Impéritie des pouvoirs publics, aggravation des inégalités, soumission à l’économie, marchandisation galopante, privatisation, concurrence exacerbée, manque de moyens… Au sujet de l’Ecole, la crise sanitaire, le confinement et le déconfinement ne nous auront rien appris que nous ne savions déjà. L’épisode inédit que nous traversons aura néanmoins servi à jeter une lumière crue sur nos systèmes scolaires. Et confirmé ce que veulent en faire ceux qui nous gouvernent. Profitant du choc que produit la crise, nombre d’entre eux tenteront de faire passer des « révolutions » que nous n’accepterions jamais en temps normal. L’Ecole d’après risque d’être pire encore que celle d’avant. Autant le savoir, pour poursuivre le combat pour une école démocratique.
Premier enseignement, évident : les inégalités scolaires, étroitement liées aux inégalités sociales, que l’on connaît déjà en temps normal, se sont aggravées. En France, par exemple, une enquête de l’Union nationale lycéenne de Gironde (UNL 33)[1], menée sur « le ressenti des lycéens face à la continuité pédagogique », confirme et précise du point de vue des élèves ce que beaucoup pressentaient.
Une aggravation des inégalités
« Nous voulions connaître la réalité telle qu’elle est, explique Mathéo Dastugue, porte-parole de l’UNL 33, et ne pas nous contenter des quelques chiffres donnés par le ministère. » Les lycéens ont donc élaboré leur questionnaire, qu’ils ont fait circuler dans leurs propres réseaux, auprès de leurs familles, amis, enseignants, par le biais de syndicats comme la CGT ou le Snes-FSU. Ils ont ainsi recueilli plus de 1000 réponses de lycéens de tout niveau, sur une cinquantaine de lycées généraux ou professionnels du département. Un échantillon certes pas scientifique à 100 %, mais solide.
« On nous parlait de 5 à 8 % d’élèves décrocheurs. La réalité est différente car, aux élèves en décrochage total, il faut ajouter plusieurs degrés de décrochage partiel. » Ainsi, 11,5 % des élèves ont déclaré ne pas ou ne plus travailler depuis plusieurs semaines, un chiffre déjà supérieur à ceux avancés par le ministère. Mais 33 % reconnaissent un « decrescendo » dans leur régularité au travail, et à peine moins avouent « choisir les matières » où ils travaillent. Au final, moins de la moitié (45,1 %) dit avoir « à peu près fait tout le travail demandé ». Les raisons de ce décrochage massif ? D’abord l’inégalité d’accès aux outils eux-mêmes. En voie générale et technologique, plus d’un élève sur deux (52,9 %) n’a pas accès à un scanner, un sur trois (31,3 %) doit partager son équipement informatique avec le reste de la famille. 28,6 % d’entre eux n’ont même pas accès à une imprimante et près d’un sur cinq (18,5 %) a des problèmes d’accès ou de débit Internet limité. Ces difficultés s’aggravent encore pour les lycéens professionnels, d’origine sociale bien souvent plus modeste. Plus d’un sur deux (50,6 %) n’a pas d’imprimante et un taux avoisinant (48,1 %) doit partager son équipement. Très utilisés pendant le confinement, les cours par visioconférence n’ont pas non plus permis d’assurer un égal accès à tous : 18,3 % des lycéens déclarent avoir dû renoncer à un tel cours faute d’avoir pu se connecter ; près d’un quart (22,7 %) a vu le cours annulé pour des raisons techniques ; et un tiers d’entre eux a dû jongler entre trois plateformes différentes au moins pour suivre les cours. Tous les élèves (49,1 % en lycée général, 59,3 % en professionnel) reconnaissent que cette période a été pour eux une « source de stress plus importante qu’habituellement ». « Le ministre a dit qu’en septembre l’école à distance devrait continuer. Pour nous, ce n’est pas envisageable, conclut Mathéo Dastugue. Surtout avec de telles inégalités sociales et scolaires. »
De son côté, l’Institut national de la statistique et des études (Insee), avance le chiffre de 19,2 % des Français entre 15 et 29 ans qui ont au moins une incapacité dans le domaine numérique (information, communication, logiciel ou résolution de problème)[2].
