On pensait aller vers des écoles et des universités ouvertes à l’ensemble de la société, rendant le savoir davantage commun. Derrière le virage « techno-distanciel » accentué à la faveur du confinement se dessine, à l’inverse, la perspective d’une dispersion des collectifs d’élèves et d’étudiants, d’une capitalisation privée des compétences et d’une marchandisation de l’enseignement.
Dans le débat sur l’enseignement à distance ou l’e-learning qui s’est déployé à la faveur du confinement du printemps dernier, nombre d’arguments ont été mis sur la place publique. Tant dans l’optique des opportunités d’évolution à saisir, de la validation des outils déjà existants ou du caractère jugé souvent instructif de l’expérience « distancielle »que du point de vue des objections, des obstacles, des limites et des dangers à contenir qui ont pu être pointés.
Le propos développé ici n’entend pas nier les services réels que constituent les échanges sur plateformes entre enseignants et enseignés, ni la valeur ajoutée qu’offrent les dispositifs en ligne pour des apprentissages enrichis, plus largement accessibles et « stockables ». Il ne s’agit pas non plus de s’en prendre, en elles-mêmes, aux mesures exceptionnelles décidées par les établissements scolaires pour s’adapter dans l’urgence à… une situation d’urgence, afin d’éviter de… faire perdre du temps aux apprenants et d’assurer de la sorte la « continuité pédagogique ».
En revanche, on ne peut qu’épingler le caractère trompeur, si pas frauduleux, de cette expression-étendard qui a été reprise des mains du « présentiel » à peine celui-ci s’était-il effondré sur le champ de bataille du Covid. Car la formule visait davantage la continuité du rapport institutionnel ou contractuel avec les élèves que la continuation effective d’une relation d’apprentissage annoncée « comme c’était prévu mais en ligne ». Faisant mine d’ignorer les implications non seulement pédagogiques, mais aussi sociales, psychologiques, culturelles et/ou économiques de la rupture brutale qu’a constituée le confinement, l’invocation de la continuité pédagogique – bien plus que les pratiques improvisées sur le terrain avec plus ou moins de bonheur – a injecté la violence managériale du déni dans des imaginaires déjà fortement ébranlés.
Au même titre, l’emploi du mot « présentiel » s’est très vite banalisé, lui aussi, comme s’il s’agissait d’une seconde peau… et c’est bien là tout sa perversité. Car son utilisation spontanée semble signifier que « la présence (en chair et en os) des élèves, en face de leur enseignant, ne serait qu’une modalité parmi d’autres modalités possibles de la forme scolaire »[1]. Or, la présence est une condition, non une modalité. C’est d’autant plus vrai pour ce que les pédagogues appellent les apprentissages complexes : comme on l’observe dans les pays pauvres qui ont recours au numérique, il est aisé d’apprendre à reconnaître des lettres sur un écran, il l’est beaucoup moins d’apprendre à lire…
Cheval de Troie et de Bologne
Ce qu’il y a lieu d’interroger ici, dès lors, c’est bien la discontinuité et ce que signifierait, à cet égard, un basculement pérenne vers un enseignement conçu et piloté sur la base première du logiciel pédagogique des technologies « nouvelles », qu’il s’agisse d’e-learning ou d’approches co- ou multimodales : le schéma d’un enseignement pensé à distance avec un zeste ou un reste, plus ou moins significatif, de « présentiel ».
Pareil mouvement, rappelle le comité de Carta Academica[2], un collectif d’académiques belges désireux d’intervenir dans le débat public, est en fait déjà engagé depuis une dizaine d’années dans l’enseignement supérieur, avec ou sans le consentement du personnel académique. La tendance s’est opérée en même temps que la transposition dans l’université et les hautes écoles, via le processus européen de Bologne, des logiques néolibérales de mise en concurrence et de managérialisme normatif[3]. Le programme, qui « vendait » une mobilité plus grande des étudiants (Erasmus +), visait surtout la quantification et l’évaluation la plus précise possible des savoirs reçus ailleurs via le système des « crédits ». Officiellement pour permettre une comparaison objectivable des curriculums entre établissements impliqués dans les programmes de mobilité… Mais le propos véritable est de faire de l’enseignement un des socles névralgiques de « l’économie de la connaissance »… qui est d’abord une économie de marché fondée sur la mise en concurrence : le savoir y représente de plus en plus un investissement dont il est impératif de connaitre la valeur qu’il aura sur le marché.
