L’actuelle suspension des cours, corollaire de l’épidémie de Covid-19, a remis la question du travail à domicile des élèves sur le devant de la scène. Si certains présentent ces “devoirs” comme des instruments essentiels pour assurer une forme de continuité pédagogique, d’autres en revanche se montrent nettement plus réservés vis-à-vis du travail scolaire à domicile, arguant qu’il contribue à la fabrication des inégalités scolaires caractéristiques de notre système scolaire.
Dans ce contexte de crise sanitaire, chaque équipe pédagogique fait sans doute tout ce qu’elle peut, dans l’urgence et avec un choix très limité d’alternatives, pour tirer parti de ces “devoirs de confinement” et réduire l’impact de la suspension des cours sur les apprentissages des élèves. Le contexte exceptionnel et le caractère inopiné de cette crise ne permettent dès lors pas de poser de façon optimale les termes de ce débat entourant les devoirs : à circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles, et ce qui peut s’avérer judicieux dans cette situation extraordinaire ne l’est pas forcément en temps normal. Rien n’empêche par contre de profiter de cette occasion pour synthétiser les diverses positions qui se présentent dans ce débat tel qu’il se pose usuellement, et aboutir à une proposition qui conjugue ambition et équité.
Des arguments en défaveur des devoirs
Les opposants aux devoirs à la maison fondent généralement leur position sur cet argument central selon lequel les devoirs à domicile participent au développement des inégalités scolaires. On peut difficilement leur donner tort… A l’évidence, renvoyer à la maison une part du processus d’apprentissage, c’est assurément mettre les élèves dans des conditions inégales, ces élèves ne disposant pas du même encadrement ni des mêmes ressources dans leur milieu familial. Ceci est d’autant plus problématique que les devoirs peuvent porter sur des aspects décisifs de l’apprentissage, comme l’automatisation des savoir-faire, la mémorisation des savoirs ou, plus périlleux encore, la “récupération” de notions mal assimilées en classe. On reproche également aux devoirs d’empiéter sur la vie extrascolaire des élèves, réduisant le temps qu’ils peuvent consacrer à la détente, au jeu, à leurs relations familiales et amicales, à leurs activités de loisirs, culturelles, sportives… Les devoirs sont encore pointés du doigt parce qu’ils peuvent être sources de conflits familiaux, entre le parent qui s’impatiente et l’enfant qui rechigne ou qui, simplement, ne parvient pas à faire ses devoirs et se voit houspillé par un parent démuni. La pertinence de ces arguments, qui touchent à la fois aux inégalités scolaires et au bien-être des élèves et des familles, explique qu’une part non négligeable des militants pédagogiques, des experts et des organisations défendant les droits de l’enfant et les intérêts des familles émettent de sérieuses réserves vis-à-vis des devoirs, et réclament qu’ils soient très fermement cadrés… voire supprimés. Ce sont ces arguments qui ont abouti, il y a près de 20 ans, à une circulaire du Ministre Nollet régulant plus strictement les devoirs.
Des arguments en faveur du maintien des devoirs
Au vu de ces arguments forts, on pourrait s’étonner qu’il subsiste des “défenseurs” des devoirs, particulièrement nombreux dans les rangs des enseignants d’ailleurs. Ces nombreux enseignants — sans doute sont-ils largement majoritaires — attachés aux devoirs seraient-ils secrètement des partisans des inégalités scolaires, ou des individus sournois désireux de priver les élèves d’activités extrascolaires et de semer la zizanie dans les familles ? Assurément, non. Peut-être sont-ils alors simplement réactionnaires, “rétifs au changement” et s’arc-boutent-ils par réflexe sur des caractéristiques traditionnelles du système scolaire, parmi lesquelles les devoirs figurent en bonne place ? Comme l’explique Draelants (2018), attribuer toute opposition des enseignants à leur présumée “résistance au changement” serait une erreur simplificatrice, d’autant plus regrettable qu’elle empêche de prendre au sérieux leur “expertise profane” et leurs arguments pragmatiques. Il convient dès lors de se poser sérieusement la question des bénéfices scolaires que les enseignants attribuent à tort ou à raison aux devoirs, et de façon plus ou moins intuitive.
Pour bon nombre d’enseignants, les devoirs représentent ainsi une augmentation salvatrice du temps d’apprentissage, le gain d’un temps complémentaire qui leur parait nécessaire pour que les élèves assimilent au mieux l’ensemble de la matière inscrite au programme (voir par exemple Poncelet & al., 2001). Cet argument n’est évidemment pas dénué de sens: des recherches (Bloom, 1974 ; Borg, 1980 ; Carroll, 1963 ; Slavin, 1987) montrent sans surprise que le temps est un facteur-clé de la maitrise des apprentissages ; les devoirs peuvent par exemple permettre un “sur-apprentissage” à la maison qui favorise la mémorisation à long terme. Quoi que l’on pense de cet argument, il montre que la question des devoirs est liée à celle du temps dévolu aux apprentissages scolaires. Toute proposition de suppression des devoirs gagnerait de facto à évaluer simultanément l’opportunité d’une mesure compensatoire consistant en l’élargissement du temps scolaire.