A l’échelle planétaire, c’est l’UNESCO qui s’alarme[3] : « Tenus à l’écart des salles de classe par la pandémie, quelque 826 millions d’élèves et d’étudiants, soit la moitié du nombre total d’apprenants, n’ont pas accès à un ordinateur à domicile, et 43% (706 millions) n’ont pas internet à la maison. »
Des observations qui rejoignent celles que l’on peut faire en Belgique. Et ce, à tous les niveaux, même dans le supérieur, a priori mieux armé pour faire face à la situation. La Fédération des étudiant.e.s Francophones (FEF) a publié une enquête sur l’impact des mesures contre le Covid-19 sur les étudiants de la Fédération Wallonie-Bruxelles[4], confirmant nos craintes. Avec une attention particulière pour ces – nombreux – étudiants précaires, dont le financement des études dépend d’un job, qui se sont pratiquement retrouvés livrés à eux-mêmes face aux difficultés financières que la crise provoque. L’aide des établissements apparait bien insuffisante. La FEF demande d’ailleurs, en front commun avec les jeunes CSC, la mise en place d’un fonds pour compenser les pertes subies par les étudiants jobistes.
Pour nous, les choses sont claires : compter sur la famille, pour le soutien scolaire, pour l’équipement comme pour le financement des études, c’est consacrer la reproduction et le creusement des inégalités sociales et culturelles. C’est anti-démocratique.
A cet égard, il ne faudra pas nous laisser leurrer par les discours étonnamment progressistes de ministres libéraux s’inquiétant, en plein confinement, d’une inégalité et d’un décrochage scolaires dont ils se contrefichent ouvertement depuis des lustres. Pour ces gens-là, les enseignants doivent reprendre la garde des enfants, dont les parents doivent retourner travailler. Il est grand temps surtout que l’Ecole joue à nouveau pleinement son rôle d’instrument au service de l’économie, qu’elle prépare les jeunes à se soumettre aux règles fluctuantes du marché du travail. Il est grand temps que les jeunes du qualifiant aillent rejoindre les entreprises où ils effectuent leurs stages… Et puis, pour ces gens-là, tout pétris d’obsessions managériales, il est tout bonnement inconcevable que des agents publics soient payés à rester chez eux (même si le travail y fut souvent plus pénible qu’à l’école, nous y reviendrons plus loin).
La misère matérielle des établissements scolaires
Il en aura été beaucoup question dès que les autorités publiques ont commencé à envisager le retour des enfants à l’école : l’état général des infrastructures scolaires pose problème. Ces lieux, où les élèves et les travailleurs de l’éducation passent le plus clair de leur temps, que nous voudrions espaces de vie agréables et stimulants, présentent les signes d’une misère intolérable. Des classes trop exiguës pour des groupes pléthoriques, des couloirs étroits, des locaux insalubres, des WC et des lavabos délabrés ou manquants, le savon aux abonnés absents, un cruel manque de personnel d’entretien, etc. Nous payons, comme les hôpitaux, le prix de quarante années de politiques d’austérité. Il faudra en tirer les conséquences.
Le rappel d’une évidence : l’essence de l’Ecole, c’est de faire la classe ensemble
Pour reprendre les termes de Philippe Meirieu[5], cette crise du coronavirus aura montré, en creux, l’importance de faire la classe, ou de faire l’école, qui est indissociable d’un « espace-temps collectif et ritualisé où la parole a un statut particulier ».
De nombreux parents en auront fait l’expérience : on ne s’improvise pas enseignant !
