Le philosophe Gilles Deleuze suggérait que l’acte de création constitue une forme de résistance au contrôle social et à sa bêtise généralisée. Mais qu’est-ce que cela signifierait au quotidien ? Peut-être, au premier chef, une micro-résistance par le langage ; en tout cas, pour l’enseignant que je suis.
Le réalisme plombe et surplombe notre époque. Partout, là où, péniblement, des plaintes se soulèvent, on finit généralement par s’entendre dire : « C’est comme ça, que voulez-vous ? ».
Le réalisme n’est pas un humanisme
Le réalisme est une fin de non-recevoir qui, de force, reconduit le désir — le désir d’autre chose — à l’absurdité. Le réalisme juge le désir insensé.
Dans un monde gouverné par le réalisme, ce qui se passe en fait représente ce qui devait se passer en droit. Pour le réalisme, la force fait droit. Aussi, lorsque le réalisme prend le pouvoir — et il se destine par nature à devoir le prendre —, il institue de façon autoritaire son pouvoir autoritaire. « La réalité est dure, mais c’est la réalité », telle est sa devise.
Par avance, servi par deux formules consacrées, le réalisme semble désarmer toute critique.
La première, déjà évoquée, pourrait être énoncée autrement : « Nous n’avons plus le choix, c’est ainsi. ».
Dans une société qui ne cesse de promouvoir le choix, la formule peut paraître paradoxale. À moins de comprendre que des individus à qui on donne perpétuellement le choix, sont les mêmes qui, entretemps, ne donnent pas de leur voix. Absorbé par le choix entre des produits préparés à l’avance, le « citoyen », dans cette impression de liberté, n’a pas grand-chose à dire. Le sentiment d’apathie politique est le revers de l’embarras du choix.
Entretemps donc, se met en place une « politique » qui est le résultat de cette apathie citoyenne, un résultat que personne n’aura vu venir puisque chacun, dans son coin, vaquait à ses choix. Mais un résultat « incontestable » puisqu’il apparaîtra comme la conséquence directe de nos « choix ». « Vous n’avez pas contesté, vous êtes donc responsables de ce qui vous tombe dessus. » Ainsi le réalisme au pouvoir nous fait-il la morale.
La seconde formule qui s’attaque à la critique, au profit du réalisme, est également perverse : « Vous critiquez, mais vous n’avez rien d’autre à proposer. » Comme si la critique n’était pas en soi une proposition. Comme si la critique, sévèrement argumentée, ne formait pas un acte ou un savoir-faire. Comme si la critique n’était que du vent. Le résultat est le même, péremptoire : on fait taire la possibilité du jugement, de façon intentionnelle ou non.
Disons-le alors clairement : le réalisme est un imaginaire qui refuse l’exercice démocratique. Il se monnaie en « pensée positive », le mot d’ordre des privilégiés. Mais la « pensée positive » n’est jamais que la petite affaire besogneuse de l’adaptation, qui se donne les grands airs de l’acceptation.
L’imagination au pouvoir
On l’aura peut-être deviné, contre cet imaginaire qui laisse croire à l’épuisement du réel en des états de fait, il convient donc de reconduire l’imagination au pouvoir.
Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire concrètement, face au rouleau-compresseur du réalisme ? Comment éviter le piège d’une résistance au réalisme qui, pour se vouloir en quelque sorte efficace, risquerait elle-même de sombrer dans le « pragmatisme », c’est-à-dire une forme de réalisme ?
En réalité, il convient de ne pas confondre ici « efficacité » et « pseudo-efficacité ». La pseudo-efficacité est la production d’effets prévisibles, d’effets que tel ou tel programme contenait déjà à titre potentiel. Quant à elle, l’efficacité, la « vraie » oserait-on dire, consiste à surprendre par son caractère inédit : elle survient comme quelque chose qui ne se déduit pas d’un ordre donné ou préétabli. Là où la pseudo-efficacité va bon train (le système), l’efficacité étonne, déroute, dans le bon sens : elle ne sidère pas. Contre un système qui prend les initiatives de court, la résistance, par nature efficace, ouvre un espace d’appropriation ou de réappropriation.
À cet égard, nous pourrions proposer en guise d’une telle résistance, ou plutôt de micro-résistance, non pas réaliste, mais réelle, quelque chose comme une politique du poétique, par quoi s’incarnerait l’esprit critique.
Toute pratique, pour s’articuler, passe par un lexique. Ainsi, le lexique du réalisme de notre époque est-il bien connu : l’imaginaire dominant se pense en termes de « compétences », « marché », « capital », « efficience », « management », « ajustement », « indicateur », « responsabilisation »… Mais l’inverse est vrai : tout discours constitue une forme de pratique. Les mots agissent sur nous, en nous et orientent nos actions.
Un genre de micro-résistance, peut-être le plus direct, consisterait dès lors à s’interdire l’emploi de toute une série de mots imposés par le réalisme (ou plus subtilement, à s’interdire la manière dont certains s’emploient couramment). Une interdiction, à la façon d’une autodiscipline, qui ne laisserait pas les locuteurs sans voix, en provoquant un léger mais impérieux désir de création.
Celui de donner ou redonner leur souffle, sous le voile de l’insignifiance réaliste, à des mots, à des expressions qui constitueraient autant de chemins de traverse et de sentiers buissonniers, au beau milieu du néant programmé. Des mots vivants où s’étranglerait le lexique du réalisme, en direction de l’émancipation. Un exercice qui rechercherait les expressions dont le style inhabituel pourrait être perçu par le plus grand nombre, tout en échappant aux lieux communs de la pensée unique.
Pour une éducation populaire
C’est du moins ainsi que, en tant qu’enseignant, je refuse, comme je peux, de parler le langage de la performance, quand je m’adresse à mes élèves, mes étudiants ou mes collègues.
C’est du moins ainsi que j’essaie de ne pas participer à ce travail d’habituation, commandé par l’OCDE, dictant tous les programmes et consistant à ajuster les élèves, d’ores et déjà, au discours du marché qui oblige à se vendre.
C’est du moins ainsi que je refuse d’évaluer mes élèves, en me prononçant conformément au verbiage de l’« approche par compétences ». Je refuse d’assigner mes élèves à la fiction de je ne sais quelle « flexibilité » dont ils devraient faire preuve, en traitant quelques données pour résoudre une tâche quelconque. Au contraire, je m’exprime en termes de savoir au sens actif du terme, au sens où savoir et savoir-faire apparaissent en quelque sorte synonymes et composent l’horizon de l’École.
Et cela détermine ma pratique. Dans cette autodiscipline du langage, je demeure conscient que la nécessité d’apprendre attrape de la consistance par le savoir-faire que procure, à sa façon, tout savoir — et par le savoir que procure, à sa façon, tout savoir-faire. Je demeure conscient que le savoir/savoir-faire ne se confond pas avec un je ne sais quel « transfert de compétences », effectué magiquement par les élèves, en direction de situations-problèmes où les matières, ou plutôt ce qu’il en reste, tendent à leur indifférenciation, au prétexte de « transversalité » galopante.
C’est du moins ainsi que j’essaie de produire un intervalle entre ce qui est communément attendu et mon discours. Un intervalle où peut surgir un étonnement susceptible, chez mes élèves, de se recueillir en une réflexion, à son tour, productrice. Cette pratique réflexive — où l’élève est appelé à assimiler, à s’approprier quelque chose en en prenant conscience, c’est-à-dire en réalisant — doit rester le lot de l’École, tel que l’exercice de la critique qui n’est pas si facile, soit un art populaire.