur les pratiques pédagogiques à travers un travail collectif entre pairs dans un environnement prônant la confiance.
D’autre part, un professionnalisme dit post-bureaucratique ou managérial « qui tend à responsabiliser les professionnels à l’égard des résultats de leur établissement (et en général du système éducatif) et à améliorer leur efficacité par de nouvelles formes d’évaluation de leur travail et de rationalisation de leurs pratiques » [Cattonar, Dupriez, 2019, p. 26].
Afin d’améliorer son système éducatif, la FWB opte pour un modèle hybride alliant professionnalisme réflexif et professionnalisme managérial.
D’un côté, le Pacte met fortement l’accent sur les pratiques réflexives : travail en équipe, plans de pilotage concertés, partage d’expériences, … Les enseignants sont invités à réfléchir ensemble pour améliorer les performances de leur école, pour choisir les stratégies appropriées à leur réalité scolaire dans le cadre d’une « organisation apprenante ». Cependant, comme nous le développerons plus loin, cette réflexivité est fortement cadrée.
D’un autre côté, l’accent est mis sur une vision managériale relevant de la NGP prônant une responsabilisation accrue des personnels éducatifs dans une logique de reddition des comptes via les épreuves externes (CEB, CE1D, CESS) et les plans d’objectifs mis en place.
Une politique de reddition des comptes
À travers cette nouvelle gouvernance du système éducatif, la FWB s’inscrit donc complètement et de manière explicite[11] dans une logique de reddition des comptes, logique qui a gagné tous les secteurs publics : santé, police, justice, secteurs sociaux, …
Nous ne pouvons que partager l’avis de Christian Laval à ce sujet : « Partout les mêmes recettes du « management de la performance » sont appliquées : objectifs quantifiés individualisés et contractualisés avec le niveau hiérarchique supérieur, évaluation, récompenses, pilotage par la demande, autonomie de gestion, concurrence, transformations des usagers en « clients ». Le New Public Management nivelle les métiers du secteur public en les alignant sur la gestion de l’entreprise privée » [Laval et Vergne, 2012, p.19].
Ainsi, dans notre système éducatif, les objectifs définis et quantifiés tant par le pouvoir régulateur que par chaque établissement scolaire font l’objet de contrats (plans de pilotage et contrats d’objectifs) liant la FWB (le niveau hiérarchique supérieur) aux directions et aux PO. Afin de s’assurer que ces objectifs sont bien atteints, un système d’évaluation est mis en place aux différents échelons du système éducatif. Le PO sera évalué par la FWB via les DCO (délégués aux contrats d’objectifs) et les directeurs de zone. Les enseignants, quant à eux, seront évalués via les entretiens de fonctionnement (annuel ou trisannuel) avec la direction ou son délégué, les PAI (les plans d’accompagnement individuel) et les épreuves externes (CEB, CE1D et CESS). Enfin, un système de récompenses et de sanctions des acteurs de l’enseignement est progressivement mis en place dans une logique de responsabilisation de ces derniers : réduction, voire suppression, des dotations et des frais de fonctionnement des écoles, procédures disciplinaires, licenciements, …
Cette politique de reddition de comptes, mise en œuvre depuis des décennies dans certains pays, est largement controversée et ce pour plusieurs raisons.
Une gestion axée sur les résultats
Une des composantes de la logique de reddition des comptes est l’évaluation qui permettra à l’État régulateur de voir si les objectifs attendus ont été atteints. La FWB fixe donc, comme nous l’avons déjà précisé, des objectifs généraux chiffrés[12]. Parmi ceux-ci se trouvent des indicateurs d’amélioration des savoirs et compétences basés sur les résultats tant aux tests Pisa qu’aux épreuves externes certificatives de la FWB. Ces évaluations externes standardisées deviennent ainsi un outil de mesure de la qualité du travail des enseignants et de l’efficience du système éducatif.
Or ces dispositifs d’évaluation externe n’ont pas prouvé, empiriquement, leur efficacité tant au point de vue d’un effet-miroir recherché qu’au point de vue d’une réelle amélioration de la qualité de l’enseignement.