Meirieu précise : « Il faut rappeler que l’enseignant n’est pas seulement un distributeur et un correcteur de cours et d’exercices, de fiches et de logiciels. L’enseignant est un expert de l’apprentissage ; c’est quelqu’un qui prend des informations dans la classe, qui observe, adapte, régule, qui utilise des outils mais les modifie aussi peu à peu, et qui est capable de créer de l’entraide, de l’interaction, de la coopération, donc de susciter du commun. »
Comme il le rappelle en convoquant l’histoire de l’école française, l’enjeu est fondamental : « Je voudrais remonter un peu dans le temps pour rappeler ce qui est au fondement de l’école républicaine, chez Jules Ferry mais surtout chez celui qui en a théorisé le projet : Ferdinand Buisson, [qui soulignait] que l’école n’est pas simplement un lieu pour apprendre, mais un lieu pour « apprendre ensemble ». Et le mot « ensemble » est tout aussi important que celui d’« apprendre » ! Dès le départ, cela a été un projet très clair et très explicite de la République, qui a ensuite été fortement revivifié après la guerre de 1914-1918, lorsqu’est né un grand mouvement d’intellectuels, d’universitaires et d’ouvriers qui s’appelait les Compagnons de l’université nouvelle, et dont le principal slogan était qu’il fallait que les fils et les filles de ceux qui avaient veillé ensemble dans les mêmes tranchées puissent apprendre, côte à côte, sur les bancs de la même école. Cette volonté a été réaffirmée par la suite de façon assez extraordinaire par celui qui fut sans doute le meilleur ministre français de l’Éducation nationale, Jean Zay, au cours des gouvernements du Front populaire. Il a vraiment fait de cette rencontre entre les individus pour construire du commun le cœur de l’école républicaine. Enfin, c’est le projet que l’on trouve au centre du texte issu du Conseil national de la Résistance, le plan Langevin-Wallon, qui demeure mythique en la matière pour la gauche : l’idée d’une école commune qui est l’institution d’un collectif et d’une préfiguration d’un lien social, donc de la société. »
La percée d’un enseignement à distance… pourtant calamiteux
Et pourtant, ce qu’on retiendra de cette période, c’est la percée de l’enseignement à distance, forcément individualisé et à l’aide de supports numériques… majoritairement privés. On n’oubliera pas de sitôt l’obscénité des propos d’un Yannig Raffanel, président du Cluster EdTech Grand Ouest, une fédération des entreprises du secteur numérique appliqué à l’éducation (EdTech), dans un pays confiné, quand un virus ravageur faisait chaque jour des centaines de victimes : pour lui, la continuité pédagogique à distance constituait « un bac à sable grandeur nature » (sic) et nous vivions « un moment de bascule fabuleux » (re-sic)[6].
Les entreprises EdTech ont en effet immédiatement saisi l’opportunité qui s’offrait à elles. Confinement, continuité pédagogique à maintenir, espaces numériques de travail (ENT) publics débordés par la situation : l’heure était venue pour elles de démarcher et de séduire les personnels de l’éducation, qui tâchaient de rester en contact avec leurs millions d’élèves (et leurs parents), autant de nouveaux clients potentiels. Le 13 mars déjà, 250 entreprises françaises avaient décidé de rendre leurs services gratuits… au moins le temps du confinement.
En Belgique, des start-up comme SOSmath, pour n’en citer qu’une, faisaient pareil et bénéficiaient même de reportages sur la chaîne de télévision publique.
Ce faisant, elles poursuivaient leur travail de sape de l’enseignement public. A travers leur discours marketing, ces boîtes aux noms évocateurs (Schoolmouv, Digischool, Maxicours…), vantent des outils « jolis, simples, attrayants à utiliser, évolutifs », par opposition aux offres austères de l’Education nationale. D’autant que les ENT avaient vite été débordés en début de crise, donnant lieu à un « bricolage » indigne de la situation.[7]
L’offensive marchande en cours est d’autant plus efficace qu’elle jouit de la complicité du ministre Blanquer. Son truc à lui, c’est le partenariat public-privé (PPP). La farce est pourtant bien connue : non seulement le PPP siphonne des fonds publics au profit d’actionnaires privés, mais aussi il abandonne une mission de service public à une entreprise privée. Ce qui n’est pas neutre !
Exemple de l’implication très active de Blanquer : la création, en 2018, dans les locaux mêmes du ministère, du « lab 110 », un incubateur de start-up où se mélangent tous les acteurs du numérique scolaire : professeurs, élèves, associations … et entreprises. Ainsi, l’Education nationale légitime l’EdTech, fait tomber la barrière public/privé et introduit le loup dans la bergerie. De manière significative, le premier événement du « lab 110 » avait été l’accueil de « l’observatoire de la EdTech ». Depuis lors, il reçoit très majoritairement des marchands d’éducation.
Autant dire que la fermeture des écoles et le confinement offraient au ministre et à ses amis entrepreneurs une occasion de pousser la manette ! Fallait-il comprendre autrement son appel à la « continuité pédagogique » ?
Aux acteurs de terrain, enseignants, parents, élèves, qui lui répondent que l’enseignement est affaire d’interaction, de construction collective, en présence les uns des autres, à ceux qui témoignent de l’échec de l’enseignement à distance, notamment pour cause de fracture matérielle et socio-culturelle, mais pas que[8], à ceux qui s’inquiètent de l’emprise toujours plus forte des géants du numérique sur l’institution scolaire, l’inénarrable Blanquer répond par l’annonce d’ « états généraux du numérique éducatif ». Mais attention, en prenant bien garde de cadenasser le débat par avance : du numérique éducatif, il s’agira uniquement de retirer le positif !
