Il y a 25 ans que je donne des cours d’infographie aux jeunes de sections qualifiantes. En 1995, il fallait tout expliquer aux élèves : que sont la mémoire vive et la mémoire de stockage d’un ordinateur, comment enregistrer ses travaux sur une disquette, comment manipuler une souris et comment utiliser une touche clavier en « cliquant ».
J’ai assisté à la naissance des calques sur photoshop. Je me souviens avoir eu un ordinateur que je trouvais très performant avec ses 8 mo de ram (très cher : 2 mois de salaire, aucune aide financière, aucune aide à la formation). Ensuite, j’ai vu les ordinateurs baisser de prix. Et internet est arrivé. Nouvel émerveillement, je pouvais trouver en ligne de la documentation en grande quantité, je pouvais communiquer et échanger.
A ce moment-là, mes élèves levaient les yeux au ciel lorsque je leur disais comment utiliser une souris. Certains s’amusaient à me montrer des raccourcis clavier que je n’avais pas l’habitude d’utiliser. J’ai laissé tomber les explications du genre « comment faire un copier/coller ». Mes élèves essayaient tous d’avoir un ordinateur à disposition, quitte à se partager celui du cousin, du voisin, du copain. C’était le temps des cyber-cafés et les bibliothèques s’équipaient.
Mais cette courte période d’insouciance ne dura pas. Les gsm, puis les smartphones sont arrivés. Les plus précaires de mes élèves n’ont plus cherché un accès à un ordinateur. Ils se sentaient connectés via leur smartphone, parfois offert avec un abonnement à 15 euros par mois. Ma hiérarchie est venue me dire que la fracture numérique, c’était du passé et beaucoup de mes collègues se sont dit que leurs élèves n’étaient plus si démunis que cela. Sans se poser de questions, ils demandaient à leurs étudiants de rendre des dossiers informatisés et les jeunes n’ont pas trop osé protester qu’ils travaillaient sur un clavier de smartphone. Ils rendaient les dossiers.
Parce que ce n’est pas évident de dire « je n’ai pas les moyens, je n’ai qu’un smartphone et j’ai du prendre un job étudiant pendant les vacances pour me le payer ».
Je voyais pourtant bien qu’il fallait recommencer à expliquer comment on manipulait une souris, comment on faisait un « copier/coller », les raccourcis clavier et comment enregistrer son fichier. Les élèves n’allaient même plus en bibliothèque et les cyber-cafés avaient disparu au profit du wi-fi gratuit. Les jeunes prétendaient, dans les enquêtes, être connectés.
A la veille du confinement, mon établissement déclarait dans son plan de pilotage avoir des salles informatiques à disposition des élèves. Ce n’était pas tout à fait vrai. Lorsqu’il n’y avait pas de professeur qui y travaillait, ces salles étaient fermées à clé. Impossible aussi d’y accéder après les cours, de 17 à 19h par exemple. Combien de fois ne suis-je pas restée une heure de plus ? Combien de fois n’ai-je pas du interrompre des élèves au travail parce que je devais fermer le local ?
Et puis est arrivé le confinement. Les autorités ont enfin pris la mesure du gouffre informatique. Malheureusement, plutôt que d’organiser des classes enfin ouvertes après les cours, plutôt que d’équiper quelques locaux supplémentaires, d’engager de nouveaux surveillants, de nouveaux enseignants, elles préfèrent équiper les plus précaires d’ordinateurs re-conditionnés. En passant par une petite dose d’humiliation pour les jeunes qui se voient aidés « charitablement » alors que leurs copains ont leur propre machine.
Voilà, entre autres, pourquoi les écoles devraient devenir des lieux ouverts, pourquoi les jeunes devraient pouvoir s’approprier les classes et leurs équipements.
Voilà l’histoire des souris et des hommes en 2020.