Pour preuve, depuis 2006, des épreuves externes ont été mises en place par décret[13] dans le but d’assurer le pilotage du système et d’informer les enseignants sur leurs pratiques. Le but était d’offrir un « miroir » aux enseignants afin qu’ils puissent juger de l’efficacité de leurs démarches pédagogiques et, le cas échéant, modifier celles-ci pour viser la réussite de tous leurs élèves. Cette évaluation était perçue « comme capitale : comme levier, comme outil de régulation interne, comme soutien, comme seul moyen pour que les professeurs, mais aussi les cadres de l’école, améliorent leurs façons de faire. Pourquoi ? Parce que l’on crée un « effet miroir ». Dès lors que vous allez donner à ces professeurs et à ces cadres le résultat de leur action, si ce résultat n’est pas conforme à ce qu’ils souhaitent ou à ce qu’on souhaite qu’ils fassent, ils changeront leur façon de faire » [Thélot, 2002, pp. 325-326].
Cette démarche relevait d’une logique de reddition des comptes dite douce, à faible enjeu, puisque les enseignants n’étaient pas soumis à des conséquences importantes pour leur statut en fonction des résultats de leurs élèves. Cependant cet effet-miroir ne s’est que très rarement produit et la réflexivité attendue a été jugée insuffisante.
Il serait toutefois légitime de s’interroger sur l’échec de cet effet miroir. Blâmer les enseignants est aisé, mais l’on peut se demander si tout a été mis en œuvre pour aider ceux-ci à tirer le meilleur parti de ces épreuves externes. Les résultats de celles-ci ont-ils été transmis aux enseignants ? Ces derniers ont-ils été suffisamment formés, accompagnés afin d’appréhender, de manière optimale, ces résultats ? Des moyens ont-ils été mis à la disposition des enseignants afin qu’ils puissent en tirer le meilleur ? Notre but, ici, n’est donc pas de remettre en cause ces épreuves externes qui nous semblent essentielles dans la mesure où elles peuvent nourrir le travail réflexif des enseignants, travail indispensable dans toute pratique éducative.
Pour réagir face à cette réflexivité jugée insuffisante, une politique de reddition des comptes plus dure a été mise en place. Celle-ci met en effet en œuvre des dispositifs d’évaluation dits à « forts enjeux » : des sanctions pour les enseignants et les établissements scolaires n’atteignant pas les objectifs attendus.
L’évaluation et les craintes qu’elle engendrerait seraient dès lors moteur de changement. « La réflexivité des acteurs est jugée insuffisante étant donné que le moteur fondamental de l’amélioration pédagogique est alors situé dans la motivation des individus à éviter les sanctions ou à obtenir des récompenses. Des incitants explicites sont ainsi estimés indispensables pour garantir l’efficacité des dispositifs d’évaluation externe » [Rozenwajn, 2017, p.107].
Cependant, ces évaluations externes ont aussi montré leurs limites et rien ne prouve qu’elles contribueraient à l’amélioration de la qualité de l’enseignement. Elles sont malgré tout adoptées par de très nombreux pays et ce depuis plus de 30 ans. Comment dès lors expliquer cet engouement ? Ces épreuves externes standardisées permettent tout d’abord de comparer facilement les établissements scolaires et de détecter les écoles en « écart de performances ». Elles permettent aussi aux directions d’évaluer aisément leur personnel et de détecter les enseignants « défaillants ». Enfin, elles permettent d’influencer efficacement les pratiques pédagogiques, ce que n’avaient pas réussi à obtenir les pratiques réflexives exposées précédemment.
Les dangers de la reddition des comptes dure
Ce pilotage par les résultats est à l’œuvre, entre autres, dans les pays anglo-saxons depuis plus de 30 ans, ce qui nous permet d’avoir une vue assez documentée sur les effets de cette politique de reddition des comptes poussée à son paroxysme aux USA, par exemple.
Ainsi, plusieurs études ont identifié diverses pratiques « stratégiques » adoptées par les enseignants afin d’améliorer les scores obtenus aux épreuves externes, véritables étalons de la qualité des systèmes éducatifs.