Ce nouveau rapport à l’apprentissage, « à distance », juxtaposition d’êtres atomisés, de consommateurs de savoirs-marchandises, dans des conditions d’accès toujours plus inégales, est-ce bien l’humanité que nous voulons ?
Quelle Ecole et quelle société pour demain ?
Dans l’entretien qu’il accordait à Politis, Philippe Meirieu mettait en perspective la stratégie du ministre macroniste : « Chaque année se déroule à Doha un grand forum, le World International Summit of Education (Wise), financé par la troisième épouse de l’émir du Qatar, où l’on invite les grands seigneurs du numérique, en particulier des Gafam[9]. D’année en année, on voit monter en puissance l’influence de ce Wise, qui en est à sa neuvième édition et qui, récemment, s’est décentralisé, notamment en France, avec la participation des plus grands journaux du pays.
L’idée peu à peu mise en avant est que la classe, l’école, serait une forme obsolète d’enseignement qu’il s’agirait de remplacer par un système (qui est déjà dans les tuyaux de Google) où l’on testerait les enfants d’une manière systématique pour savoir comment ils fonctionnent sur le plan de leur intelligence. À partir de là, chaque individu se verrait proposer un programme d’enseignement strictement personnel qui serait, évidemment, vendu aux familles et permettrait aux enfants de suivre de chez eux, sur ordinateur, toutes les matières grâce à un serveur géant potentiellement situé dans les îles Caïmans pour être défiscalisé ! Si vous prenez les comptes rendus annuels du Wise (par exemple dans Le Monde, qui est partenaire de ce « sommet » et dont le Qatar achète en outre des pages pour en faire la publicité), vous vous apercevez que les Gafam, en particulier une société comme Microsoft, misent des sommes absolument colossales sur une telle perspective à court ou moyen terme… Les enjeux financiers sont énormes et ces projets sont relayés en France par ceux qu’on appelle les « EdTech », c’est-à-dire les entreprises qui proposent de nouvelles « technologies d’éducation » et veulent vendre des logiciels individuels. »
« Une telle perspective est porteuse d’une série de problèmes extrêmement graves, poursuit Meirieu. Tout d’abord, bien sûr, le fait de tester tous les enfants à partir d’un certain âge et de considérer que le résultat dicterait inévitablement leur développement futur – comme s’il n’y avait pas d’événements susceptibles de venir modifier leur histoire. Ensuite, cette évaluation – figée à un moment donné à partir du comportement de l’enfant relevé sur un ordinateur ou une tablette – permettra la construction de logiciels supposés être adaptés à tout ce qu’on aurait détecté chez cet enfant comme aptitudes, préférences, modes de fonctionnement, stratégies d’apprentissage, etc.
Les laudateurs d’une telle proposition expliquent qu’il faut absolument que les Français s’y mettent car, sinon, ce seront des logiciels états-uniens qui emporteront ce marché gigantesque. Il y a là des intérêts financiers colossaux puisqu’un des enjeux de la crise que nous traversons actuellement est de savoir si les Gafam vont se trouver renforcés et devenir des super-États aux pouvoirs immenses, ou si l’on va se réapproprier le numérique dans le cadre d’une économie contributive. Par exemple, même si malheureusement on ne semble pas du tout en prendre le chemin, va-t-on délibérément utiliser les logiciels libres plutôt que ceux des Gafam ? Va-t-on privilégier l’économie contributive, participative, même si elle est encore tâtonnante, à l’instar de Wikipedia, qui est une encyclopédie contributive ? Ou les Gafam sortiront-ils grands vainqueurs de cette crise ? Et, dans le fonctionnement même de l’école, parviendront-ils à prendre un rôle de plus en plus important pour ce qui concerne la relation pédagogique et la transmission des savoirs ? C’est là un enjeu économique, sociétal et pédagogique majeur, car, si c’était le cas, on assisterait à une forme d’homogénéisation, d’individualisation, de fragmentation et surtout de financiarisation de l’éducation. »
Le psychanalyste Roland Gori[10] enfonce le clou : « Le programme de Blanquer, c’est l’horreur même pour l’humaniste que je suis. Son obsession pour la transmission de compétences techniques inscrites et incorporées dans des processus de réseaux synaptiques n’a rien à voir avec une école à la Freinet, qui visait à capter le désir des élèves pour vivre ensemble le monde en éveillant leur curiosité. C’est politiquement très dangereux de réduire l’humain à une machine neuronale. Ce n’est pas de la science, mais un scientisme fondateur légitimant les inégalités sociales et la servitude volontaire. Le fascisme est aussi là, dans le fait de réduire le sujet humain à une machine neuronale. »
Nous ne prêterons pas des projets aussi extrêmes à notre ministre Caroline Désir. Néanmoins, la présence et le poids de la droite dans les gouvernements flamand et francophone doivent nous interdire toute illusion. D’autant que, de longue date, ni socialistes, ni écologistes, ni humanistes ne se distinguent dans la lutte contre la soumission de l’Ecole aux impératifs économiques, l’horizon libéral…
Surenchère concurrentielle
Dans le quasi-marché scolaire, réseaux, pouvoirs organisateurs et établissements se livrent une bataille permanente pour attirer à eux un maximum d’élèves rentables (en termes de subsides et d’emplois). Nous avons hélas encore pu le vérifier : les circonstances exceptionnelles de la « continuité pédagogique » à distance ont été saisies par certains pour se démarquer en tant que « bonnes écoles », en jouant par exemple la surenchère des devoirs en ligne. Pendant que d’autres éprouvaient toutes les peines du monde à garder un contact, même ténu, avec des élèves en décrochage.
