Johnny Coopmans, grand ami et expert de Vygotsky, nous a quittés…

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Pour moi, c’est un camarade et un ami qui s’en est allé. Pour les lecteurs de l’Ecole démocratique, Johnny Coopmans, était surtout cet expert en psychologie marxiste, fin connaisseur des travaux de Lev Vygotsky. Il avait écrit plusieurs articles et animé des conférences de l’Aped sur le sujet. Depuis de nombreuses années, il travaillait à son grand oeuvre : un livre entier consacré au célèbre psychologue soviétique. L’ouvrage approchait de la phase d’édition quand la maladie a rattrapé Johnny. Comme il m‘avait demandé d’en rédiger la préface, je ne peux pas lui rendre aujourd’hui de meilleur hommage que de la reproduire ici.

Lorsqu’un ami vous demande poliment de lui faire l’honneur de préfacer son premier ouvrage, vous vous attendez à une tâche facile : vous n’aurez qu’à lire rapidement, en diagonale, un texte brodant sur un thème que vous maîtrisez fort bien ; après quoi, avec toute l’assurance de votre expertise, il ne vous restera qu’à souligner l’originalité du sujet traité et les qualités de l’auteur. Quelques réflexions personnelles bien senties concluront le travail, histoire de faire comprendre au lecteur qu’il pourra utilement approfondir le sujet en lisant …les écrits du préfacier.

Quand Johnny Coopmans m’a prié de préfacer son travail sur Vygotsky, j’ai rapidement compris que cette voie royale me serait interdite. Du grand psychologue russe, je ne connais, hormis les travaux de Schneeuwly, que quelques références glanées dans de bien piètres formations pédagogiques. Je n’ai jamais lu Vygotsky. Pire, je suis un ignare en matière de psychologie. Pire encore, je ne suis même pas un pédagogue au sens académique du terme : comme enseignant je pratiquais certes ce que je crois avoir été une espèce de didactique constructiviste, mais je le faisais à la façon dont monsieur Jourdain pratiquait la prose. Quant à mes travaux théoriques dans le champ de l’éducation, ils portent sur l’évolution des systèmes d’enseignement en relation avec l’évolution du capitalisme, sur leurs contenus (d’où une excursion vers l’approche par compétences) et sur les facteurs structurels générateurs d’inégalités sociales à l’école. Autant dire que tout cela se situe à des années lumière de l’oeuvre de Vygotsky.

Qui plus est, ma double formation de physicien et de marxiste m’a toujours rendu fort prudent, pour ne pas dire sceptique, par rapport à la psychologie. J’y voyais, au mieux, une tentative d’extraire des lois phénoménologiques à partir d’observations empiriques, mais sans comprendre le détail des mécanismes sous-jacents, au pire j’y sentais des relents de pseudo-sciences, qui se mettent au service de la bourgeoisie afin de mieux endoctriner, de faire davantage consommer, de faire accepter son sort aux opprimés ou de sélectionner une main d’oeuvre efficacement exploitable…

En lisant Johnny Coopmans, la première découverte passionnante à mes yeux, fut celle d’une psychologie marxiste, ou soviétique si l’on préfère : l’école historico-culturelle. C’est-à-dire une psychologie axée sur la volonté « d’agir pour transformer son environnement et soi-même ». Mais dans les limites imposées par l’évolution des forces productives et des rapports de production, car « l’homme sans la production des moyens de son existence est une abstraction dénudé de sens » (Marx). Une psychologie, enfin, fondée sur la conviction « qu’il est possible d’étudier scientifiquement les processus qualitatifs de la conscience et leur rôle de guide volontaire de la conduite humaine, en dehors de toute pulsion irrationnelle ou de tout mécanisme incontrôlé ». Bref une psychologie conforme aux principes du matérialisme dialectique et historique.

Selon cette école psychologique, fondée par Vygotski, l’homme est doté d’un niveau spécifique de compréhension, distinct de celui de l’animal, en ce qu’il agit consciemment à la transformation de son environnement. Ainsi que le disait Karl Marx : « ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur ». Ainsi la conscience, dans la psychologie vygotskienne, réside justement dans l’expérience de nos propres expériences. Johnny Coopmans : « L’expérience de l’expérience signifie que la personne se dit “je me rends compte du fait que je regarde tel objet”. ».

La deuxième grande révélation que m’imposa cet ouvrage, est l’extraordinaire étendue des travaux de Vygotsky : ses critiques du behaviorisme et de la psychanalyse, ses études sur les émotions et leurs liens avec les thèses philosophiques de Spinoza et Descartes, ses travaux sur l’activité artistique et l’idéologie dans l’art, les débats avec la Gestalt-psychologie… 

Et surtout, bien sûr, il y a les travaux sur la psychologie de l’enfance. Johnny Coopmans nous explique comment Vygostky s’oppose à la vision dominante à son époque — et encore trop souvent aujourd’hui — selon laquelle le développement de l’enfant, c’est-à-dire l’acquisition de fonctions psychiques supérieures, découlerait du simple déploiement de fonctions déjà présentes dans le cerveau à l’état embryonnaire et qu’il suffirait de cultiver ou d’encourager par l’échange avec le monde extérieur, avec le collectif. Pour lui, au contraire, « la fonction se construit en premier lieu au sein du collectif, sous forme de rapport entre enfants, pour ensuite devenir fonction psychologique de la personnalité » (Vygotsky). Ainsi, ce n’est pas de la « capacité innée » de réflexion de l’enfant que naît sa capacité à discuter, c’est au contraire de la discussion que naît la fonction de réflexion.

Les enseignants et les pédagogues seront particulièrement intéressés par les rapports très complexes entre processus d’apprentissage scolaire et développement autonome de l’enfant que dévoile Vygotsky : la relation entre pensée et langage, la façon dont se construisent les concepts, la place de l’expérimentation et la célébrissime « zone proximale de développement ». Johnny Coopmans montre fort bien en quoi un « constructivisme » pédagogique ou didactique qui s’inspirerait de Vygotsky devrait dès lors nécessairement s’écarter du constructivisme piagétien et, plus encore, exclure totalement les pédagogies fondées sur l’approche par compétences.

Vygotski appartenait à cette génération d’intellectuels qui se jetèrent à fond dans la construction du socialisme. Il avait une attention très spéciale envers les enfants handicapés mentaux ou physiques, dont des milliers errèrent encore suite à la famine et la guerre civile. Il voulait aussi former des personnalités progressistes, un nouveau genre d’hommes et de femmes (the socialist alteration of men). Il s’est jeté corps et âme dans la lutte culturelle pour faire sortir  le peuple de l’analphabétisme et pour déployer ses multiples capacités. 

Et voilà donc comment, grâce à Johnny Coopmans, l’étude d’un psychologue soviétique vieux de près d’un siècle pourrait richement venir alimenter des débats éducatifs et politiques tout à fait actuels.

Nico Hirtt

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.