De très nombreux cas de fraude ont donc pu être observés. Cela peut aller de l’allongement du temps de passation des épreuves à la diffusion des contenus de celles-ci, en passant par la lecture de réponses à voix haute ou de la modification des réponses lors de la correction.
D’autres pratiques, beaucoup plus problématiques, ont pu être mises en évidence. En effet, pour ne pas faire baisser la moyenne de la classe ou de l’établissement scolaire, les élèves peuvent être catégorisés. Ainsi, sur base des résultats aux épreuves externes antérieures, ceux-ci sont classés en trois catégories : les cas sûrs, les élèves en difficulté mais susceptibles de réussir les épreuves externes (bubble kids) et les cas désespérés. Les cas sûrs avanceront seuls et les bubble kids concentreront l’attention des enseignants. Quant aux cas désespérés, ils seront écartés. En effet, certains d’entre eux seront simplement déplacés en éducation spécialisée tandis que d’autres doubleront afin de retarder le moment de la passation de l’épreuve en espérant qu’ils abandonnent ou changent d’école [Rozenwajn, 2019].
Teaching for the test
Comme mentionné précédemment, les évaluations externes ont aussi pour conséquence d’orienter les pratiques pédagogiques des enseignants. En effet, de nombreuses études empiriques ont remarqué une « tendance à l’alignement de l’enseignement sur les exigences de l’épreuve externe au travers d’une série de comportements parfois désignés par la notion du « teaching for the test » » [Rozenwajn, 2019, p. 112].
Les enseignants, soumis à un stress permanent, planifient donc des séquences d’enseignement en fonction du contenu de l’épreuve ce qui peut avoir pour conséquence principale une réduction du curriculum de l’élève. En effet, les enseignants concentrent leurs apprentissages sur les matières évaluées, les compétences évaluées et sur les objectifs strictement cognitifs au détriment des autres missions de l’école : la socialisation, le développement de la créativité, la participation à la vie citoyenne, l’émancipation, …
Toutes ces pratiques stratégiques ont pour seul but de réussir les épreuves externes et de ne pas subir de sanctions dans un système de reddition de compte mettant sous pression les enseignants et les élèves. Le lien entre résultats et amélioration de la qualité de l’enseignement est donc difficile à établir puisque les résultats sont plus ou moins « biaisés ».
Une responsabilisation accrue
Cette politique de reddition des comptes a donc une grande incidence sur le travail des enseignants et sur leur autonomie de décision, surtout en ce qui concerne la couverture des programmes et l’évaluation. Une autonomie réflexive, individuelle et collective, est vivement recherchée, mais celle-ci est très cadrée et sous-tendue par des impératifs de performances et un système d’évaluation permanente (évaluation des contrats d’objectifs, entretien et plan d’accompagnement individuel, …). Comme Nathalie Mons l’observait déjà en 2008 : « à travers ce croisement croissant des contrôles sur l’individu et sur l’équipe, semble se dessiner un double mouvement de responsabilisation de l’enseignant : il est de plus en plus jugé à la fois à titre individuel en tant que responsable d’une classe et comme partie prenante d’une équipe pédagogique » [Mons, 2008, p. 115].
Les enseignants seront donc doublement responsables et jugés exclusivement sur les performances de leurs élèves. Cette responsabilisation individuelle permet donc d’évacuer toute question sur les structures du système éducatif dans son ensemble puisque ce qui compte ce sont les résultats. Ainsi, toute comme certaines équipes éducatives ont pu l’observer lors de la rédaction des plans de pilotage, tout facteur contextuel est évacué et seul compte l’effet enseignant. On ne remettra donc pas en question le financement de l’éducation, le quasi-marché scolaire, les normes d’encadrement, les conditions de travail de nombreux enseignants, …
Il faut effectivement souligner, à la suite de Esteban Rozenwajn, que « dans le cadre de contraintes budgétaires imposées par la plupart des États pour répondre aux difficultés économiques, les dispositifs d’évaluation externe présentent l’avantage d’une solution relativement peu coûteuse en comparaison avec d’autres mesures susceptibles d’améliorer la qualité de l’enseignement, comme la réduction du nombre d’élèves par classe par exemple » [Rozenwajn, 2017, p.118].
