Lors d’un atelier des « 6h pour l’école démocratique », Jean-Pascal van Ypersele (Professeur à l’UCLouvain, Vice-Président du GIEC de 2008 à 2015, co-auteur du dernier Rapport des Nations Unies sur le Développement Durable[1]) était invité à commenter l’enquête « Ecole, savoirs, climat » (2019) menée par l’Aped[2] et présentée par Olivier Mottint. S’ensuivit, une discussion plus large sur les enjeux climatiques et le rôle de l’Ecole en la matière, rythmée par les questions et réflexions des participants. Compte rendu…
Une maîtrise insuffisante et inégale des « connaissances climatiques »
Dans un premier temps était donc présentée une synthèse des résultats de l’enquête de l’Aped, à laquelle plus de 3.000 élèves (francophones et néerlandophones) du dernier cycle de l’enseignement secondaire avaient participé. Une partie du questionnaire portait sur les connaissances des élèves en matière de dérèglement climatique, tandis que d’autres questions évaluaient plutôt à quel point ils avaient conscience de l’urgence climatique et de ses enjeux « Nord-Sud », et dans quelle mesure ils étaient prêts à s’engager en vue de limiter l’ampleur du réchauffement.
La présentation débutait par l’un des résultats les plus interpellants de l’enquête : seuls 13% des élèves interrogés avaient été capables d’identifier le principal mécanisme à l’œuvre dans le réchauffement climatique ; la compréhension de l’effet de serre est donc l’apanage d’une infime minorité de nos élèves de fin de secondaire. Sur cette question comme sur d’autres, on observait un recul par rapport aux résultats pourtant déjà préoccupants d’une enquête similaire menée par l’Aped en 2015[3]. Les réponses des élèves n’étaient guère plus réjouissantes lorsqu’on leur demandait d’identifier les activités humaines contribuant de façon importante au réchauffement climatique : à titre d’exemple, seul un élève sur deux savait que le fonctionnement des centrales électriques au gaz ou que l’élevage d’animaux de boucherie émettent des quantités importantes de gaz à effet de serre, et ils étaient à peine plus nombreux (60%) à identifier le chauffage (au mazout) des maisons comme un facteur du réchauffement climatique. A contrario, ils étaient plus de 60% à penser à tort que le fonctionnement des centrales nucléaires engendre directement d’importantes émissions de CO2. Les élèves étaient également nombreux à éprouver des difficultés lorsqu’il s’agissait d’identifier certaines sources d’énergie renouvelables (énergie hydraulique, géothermie, etc.), et la majorité d’entre eux peinait à comprendre et à interpréter un court texte et des graphiques relatifs à la problématique climatique. Sur l’ensemble de ces questions, on observait en outre une forte dégradation des résultats en fonction de la forme d’enseignement fréquentée par les élèves : si les résultats moyens des élèves de l’enseignement général témoignaient d’une maitrise insuffisante des connaissances climatiques pour une large proportion d’entre eux, la situation était encore plus alarmante pour les élèves de l’enseignement technique et professionnel.
Un degré de conscientisation contrasté
Les questions évaluant le degré de sensibilisation des élèves aux enjeux climatiques ont donné lieu à des résultats mitigés. On peut se réjouir par exemple que 85% des élèves interrogés souhaitaient que l’on prenne les mesures nécessaires pour limiter le réchauffement climatique, mais on peut regretter que 30% d’entre eux se soient montrés peu inquiets de la situation, persuadés que « les scientifiques trouveront bien une solution ». Près d’un élève sur deux ne se départait pas d’une certaine insouciance, se réjouissant du fait qu’ « il y aura plus de jours de beau temps ». Certaines conséquences du dérèglement climatique s’avéraient méconnues par les jeunes : un élève sur trois ignorait en effet que le réchauffement climatique a pour conséquence l’élévation du niveau des mers, et ils étaient même deux sur trois à ignorer que le dérèglement du climat pourrait provoquer l’arrivée de réfugiés climatiques en Belgique. La conscience des enjeux Nord-Sud posait de grandes difficultés, puisque les élèves surestimaient largement la responsabilité des pays du sud en matière de réchauffement, 65% d’entre eux estimant par ailleurs que les pays émergents… devraient ralentir leur développement, alors même que la grande majorité de leurs habitants, en situation de pauvreté, émettent nettement moins de gaz à effet de serre que ceux des pays développés.