New Public Management
La légende urbaine a encore frappé : confinés chez eux, les enseignants auraient été payés à ne rien faire. Et pourtant, les travailleurs de l’éducation ont été mis à rude épreuve. Subitement chargés d’une continuité pédagogique à distance et plongés dans un télétravail pour lequel ils n’étaient ni formés ni outillés, ils ont dû jongler avec mille difficultés. « Ça a été assez laborieux d’avoir les adresses de tout le monde, vraiment très chronophage et je trouve que ce temps aurait pu être passé à des choses plus intéressantes », témoigne une militante de l’Aped, qui poursuit : « S’attendre à ce que chaque professeur prenne contact avec sa centaine d’élèves, c’est illusoire, irréaliste, démotivant et infaisable dans un temps raisonnable. »
Une autre nous confie : « Nous avons été culpabilisés, sollicités et constamment mis sous pression pour produire des exercices en ligne. Mon école a mis en place, en catastrophe, un site très discutable (tant sur le fond que sur la forme). Le direction a exigé de nous la confection et la publication rapide, via Drive, d’exercices d’entrainement, de remédiation et de consolidation sur des matières déjà vues. »
On a même vu, dans certaines écoles, une forte insistance pour que les professeurs du secondaire s’inscrivent sur une liste de solidarité pour soutenir les collègues du primaire et s’occuper des enfants mis en garderie (même si, par la suite, cette réserve de personnel est apparue peu opportune, les PO préférant éviter l’encadrement des petits par des enseignants qui leurs étaient inconnus et qui n’étaient pas formés pour s’occuper d’eux). Reste quand même, à compter au bilan de cet épisode : une disponibilité permanente du membre du personnel pour l’employeur, plus de flexibilité, plus d’adaptabilité à de nouvelles formes de travail, du télétravail – qui pose la question du nombre d’heures prestées -, des horaires extensibles et l’intrusion de la vie professionnelle dans la sphère privée. L’appel à la polyvalence, sous couvert de solidarité. Beaucoup de bénévolat. Dans une improvisation liée au manque de formation des personnels et à l’amateurisme de certaines directions…
Dans l’Ariège (mais pas que là…), l’inspecteur d’académie a envoyé un mail aux inspecteurs de l’éducation nationale (Dasen) et aux chefs d’établissement du département, leur demandant de ficher les bons et mauvais professeurs, pendant la période du confinement, pour « garder mémoire nominative des engagements remarquables et remarqués ; l’inverse est aussi vrai… ». Il invitait les destinataires du message à « être le plus exhaustif possible sur (leur) connaissance et (leur) vigilance sur la situation, et l’implication de chacun »[11]. Il nous revient d’un camarade de Sud Education que les « mauvais parents », ceux qui ne faisaient pas assez travailler leurs enfants, étaient également visés. Sans doute cet inspecteur d’académie s’inscrivait-il avec beaucoup zèle dans la ligne définie au sein du parti présidentiel. Dès le 25 mars, en effet, Sibeth Ndiaye, la porte-parole du gouvernement, s’était fendue d’une sortie sur les enseignants « qui ne travaillent pas car les écoles sont fermées ». En mai, c’est à une vraie campagne de « prof bashing » que l’on a assisté, d’abord dans les médias appartenant au pouvoir économique, comme RMC, LCI ou BFM. Le mythe des milliers « d’enseignants décrocheurs », qui « n’ont pas assuré leur propre cours pendant le confinement », a ensuite été relayé par France 2[12]. Une façon bien commode pour l’autorité publique de faire porter le chapeau aux travailleurs de l’éducation. Et de masquer son accablante responsabilité.