Les valeurs charriées par cette nouvelle gouvernance, basée sur une responsabilisation accrue des enseignants, sont à l’extrême opposé de ce que l’Aped prône pour l’école. « Les enseignants n’ont pas besoin qu’on multiplie à l’excès les batteries de tests standardisés. Qu’ils soient formatifs ou certificatifs, ces tests doivent rester des instruments permettant aux enseignants d’évaluer leurs pratiques et de faire progresser leurs élèves. Ces évaluations ne peuvent avoir pour objectif de classer les établissements en renforçant le marché scolaire et la compétition. »[14]
Cattonar B et Maroy C, Rhétorique du changement du métier d’enseignant et stratégie de transformation de l’institution scolaire, dans « Éducation et société », n°6, 2000, pp.21-42.
Cattonar B. et Dupriez V., Recomposition des professionnalités et de la division du travail enseignant en situation d’obligation de rendre des comptes. Le cas des professionnels de l’éducation en Belgique francophone, dans « Éducation et société », n°43, 2019, pp. 25-39.
Dutercq Y. et Maroy C., « Professionnalisme enseignant et politiques de responsabilisation », De Boeck Supérieur, 2017.
Laval C. et Vergne F., « La nouvelle école capitaliste », La découverte, 2012.
Mons N., Autonomie et contrôle du travail enseignant – Une enquête dans les pays européens, dans « Revue internationale d’éducation de Sèvres », n° 48, septembre 2008, pp. 109-117.
Rozenwajn E., Évaluations externes et pratiques enseignants : effet miroir ou miroir magique ? dans « Professionnalisme enseignant et politiques de responsabilisation », De Boeck supérieur, 2017, pp.105-119.
Thélot C., Évaluer l’école, dans « Études », n° 10, 2002, pp. 323-334.
- Éric Burgraff, « École : le décret qui permettra d’évaluer les professeurs » in « Le Soir », 25/09/2020. ↑
- Pacte pour un enseignement d’excellence, Avis n°2, 3 mai 2016 – http://bit.ly/2L1ywLL ↑
- Pacte pour un enseignement d’excellence, Avis n°3, 7 mars 2017 – http://bit.ly/2L1ywLL ↑
- https://www.gallilex.cfwb.be/document/pdf/44444_000.pdf ↑
- Pacte pour un enseignement d’excellence, Avis n°3, 7 mars 2017, p. 103. ↑
- Avis n°3, p. 181. ↑
- Avis n°3, p. 183. ↑
- À la suite du décret du 14/03/2019 portant sur la nouvelle organisation du travail des membres du personnel de l’enseignement, des enseignants peuvent se voir confier certains services à l’école relevant de missions collectives, dont la coordination pédagogique. (cf. circulaire 7167 du 03/06/2019, pp.7-8). ↑
- Note du front commun syndical de l’enseignement explicitant les causes du rejet par ces organisations syndicales de l’APD « mettant en place un mécanisme d’évaluation des personnels de l’enseignement » (décembre 2020). ↑
- Selon l’avant-projet de décret, les entretiens de fonctionnement doivent concerner tout membre du personnel et se dérouler, dans l’idéal, une fois par an et, au minimum, une fois tous les 3 ans. ↑
- « Les écoles sont toutes au service d’une politique générale, elles doivent souscrire à un ensemble de règles qui encadrent leur action et de dispositifs uniformes en matière d’objectifs et de reddition des comptes », Avis n°3, 2017, p. 113. ↑
- Décret modifiant le décret du 24 juillet 1997 définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre afin de déployer un nouveau cadre de pilotage, contractualisant les relations entre la Communauté française et les établissements scolaires, Docu 45594, 13/09/2018, Annexe, pp. 41-44. ↑
- Décret de la Communauté française du 2 juin 2006 relatif à l’évaluation externe des acquis des élèves de l’enseignement obligatoire et au certificat d’études de base au terme de l’enseignement primaire. Moniteur belge, 23 août, p. 41954. ↑
- Memorandum « Ambition et équité pour l’éducation », Aped, février 2020 – http://bit.ly/38Tftvj ↑