Des jeunes plutôt prêts à s’engager
En ce qui concerne le degré d’engagement, l’enquête apportait quelques bonnes nouvelles : pour limiter le réchauffement climatique, 4 élèves sur 5 se disaient prêts à consommer préférentiellement des produits locaux, tandis que plus de 70% d’entre eux étaient partants pour diminuer le chauffage ou utiliser davantage le vélo et les transports en commun. Il n’y avait en revanche qu’un élève sur deux en accord avec la proposition de réduire sa consommation de viande, et à peine 40% accepteraient de ne plus partir en vacances en avion. Le militantisme pourrait bien avoir de beaux jours devant lui, puisque 40% des élèves se disaient prêts à s’engager politiquement en faveur du climat. En matière de conscientisation et d’engagement, on observait toutefois les mêmes inégalités que dans la maîtrise des connaissances climatiques : les élèves qui fréquentent l’enseignement technique et professionnel, qui sont très souvent aussi ceux dont l’indice socio-économique est le plus faible, étaient moins conscients des enjeux climatiques et généralement moins prêts à s’engager. On comptait ainsi trois fois plus d’élèves doutant de la réalité du réchauffement climatique dans l’enseignement professionnel que dans l’enseignement général (respectivement 15,7% contre 4,6%), et la proportion d’élèves ayant participé aux « manifestations climatiques » était sensiblement plus élevée dans l’enseignement général que dans les autres formes d’enseignement. L’enquête mettait donc en évidence une corrélation entre le degré de maîtrise des « connaissances climatiques », le degré de conscientisation et la propension à l’engagement…
Pas d’école démocratique sans réformes profondes…
Etaient enfin exposées les principales conclusions de l’enquête… Celle-ci révélait une nouvelle fois que notre enseignement se montre incapable de doter tous les élèves des connaissances (climatiques, en l’occurrence) indispensables pour comprendre le monde et agir en vue de sa transformation. Dépourvus de ces connaissances, une grande partie des jeunes — et a fortiori ceux qui sont issus des classes populaires — peineront à participer plus tard à la « discussion démocratique » en citoyens éclairés. Pour relever le défi de la démocratisation de l’Ecole, il est dès lors indispensable de réformer structurellement notre système scolaire, en associant réduction de la taille des classes dans l’enseignement fondamental, mixité sociale dans les établissements scolaires et, une fois ces deux premières conditions satisfaites, instauration d’une école commune polytechnique jusqu’à 16 ans. Il est tout autant nécessaire d’enrichir les programmes scolaires en y introduisant les connaissances (climatiques notamment, mais citoyennes, plus largement) qui n’y figurent pas actuellement ou qui y apparaissent de façon trop imprécise. Il faudra, enfin, que l’école devienne cet espace social ouvert au sein duquel les élèves vivent les valeurs de solidarité et de respect de l’environnement, et apprennent à résister à la consommation frénétique que la société capitaliste leur propose comme idéal.
Réflexions de Jean-Pascal van Ypersele et échanges avec le public
Commentant ces résultats, Jean-Pascal van Ypersele rejoignait l’Aped quant au fait qu’il est particulièrement important que les futurs citoyens acquièrent durant leur scolarité des connaissances solides à propos de l’effet de serre et des causes et conséquences du réchauffement climatique. Prenant acte que ces connaissances étaient insuffisamment maitrisées par une part importante des élèves, il plaidait pour qu’elles soient davantage intégrées aux programmes scolaires, mais aussi pour que les élèves soient sensibilisés aux interconnexions entre les turbulences climatiques et les enjeux sociaux. Dans cette perspective, il mettait en évidence la synergie existant entre les divers objectifs du développement durable définis par les Nations Unies[4], et l’intérêt d’une réflexion sur l’avenir qui articule environnement, enjeux sociaux et problématique du développement.