En donnant des devoirs, certains enseignants cherchent par ailleurs à ce que les parents procurent à leurs enfants un soutien scolaire individualisé, complémentaire à celui qui est fourni en classe. Bien sûr, ces enseignants estiment sans doute que la classe est le meilleur endroit pour soutenir les apprentissages, mais face à des classes de grande taille, concentrant par endroits une forte proportion d’élèves en difficulté (ce qui est souvent le cas dans notre système scolaire, caractérisé par son taux élevé d’“écoles-ghettos”), ils peuvent se trouver dépassés par la difficulté de leur tâche et il leur devient impossible d’aider chaque élève autant que nécessaire. L’enseignant n’a alors d’autre choix que de “compter sur la famille” pour lui donner un “coup de pouce” en matière d’accompagnement individualisé. Ceci amène à penser que l’attachement des enseignants aux devoirs a peut-être partie liée avec un encadrement insuffisant (au moins en début de scolarité), et avec le déficit de mixité scolaire. Si les classes étaient plus petites et plus mixtes socialement, les enseignants qui sont actuellement face aux classes présentant les défis les plus grands se sentiraient sans doute moins dépassés, et éprouveraient probablement moins ce besoin de “sous-traiter” une partie de l’accompagnement individualisé aux parents. Dans cet ordre d’idées, l’expérience menée en France par Garcia & Oller (2015) en matière d’apprentissage de la lecture dans des écoles en milieu populaire est intéressante. Dans le dispositif mis en œuvre par ces deux sociologues, l’équipe pédagogique transmettait aux parents des “techniques” précises leur permettant d’accompagner concrètement l’apprentissage de la lecture à la maison. Elles ont ensuite observé que cet accompagnement parental pouvait devenir un outil précieux pour soutenir les apprentissages “lecturiels” des enfants en difficulté. Tout en reconnaissant les qualités de ce dispositif, on peut néanmoins se demander s’il est légitime de faire endosser aux parents une part décisive de la responsabilité des apprentissages scolaires. Et puis, s’il est sans doute opportun, dans des conditions scolaires inchangées, d’aiguiller les parents dans l’accompagnement des devoirs (c’est un moindre mal…), on se rend bien compte que ceci ne pourra au mieux qu’atténuer les inégalités : même initiés aux “techniques d’accompagnement des devoirs” par les enseignants, les parents les plus éloignés de la culture scolaire seront néanmoins en peine d’aider efficacement leurs enfants. Ce que révèle l’expérience de Garcia & Oller, c’est donc surtout que l’absence de mixité sociale et la faiblesse de l’encadrement (un ratio élèves/enseignants trop élevé) peuvent rendre nécessaire cette “pédagogie de soutien” familiale, que l’enseignant espère obtenir par l’intermédiaire des devoirs et des leçons. Si l’on souhaite que les enseignants restreignent leur propension à donner du travail à domicile à leurs élèves, il semble donc nécessaire, d’abord, de réduire la taille des classes et d’assurer la mixité dans les établissements scolaires, de manière à ce qu’ils puissent mieux accompagner chacun de leurs élèves, et que le soutien parental aux apprentissages leur semble superflu.
Les recherches (Cooper & al., 2006; Marzano & Pickering, 2007) portant sur la plus-value des devoirs en termes d’apprentissages scolaires confortent plutôt ces arguments en faveur des devoirs. Oui, les devoirs apportent bien des bénéfices aux élèves, à la condition expresse qu’ils portent sur des tâches très clairement circonscrites et définies, à portée des élèves, et qu’ils n’excèdent pas un temps raisonnable. Il est à noter que cet effet positif des devoirs est plus marqué pour les élèves plus âgés, et que si les enseignants escomptent une aide parentale, il importe de leur préciser explicitement leur rôle. Cela étant, ces arguments favorables aux devoirs ne répondent pas à la critique fondamentale qu’on peut leur adresser, à savoir leur caractère inégalitaire : si tous les élèves semblent bien profiter des devoirs, il n’en demeure pas moins que certains, disposant d’un encadrement familial privilégié, en profitent bien davantage que d’autres.