Le problème général, au vu de ceci, ne réside donc pas tant dans le fait d’intégrer des « bonnes pratiques » numériques issues de l’expérience réactive du confinement : il est d’en faire l’alibi d’une colonisation numérique accélérée des lieux et des temps d’enseignement qui profitera d’abord aux entreprises qui en vendent les instruments[4].
Le théoricien et pédagogue reconnu Philippe Meirieu attire ainsi l’attention sur la tenue annuelle, depuis 2012, à Doha au Qatar, d’un grand sommet international de l’éducation (World Innovation Summit of Education, Wise) auquel sont invités les grands noms de l’industrie digitale. L’idée qui y est graduellement mise en avant, explique Meirieu[5], est que la classe, l’école même, serait une forme obsolète d’enseignement qu’il s’agirait de remplacer par un système de mesure individuelle systématique du fonctionnement de l’intelligence des enfants, en vue de pouvoir leur prescrire un programme d’enseignement personnalisé qui serait vendu aux familles. Les comptes rendus des sommets WISE montrent que les GAFAM, Microsoft en particulier, investissent des sommes colossales autour d’une telle perspective… que contribuent déjà à faire émerger les « EdTech », les entreprises qui commercialisent les « technologies de l’éducation ».
Pareille crainte rejoint ce que le philosophe Bernard Stiegler, décédé l’été denier, pressentait en 2013 déjà, quand il évoquait l’énorme processus de transformation de l’école qu’entraînait le numérique. Avant de s’interroger, constatant que l’école ne définit plus à elle seule le lieu de l’éducation : « On peut se demander si elle va y survivre. Il existe aujourd’hui des projets de destruction de l’école. »[6] Plutôt qu’y voir un projet pensé, mûri ou « machiavélique », il faisait référence à des gens qui « croient souvent bien faire » et qui « veulent liquider les structures, les institutions publiques, et laisser les choses se développer sur de tout autres bases ». A l’instar des libertariens américains qui développent leurs projets, « non pas d’écoles à proprement, mais de services d’éducation en ligne, privés ».
Taylorisation et productivisme scolaire
L’apprentissage autonome ou avec les pairs est, certes, au cœur des pédagogies centrées sur l’esprit critique. Là n’est pas le souci. Au contraire : il y aurait même lieu de le mobiliser davantage, ainsi que le numérique, en complément au système « frontal ». À condition, toutefois, de savoir « qui est à la manœuvre » : l’enseignant ou le logiciel ?
Car derrière l’apparence d’un enseignement numérique conçu sur mesure (taylored, en anglais), on peut se demander si ce qui se profile n’est pas en fait un enseignement « taylorisé » (taylorised), c’est-à-dire reposant sur des procédures identifiées pour répondre à des cas répertoriés. On sait, de ce point de vue, que le taylorisme, au début du 20ème siècle, a accentué ce que le machinisme industriel avait entrepris : la prolétarisation des ouvriers qui ont été dépossédés de leur savoir-faire par les ingénieurs pour les amener à un travail morcelé, répétitif et contraint par les cadences. Un travail qui ne nécessitait plus que la disponibilité de bras jetables et interchangeables, ce qui définit le concept même de prolétariat. Le risque est qu’un néo-management scolaire par les outils numériques ne conduise à « la même confiscation de l’expertise des enseignants »[7].
On peut craindre, aussi, de voir émerger une forme de « productivisme scolaire »[8] qui serait encouragé par des parents anxieux ou, à l’instar de la tyrannie des rankings universitaires, par des hiérarchies d’établissements soucieuses d’exceller dans des classements inter-écoles susceptibles d’émerger du bain de la « marketisation » de l’enseignement. En même temps que – ou en raison de – cette nouvelle forme de rationalité éducative mesurable, on risque de voir disparaître les espaces et les temps informels de rencontre avec le « vivant », avec l’imparfait, l’inachevé, l’incertain, l’imprévu, l’aléatoire… Philippe Meirieu y voit toute l’importance de la dimension culturelle ou artistique de l’enseignement qui offre « une médiation infiniment précieuse pour se relier aux autres » : l’accès au « monde-trésor » à découvrir comme antidote à la fascination du « monde-magasin » offert et déjà-là…
Pareille issue n’est, bien entendu, pas inéluctable. Il paraît indispensable, d’abord, que la puissance publique se pose la question de ce que le numérique fait non seulement à l’école, mais aussi, voire surtout, au savoir : aux formes, à la nature même, aux objets du savoir.