Jean-Pascal van Ypersele ajoutait que ce bagage de connaissances est d’autant plus nécessaire que les lobbies liés aux énergies fossiles investissent des moyens considérables au service d’une désinformation de grande ampleur. La volonté de ces lobbies est d’instiller le doute quant à la réalité du réchauffement climatique ou quant à la contribution majeure des activités humaines au réchauffement actuel ; acquérir des connaissances et une pensée critique, c’est donc se prémunir face à ces « intoxications ». Il appelait également le monde de l’enseignement à une vigilance particulière en la matière, car enseignants et élèves constituent des cibles de cette vague de désinformation : il évoque ainsi la tenue d’expositions, de conférences et d’événements à destination de professeurs et d’élèves organisés et/ou financés par ces lobbies.
Mettant en exergue l’impact positif des mobilisations des jeunes en faveur du climat et l’optimisme qu’il soulève, Jean-Pascal van Ypersele lisait ensuite quelques extraits d’une tribune qu’il a récemment publiée dans « Le Monde » en défense de Greta Thunberg[5]. Interrogé sur l’opportunité d’initier les élèves à la « théorie de l’effondrement », il se montrait réservé : les discours centrés sur la « collapsologie » pourraient en effet entrainer la démobilisation des jeunes, que l’on convaincrait à tort que toute action en faveur du climat est désormais vaine parce que trop tardive[6]. Pour Jean-Pascal van Ypersele, cette dimension psychologique ne doit pas être négligée, et il conseillait d’ailleurs au public la vidéo d’un entretien qu’il avait donné avec Martine Capron au sujet de l’éco-psychologie[7]. En guise de clôture de l’atelier, Jean-Pascal van Ypersele proposait enfin quelques ressources à destination des enseignants :
- les lettres de la Plateforme Wallonne pour le GIEC[8] ;
- son site internet, sur lequel on peut notamment trouver sa « Lettre à ouvrir en 2118 » en français et en néerlandais[9] ;
- son compte twitter, sur lequel il relaie actualités climatiques, prises de position et ressources[10].
- Ce rapport est consultable en ligne : https://sustainabledevelopment.un.org/content/documents/24797GSDR_report_2019.pdf ↑
- Le rapport complet de notre enquête est disponible sur notre site : https://www.skolo.org/2019/10/04/jeunes-et-climat-que-savent-ils-que-veulent-ils/ ↑
- Voir notre enquête « Ecole, énergie, climat » (2015) : https://www.skolo.org/2015/10/20/les-resultats-de-notre-grande-enquete-ecole-energie-climat/ ↑
- Voir https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/ ↑
- Le texte complet de cette tribune est disponible en ligne à l’adresse suivante : https://ucl-fms02.sipr.ucl.ac.be/fmi/xml/cnt/2019-10-1_jpvy__le_monde_greta_derange_comme_la_verite.pdf?-db=JPteam_activities&-lay=web_doc&-field=Doc_presentation(1)&-recid=28863 ↑
- Ce danger est bien réel : l’enquête de l’APED révèle en effet que plus d’un jeune sur trois pense qu’ « il est déjà trop tard et que nous devrons subir les conséquences ». ↑
- Interview de Martine Capron et Jean-Pascal van Ypersele par Clément Montfort : https://www.youtube.com/watch?v=RuoUFcoBNdQ ↑
- Voir https://plateforme-wallonne-giec.be/lettre ↑
- Voir http://www.climate.be/vanyp ↑
- Voir https://twitter.com/JPvanYpersele ↑