Critiques de l’école numérique

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Ouvrage collectif coordonné par Cédric Biagini, Christophe Cailleaux et François Jarrige

Le numérique s’implante de plus en plus profondément dans l’enseignement, de l’école à l’université, comme il le fait dans la vie sociale tout entière. C’est « inéluctable », nous dit-on. Il faut, paraît-il, « faire avec son temps » et ne risquer de prendre aucun « retard ». De toute façon, c’est « pour notre bien et celui de nos élèves » : les technologies de l’information et de la communication à l’école constitueraient une inépuisable source de progrès. Elles auraient en effet pour double vertu de donner à tous accès aux ressources illimitées du savoir et de réduire les inégalités… L’Aped n’a jamais été dupe de ce discours grossièrement mensonger, qui masque mal la marchandisation de l’Ecole. L’un des nôtres, Bernard Legros, a contribué à un ouvrage collectif qui alimentera utilement un débat essentiel pour la démocratie.

Ils sont près d’une trentaine d’auteurs à avoir participé à ce projet éditorial. Des enseignants, des intellectuels, des soignants, des parents, des syndicalistes. Ils ne prétendent pas faire un tour complet de la question. Plutôt que nous imposer UNE critique de l’école numérique, ils ont choisi de croiser leurs observations et leurs analyses spécifiques, diversifiées, allumant autant de contre-feux face au « tout numérique » que les pouvoirs économiques, politiques et académiques imposent à nos vies dans une sorte d’inconscience générale et d’hypnose collective. Très judicieusement, le livre est structuré en trois parties distinctes, consacrées successivement à la petite enfance, à l’école et à l’université. Parmi cette matière, riche, j’ai épinglé quelques contributions qui m’ont particulièrement interpellé.

Enfance

Des professionnels de la santé et de la petite enfance tirent la sonnette d’alarme : une exposition massive et précoce des bébés et des jeunes enfants à tous types d’écrans produit de graves effets. Troubles de l’attention, troubles des relations sociales et retards de langage sont de plus en plus observés. De même que les corps sont malmenés : capacité cardio-vasculaire en baisse, obésité, altération du sommeil… qui elle-même rend les enfants plus irritables et incapables de se concentrer. Et tout cela pour un intérêt éducatif pour le moins discutable (très belle contribution de Lydie Morel, qui démonte avec précision l’intérêt supposé des dessins animés, classés en quatre catégories). Les auteurs soulignent à juste titre l’accablante responsabilité de l’ « économie de l’attention », de ces industriels – et de leurs valets politiques – qui tirent profit de tous ces jeux et jouets qui capturent les enfants. Il est si commode de faire porter le chapeau aux seuls parents !

Ecole

Dans un article admirable, très bien documenté, plein de verve et délicieusement sardonique, Christophe Cailleaux, professeur d’histoire-géographie en lycée et militant syndical (Snes-FSU), nous conte l’offensive lancée par la EdTech, ces entreprises pseudo-innovantes cherchant à prendre leur place dans le champ éducatif. Les marchands d’éducation et de numérique sont en train de siphonner les fonds publics sous le prétexte fallacieux d’introduire dans les écoles des pédagogies innovantes et émancipatrices. Rejoignant les thèses de l’Aped, Cailleaux voit dans l’idéologie de la « société apprenante » une « expression euphémisée et hypocrite du capitalisme le plus violent ». L’enjeu est en effet, face à l’obsolescence de plus en plus rapide des produits et des emplois, de nous pousser à apprendre tout au long de la vie. Et si l’on apprend de tout, tout le temps et partout, l’Ecole s’en trouve marginalisée, n’étant plus qu’un lieu d’apprentissage parmi tant d’autres. Son sous-financement et son essoufflement donnent des arguments pour sous-traiter au privé. Rien de fatal à cela, pourtant, pas plus qu’à la montée en puissance de l’intelligence artificielle. Toutes ces « évolutions » relèvent de décisions politiques. Une autre Humanité est possible.

Autre pavé dans la mare : Karine Mauvilly pourfend très utilement le mythe des « ressources illimitées de l’internet ». Il manque aux jeunes – et surtout aux plus pauvres – une maîtrise suffisante du langage nécessaire à la navigation. Les recherches documentaires sur la toile, passant par des algorithmes, sont loin d’être neutres. Les jeunes se trouvent confrontés à des sources de statuts très divers (scientifique, commercial, militant…) Bon nombre de ressources sont payantes. La lecture à l’écran est moins profitable sur le plan cognitif (on peut moins s’appuyer sur les repères spatiaux de la mise en page, par exemple). Et puis, on trouve sur le net tellement d’ « informations » non validées. Mauvilly offre une analyse critique très détaillée, donc, mais aussi une réflexion sur le rôle primordial de l’école, et des pistes pédagogiques alternatives. A contre-courant, elle plaide pour que la recherche scolaire se fasse sur un corpus documentaire limité, mais maîtrisé.

Au gré des contributions, le lecteur se voit questionner sur ce qui passe trop souvent pour des évidences. Le numérique à l’école, est-ce vraiment efficace ? Cela se vérifie-t-il en termes de résultats scolaires ou, mieux, d’apprentissages ? Le recours systématique au triptyque ordinateur – diaporama – écran n’escamote-t-il pas la relation professeur – élèves ? Par ailleurs, est-il vrai que la numérisation de l’école permet au professeur de « se recentrer sur le coeur du métier » ?

Université

Décédé en 2010, l’Américain David Noble fut un précurseur de la critique des nouvelles technologies, notamment dans le système universitaire US. Les auteurs ont eu la riche idée de nous livrer la traduction d’un de ses articles de référence, au titre éloquent : « Les usines à diplômes numériques. L’automatisation de l’enseignement supérieur. » Une mise en perspective salutaire. Tout comme « L’université sous hypnose numérique », où Guillaume Carnino et François Jarrige proposent une sorte de prolongement, au niveau du supérieur, de la lecture matérialiste de Christophe Cailleaux.
Pour achever de nous questionner, Nicholas Carr raconte comment des professeurs d’université américains, pas du tout technophobes, dans un premier temps favorables à la présence dans leurs auditoires des tablettes, ordis et autres smartphones de leurs étudiants, les interdisent désormais strictement…

Voilà donc un ouvrage intéressant pour tout travailleur de l’éducation s’interrogeant sur la pertinence de la numérisation de l’Ecole. Bien construit, enrichi de nombreuses annexes (dont l’Appel de Beauchastel et d’autres textes collectifs), il ne se lira peut-être pas intégralement, mais au gré des questions que chacun-e se pose. Il y a là, en tout état de cause, de quoi nourrir le débat !