Le problème, ici comme ailleurs, aujourd’hui comme hier (c’est-à-dire au moment de (re)basculer dans un code couleur officiel synonyme de (re)mise à distance de la relation pédagogique), c’est qu’on n’a pas réfléchi collectivement, politiquement, institutionnellement aux objectifs et aux effets de la conversion au « techno-distanciel ». Au-delà, en tout cas, de la question des compétences inégales tant des professeurs que des élèves/étudiants, et de la préoccupation pour la quantité d’ordinateurs disponibles dans les classes…
Autrement dit, l’enseignement à (mi-)distance se voit « attribuer un rôle avant même que ne soit conçue la pièce dans laquelle il figurera »[9]. Et cette pièce, c’est celle de l’école et de son rôle dans la société, dans le rapport à soi, au monde et à l’autre, dans la construction collective des imaginaires, des identités, de la réflexion, de l’esprit critique, de l’argumentation et des engagements : carburants ou moteurs des sociétés, partageables par le plus grand nombre…
Le constat médicalisé de la fracture numérique
De ce point de vue, on retiendra, dans le débat sur le tournant technologique de l’enseignement, la préoccupation récurrente pour les inégalités de conditions entre élèves ou étudiants. On a pour ainsi dit « découvert » durant le confinement que les conditions de logement jouaient un rôle premier, de même que l’équipement, sur le degré d’accrochage des élèves aux cours en ligne. On s’est rendu compte que nombre d’enfants ou adolescents ne disposent pas d’une connexion stable, suffisamment puissante et pas trop partagée au sein de l’habitation, d’une pièce isolée, ainsi que d’un équipement approprié pour bénéficier des apports des cours à distance. Pour Stéphane Bonnéry, professeur français en sciences de l’éducation, la gestion éducative du confinement a montré à quel point le modèle de famille qui est présent dans la tête des décideurs et qui est repris dans les médias est « basé sur une famille où chaque enfant dispose d’une chambre individuelle, dispose de son propre ordinateur, de parents disponibles pour accompagner les apprentissages et, surtout, du haut débit »[10].
La problématique des inégalités a parfois aussi trop vite été rabattue, dans les discussions, sur le concept à consonance « médico-mécaniste » de fracture numérique. Qui n’interroge en rien les déterminants des inégalités. Le terme est symptomatique du discours politiquement neutre, de bon sens général auquel il appartient. Comme pour la continuité pédagogique, la force de ce discours fonctionnel ou technicien est qu’il se donne l’apparence d’une simple correspondance à l’état des choses[11]. Ici, il donne l’impression de désigner une réalité ancrée dans l’évidence du sens commun, et il crée l’illusion, par son seul énoncé, que le problème qu’il recouvre (l’existence d’inégalités d’accès au numérique) est pris en compte. Or pourvoir à certains besoins matériels, sur un mode individuel, comme cela a pu être fait, s’inscrit moins dans une ambition de plus grande justice sociale que dans une dynamique d’égalité des chances qui rabat les enjeux sur la situation et sur le mérite des seuls individus.
C’est là le point aveugle du débat : l’enseignement est d’abord une affaire de commun, de socialisation, de construction de l’identité au contact de l’inconnu, de l’altérité, du pluriel… Eduquer, étymologiquement, c’est conduire l’enfant hors de soi, hors de lui-même, tout en respectant ses singularités. Est élève… celui qui s’élève au-dessus de lui-même, à hauteur d’autres, pour « apprendre ensemble », pour accéder à des avoirs communs et à des règles communes qui permettent de travailler ensemble et de faire ainsi l’apprentissage de ce qui fait la société, la démocratie.
C’est là toute la dimension sociale ou sociable de l’école que jamais le numérique ne pourra intégrer aussi complètement qu’une pédagogie de la rencontre en face-à-face. Même à ceux qui s’en sortent le mieux en ligne, il manquera toujours un stimulus essentiel : les enfants et les adolescents ont besoin d’un collectif incarné pour se sentir impliqués et s’engager dans une activité. De ce point de vue, d’ailleurs, il importe, quand on évoque le caractère plus stimulant ou incitant de l’e-learning pour les élèves, de ne pas confondre la motivation pour l’outil informatique, qui relève du ludique, et la motivation pour la tâche d’apprentissage… qui requiert des efforts. Or, constate la sociologue de l’éducation renommée Marie Duru-Bellat, ces efforts sont bien plus difficiles lorsqu’on est seul face à un ordinateur, c’est-à-dire « quand on n’est pas avec ses pairs ou sous la surveillance d’un enseignant »[12]. Elle pointe d’ailleurs dans la foulée « le taux d’abandon faramineux » qui caractérise les MOOC’s, ces cours en ligne proposés aux adultes…
L’école comme outil d’institution d’un collectif
L’enseignant, lui, à n’importe quel degré, n’est pas seulement un transmetteur de matières, un correcteur d’exercices et un distributeur de notes. C’est un expérimentateur dans l’art de l’apprentissage, qui est un art relationnel, verbal et non verbal, un art incarné où la présence et la relation qui s’établit font moins autorité que référence et confiance. La présence, mutuelle, et la relation du face-à-face permettent de s’observer, de réguler, d’adapter et de s’ajuster à l’autre, mais aussi de voir se créer de l’interaction par le biais de la chimie, du subliminal, de la gestuelle, des émotions et des intuitions. Ce sont là, à vrai dire, les conditions et les signes primaires de l’attention à l’autre, qui rendent possible l’entraide, la coopération, la création du commun. On y retrouve les ingrédients de l’école comme outil d’institution d’un collectif « qui est une préfiguration d’un lien social, donc d’une société »[13].