Ces pressions et autres coups bas sont surtout symptomatiques du New Public Management, un tournant néolibéral amorcé voici plus de trente ans et appliqué à des degrés divers dans l’organisation de tous les Etats et de tous leurs services publics. Son fondement théorique ? Une vision anthropologique négative, selon laquelle « la conscience collective, l’intérêt général, le dévouement, la vocation professionnelle ne sont pas les bons ressorts pour motiver et faire agir efficacement les agents de l’Etat. Seules la peur des sanctions et la soif des récompenses sont efficaces pour guider l’action d’individus égoïstes. »[13] Dès lors, le New Public Management, selon l’expression consacrée (HOOD 1991), désigne l’ensemble des dispositifs et des pratiques qui, sous prétexte d’introduire une nouvelle « culture de résultats » dans les services publics, cherchent à y modifier les rapports de pouvoir afin d’accroître le contrôle sur le travail des agents publics et d’augmenter leur productivité. En d’autres termes, maintenir une pression et un contrôle constants sur les personnels, sommés de toujours faire plus… avec toujours moins de moyens. Et, si nécessaire, user, harceler et casser celles et ceux qui résisteraient au nom d’une autre école et d’un autre monde possibles.
Plus que jamais : ambition et équité pour l’éducation !
« Deux projets politiques pour l’école s’affrontent, résume Stéphane Bonnery[14]. Soit réduire les dépenses, accroître les solutions individuelles, la concurrence et les inégalités. Soit prendre un virage à 180°, se recentrer sur les intérêts communs des familles : garantir une éducation égale à proximité de chaque domicile, pour apprendre ensemble des savoirs et des manières de penser partagées, communes aux futurs adultes. Les moyens sont à réorienter des profits vers les services publics. »
Le 3 mars dernier, sans se douter de l’ampleur de la crise qui nous pendait au nez, l’Aped avait lancé sa campagne nationale « Ambition et équité pour l’éducation »[15]. Fondée sur un mémorandum, notre pétition, appuyée par une centaine de personnalités académiques, associatives et syndicales, avait très vite recueilli plus de mille signatures. Bien sûr, les préoccupations immédiates de la crise sanitaire ont momentanément brisé cet élan. Mais l’épisode qui s’achève a aussi rappelé à tous l’urgence d’une Ecole réellement démocratique, qui donne force à tous les jeunes pour comprendre le monde et participer à sa transformation. L’heure de la mobilisation a sonné !
- L’Humanité, 02/06/2020 ↑
- Le Monde diplomatique, juin 2020 ↑
- Communiqué du 21 avril 2020, cité dans le Monde diplomatique de juin 2020 ↑
- Disponible au format pdf sur le site de la FEF : http://fef.be/2020/03/30/resultats-de-lenquete-limpact-des-mesures-contre-le-covid-19-sur-les-etudiants-de-la-federation-wallonie-bruxelles/ ↑
- Professeur de sciences de l’éducation et de la pédagogie à l’université de Lyon-II, il s’exprimait dans les colonnes de Politis, le 28/04/20 ↑
- Le Monde, 07/04/20 ↑
- L’Humanité dimanche, 16/04/2020 ↑
- Lire par ailleurs dans ce numéro la synthèse du dossier du Girsef ↑
- Acronyme pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, soit les cinq plus grandes sociétés de l’internet, d ont les budgets équivalent, voire dépassent, ceux des États les plus riches de la planète… ↑
- L’Humanité dimanche du 04/06/2020 ↑
- L’Humanité du 27/04/2020 ↑
- François Jarraud, A qui profite le prof bashing ? www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2020/06/11062020Article637274573903079309.aspx ↑
- Pierre CLÉMENT, Guy DREUX, Francis VERGNE, Christian LAVAL, La nouvelle école capitaliste, éditions La découverte Poche, 2012, pp. 28 et suivantes. ↑
- Professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-VIII, dans l’Humanité, 29/04/20 ↑
- Pétition en ligne et mémorandum sur notre site : www.skolo.org ↑