Faire ses devoirs au sein d’une école ouverte
En termes d’apprentissages scolaires, les devoirs sont donc profitables à tous, mais de façon inégale. Les supprimer purement et simplement en vue de réduire les inégalités serait hasardeux. En effet, ceux que Draelants (2018) appelle les parents “initiés”, c’est-à-dire ceux qui disposent des ressources (culturelles, relationnelles, financières, stratégiques…) les plus efficaces pour assurer la réussite scolaire de leurs enfants, trouveraient sans peine des “moyens de substitution” à ces devoirs si ceux-ci devaient disparaitre. Ils donneraient à leurs enfants du travail supplémentaire, les inscriraient à des cours particuliers pour remédier à leurs difficultés, renchériraient sur la “pédagogisation des loisirs” (Daverne & Dutercq, 2009, 2013). Il n’en irait pas de même pour les parents de milieux populaires, qui pallieraient bien plus difficilement cette disparition soudaine des travaux scolaires à domicile. De ce fait, et malgré les bonnes intentions de ceux qui soutiennent la suppression des travaux à domicile, on peut craindre que celle-ci, si elle devait advenir, ne nuise particulièrement aux apprentissages des élèves de milieux populaires. A ce stade, aucune des deux positions – “pour” ou “contre” les devoirs – n’est donc satisfaisante.
Ce débat n’est pas pour autant insoluble. La réalisation d’un devoir peut constituer un moment particulièrement intéressant sur le plan pédagogique : quoi de plus pertinent pour un élève, après avoir appris de nouvelles connaissances dans la dynamique collective de la classe, que de prendre ce temps de la révision et de la répétition dans le calme, à son rythme. Il peut trouver là l’occasion de “revisiter” la matière, de se la réapproprier tout à son aise, pourvu qu’on lui ait appris à le faire et qu’il puisse trouver de l’aide (d’un adulte ou d’un pair) en cas de difficulté. Ce qui pose véritablement problème, ce n’est donc pas le devoir en tant que tel mais son externalisation en dehors de l’enceinte scolaire. Cette externalisation des devoirs n’a d’ailleurs rien de naturel : dans les collèges jésuites des Temps Modernes par exemple, l’“étude” se faisait “intramuros”, sous l’assistance d’aînés ou d’enseignants (Meirieu, s.d.).
Si l’on souhaite sortir par le haut de ce “problème des devoirs”, on se rend donc compte qu’il exige, comme tant d’autres problématiques scolaires, une réponse structurelle. L’ambition exige que l’on ne réduise pas le temps dévolu aux apprentissages, ce à quoi mènerait une suppression pure et simple des devoirs. L’équité réclame que l’on fournisse à chacun un encadrement optimal pour construire ses connaissances. Dès lors, oui aux devoirs… mais à l’école, et avec un accompagnement pédagogique qui soit vraiment à la hauteur. Et pour cela, il est indispensable de mettre sur pied, comme le mémorandum de l’Aped (2020) le propose, « cette école ouverte après les heures de cours, le week-end, pendant les vacances. En y prévoyant du personnel qualifié pour aider et encadrer ceux qui en ont besoin pour faire leurs devoirs et étudier leurs leçons. En y proposant — éventuellement en partenariat avec des associations — des activités sportives ou culturelles, ludiques ou artistiques, de bricolage ou de découverte…».
Références
Aped (2020). Le mémorandum 2020 de l’Aped. En ligne: https://www.skolo.org/2020/02/18/memorandum-ambition-et-equite-pour-leducation/
Bloom, B. (1974). Time and learning. American psychologist, 29 (9), 682-688.
Borg, W. (1980). Time and school learning. In C. Denham & A. Lieberman, Time to learn (pp. 32-62). Washington: The National Institute of Education.
Carroll, J. (1963). A model of school learning. Teachers college record, 64 (8), 723-733.
Cooper, H., Robinson, J. C. & Patall, E. (2006). Does Homework Improve Academic Achievement ? A Synthesis of Research 1987-2003. Review of Educational Research, 76 (1), 1-62.
Daverne, C. & Dutercq, Y. (2009). Les élèves de l’élite scolaire: une autonomie sous contrôle familial. Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, 8, 17-36.
Daverne, C. & Dutercq, Y. (2013). Les bons élèves: Expériences et cadres de formation. Paris: Presses Universitaires de France.
Draelants, H. (2018). Comment l’école reste inégalitaire : Comprendre pour mieux réformer. Louvain-la-Neuve : Presses Universitaires de Louvain. Voir la note de lecture.
Garcia, S. & Oller, A.-C. (2015). Réapprendre à lire : de la querelle des méthodes à l’action pédagogique. Paris : Seuil.
Marzano, R. J. & Pickering, D. J. (2007). The Case For and Against Homework. Educational Leadership, 64 (6), 74-79.
Meirieu, P. (s.d.). Devoirs (à la maison). Consulté sur le site de l’auteur le 22/03/2020. En ligne: https://www.meirieu.com/DICTIONNAIRE/devoirs_a_ma_maison.htm
Poncelet, D., Schillings, P., Hindryckx, G., Huart, T. & Demeuse, M. (2001). Les devoirs: un canal de communication entre l’école et les familles ? Le Point sur la Recherche en Éducation, 20, 41-60.
Slavin, R. E. (1987). Mastery learning reconsidered. Review of Educational Research, 57, 175-213.