La question qui se pose, en fin de compte, est celle que le débat sur l’enseignement à distance tend à mettre de côté: celle de la finalité ou du type d’hommes et de femmes que l’on veut aider à se construire dans un type de société, lui-même objet central de la chose politique. L’école en ligne ou adaptée à la logique du numérique de l’« interindividuel multiplié » intègre-t-elle la question dans son édification en cours ? En a-t-elle la capacité ? Et en a-t-elle-même seulement la vocation ? La réponse ne figure en tout cas pas, comme telle, sur les pages de Google…
(Cet article a été initialement publié sur le site de la revue Agir par la Culture)
- Jean-Sébastien Philippart, « Confinement : quand la novlangue de l’enseignement s’enrichit », APED, mis en ligne le 3 août 2020. Url : https://www.skolo.org/2020/08/03/confinement-quand-la-novlangue-de-lenseignement-senrichit/ ↑
- https://www.cartaacademica.org/ ↑
- Jeanne Marcqsen, « Ecole et management : un couple improbable », APED, mis en ligne le 17 mars 2019. Url : https://www.skolo.org/2019/03/17/ecole-et-management-un-couple-improbable/ ↑
- On pointera, par exemple, l’arrivée sur le marché européen du géant indien de l’e-learning Byju’s, plateforme d’apprentissage en plein boom dont sont actionnaires, notamment, les sociétés belges Sofina (holding financier de la famille Boël, spécialisé dans l’ingénierie et le financement, qui dit apporter une « attention particulière » aux biens et services de consommation, à la transformation digitale, à l’éducation et aux soins de santé) et Verlinvest, le holding de la famille de Spoelberch (actionnaire principal du groupe brassicole mondial AB Inbev). ↑
- « Philippe Meirieu : ‘Arrêtons de totémiser le numérique !’ », entretien avec Politis, 29 avril 2020. Url : https://www.politis.fr/articles/2020/04/philippe-meirieu-arretons-de-totemiser-le-numerique-41796/ ↑
- Metamorphe, « Chez moi la pensée ne se sépare pas de l’action », Medipart.fr, 8 août 2020. Url : https://blogs.mediapart.fr/metamorphe/blog/080820/chez-moi-la-pensee-ne-se-separe-pas-de-laction-entretien-avec-bernard-stiegler ↑
- Rachid Zerrouki, « De la salle des profs à la salle des machines », Libération, 29 janvier 2019 ↑
- « Philippe Meirieu : ‘La classe est un lieu où l’on accède au commun’ », entretien avec Alternatives économiques, 6 juin 2020 ↑
- Carta Academica, « Enseignement à distance : loin des yeux, loin du cœur des missions de l’Université », mis en ligne le 8 juillet 2020. Url : https://www.cartaacademica.org/post/enseignement-%C3%A0-distance-loin-des-yeux-loin-du-c%C5%93ur-des-missions-de-l-universit%C3%A9 ↑
- « On risque d’avoir un appauvrissement culturel de la population française », entretien avec Basta !, mis en ligne le 1er septembre 2020. Url : https://www.bastamag.net/rentree-scolaire-ed-techs-enseignement-a-distance-reforme-lycee-jean-marie-Blanquer-Stephane-Bonnery ↑
- Roser Cussó et Corinne Gobin, « Du discours politique au discours expert : le changement politique mis hors débat ? », Mots. Les langages du politique [En ligne], n°88, 2008, mis en ligne le 01 novembre 2010 URL : http://journals.openedition.org/mots/14203 ↑
- « C’est l’occasion de réfléchir à des changements à long terme », entretien avec Le 1, n°313, « L’école au temps du Covid », 9 septembre 2020. ↑
- « Philippe Meirieu : ‘Arrêtons de totémiser le numérique !’ », Politis, 29 avril 2020. ↑