Un grand monsieur est parti. Gérard de Sélys, ex-journaliste à la RTBF, grand pourfendeur des médiamensonges et de ses collègues « chiens de garde » du capitalisme, a tiré sa révérence le jour de l’an 2020. En 1998, il m’avait contacté pour que nous rédigions ensemble un petit livre sur la privatisation de l’enseignement. A vrai dire, Gérard avait déjà accompli les trois quarts du travail et je n’eus qu’à alimenter quelques passages d’informations supplémentaires et de rédiger les chapitres finaux. Cet ouvrage, « Tableau Noir », diffusé dans toute la francophonie, fera date dans la résistance à la marchandisation néo-libérale de l’enseignement. Nous ne pouvions rendre meilleur hommage à Gérard de Sélys que de publier ici, in-extenso, l’un des chapitres les plus prémonitoires : chapitre 6, « Stratégie ».
STRATÉGIE
Par le nombre d’emplois qu’il procure et les importantes sommes d’argent qu’il mobilise, le secteur de l’enseignement est comparable à celui de l’automobile. C’est dire sa dimension.
La production automobile des vingt-neuf pays membres de l’OCDE génère un chiffre d’affaires annuel d’environ 1.286 milliards $ (7.500 milliards FF, 45.000 milliards FB) et emploie près de cinq millions de travailleurs.
Les mêmes pays membres de l’OCDE35 consacrent annuellement mille milliards $ (5.800 milliards FF, 35.000 milliards FB) au financement de leur enseignement qui occupe près de dix millions d’enseignants.
Si l’on supprime la moitié des quatre millions de professeurs que comptent les quinze pays de l’Union européenne, sachant que leurs salaires constituent plus de quatre-vingts pour cent des dépenses d’enseignement, ce sont des milliers de milliards de francs français ou belges qui sont disponibles pour la guerre concurrentielle!
Et, en plus, s’ils le peuvent, les parents sont prêts à dépenser énormément pour éviter le chômage à leurs enfants. Si l’on sait qu’il y a quatrevingts millions d’élèves et d’étudiants dans l’Union européenne, enfants dont les parents n’hésiteraient certainement devant aucun sacrifice pour leur éviter le chômage, on peut se faire une idée du pactole qu’il y a à ramasser.
Sans compter le produit de la vente des écoles abandonnées et des terrains qu’elles occupent. Sans compter que les patrons (les riches) vendront désormais, et cher, des cours jusqu’ici pratiquement gratuits. Et qu’ils pourront enseigner ce qu’ils veulent dans ces cours. Ils y enseigneront ce qu’ils ont besoin que nous apprenions pour augmenter encore et encore leurs bénéfices, leurs fortunes. Ils nous y bourreront le crâne de leur idéologie, de leurs idées et de leurs mensonges. Et ils laisseront tomber ce qui ne les intéresse pas.
Ils supprimeront l’histoire par pans entiers. Parce que l’histoire peut expliquer que les riches ont toujours exploité les pauvres et que ceux-ci ont toujours fini par se révolter, parfois avec succès. Ils ne garderont de l’histoire que les grandes heures de la construction de leur «démocratie» bourgeoise et de l’acquisition des «libertés», leur liberté d’entreprendre et leur liberté d’exploiter les autres. Ils présenteront deux mille ans d’histoire comme un long processus aboutissant «naturellement» à la libre entreprise, stade ultime, à leurs yeux, de l’évolution des sociétés humaines. Ils supprimeront les sciences sociales, parce que les sciences sociales peuvent trop bien décrire la misère des exploités et l’indécente opulence des riches. Ces sciences sociales n’ont, en outre, aucun intérêt pour la rentabilité de la main-dœuvre. Ils supprimeront la philosophie, parce qu’elle pourrait montrer que leur prétendue philosophie à eux ne repose que sur des bobards de charlatans.
Ils trufferont, par contre, leurs cours-marchandises de leurs idées et des principes qui les servent: la compétition, la flexibilité, l’excellence, la productivité, le profit, l’économie de marché et la suprématie de l’entreprise privée.
Alors que c’est totalement faux, ils matraqueront, dans leurs cours, que la compétition régit toute vie sur terre. Que c’est une vérité naturelle, aussi vraie que celle des loups qui ont toujours mangé les brebis, que les lions ont toujours chassé les antilopes, que les araignées ont toujours pris des mouches dans leurs toiles.
Ils diront que c’est génétique. Qu’il n’y a donc rien à faire. Qu’il faut se battre pour survivre, être meilleur que l’autre et l’écraser s’il le faut. Ils affirmeront que les battus, les pauvres, les laissés-pour-compte ont voulu leur sort, ont été paresseux, ou que c’est inscrit dans leurs gènes. Ils expliqueront que les vainqueurs, les riches, eux, le sont parce qu’ils ont mérité leur sort, ont «naturellement» mangé les autres, et que c’est aussi inscrit dans leurs gènes.
Ils expliqueront qu’il faut être «flexible» et «s’adapter». Flexible, ça veut dire travailler quand ils ont besoin de faire tourner leurs machines, nuit et jour s’il le faut, et chômer quand ils veulent arrêter leurs machines. S’adapter, ça veut dire accepter leurs exigences, travailler pour eux où et quand ils le veulent et aux salaires qu’ils imposent.
Ils insisteront sans cesse sur l’«excellence». Il faudra être excellent ou ne pas être. Il faudra, comme ils disent, avoir «zéro défaut», «zéro retard», «zéro panne». Et ceux qui n’observeront pas cette obligation d’excellence seront des zéros sociaux. Ils seront chassés de leur emploi et remplacés par des «excellents» qui… tiendront ce qu’ils peuvent, le temps qu’ils peuvent. La fatigue sera un «défaut», tout comme être enceinte, avoir des soucis, penser à son amoureux, être pris dans un embouteillage, assister à une réunion syndicale, rêver, être malade ou lire un journal.
Ils diront que seule la «productivité» compte. Par exemple, s’ils veulent produire deux fois plus de marchandises, ils ont le choix: soit engager deux fois plus de travailleurs, soit obliger ceux qui travaillent à produire deux fois plus. Aujourd’hui, c’est pratiquement toujours la deuxième solution qu’ils choisissent et imposent. Aujourd’hui, ils veulent doubler, tripler la «productivité». Demain, si vous avez bien appris dans leurs cours que l’augmentation de productivité sauvera leur entreprise, et votre emploi par la même occasion, vous accepterez de travailler quatre, cinq, six fois plus ou plus vite.
Vous payerez très cher leurs cours consacrés au «profit». Le profit, c’est le bénéfice qu’ils tirent de votre travail. Ils expliqueront que le profit sert à développer l’entreprise, à l’agrandir, à la moderniser, à engager d’autres travailleurs, à vaincre la concurrence. Ils expliqueront que le «profit» vous profite à vous. Ils cacheront soigneusement que les bénéfices qu’ils tirent de votre travail n’ont qu’une destination: développer toujours plus leurs bénéfices aux dépens des besoins sociaux de l’humanité.
Il y aura aussi des cours, payants bien sûr, sur la suprématie de l’entreprise privée. Ils y défendront que ce sont de «courageux et audacieux capitaines d’industrie» qui ont pris le risque considérable d’investir leur fortune personnelle en faveur du développement du monde moderne et du bien-être général. D’abord, ils ne diront pas d’où vient leur fortune personnelle.
De l’Etat? D’un lointain ancêtre aristocrate? Du pillage des colonies? De la vente de matériel de guerre? De l’exploitation éhontée de la main-d’œuvre ouvrière au XIXE siècle? Ensuite ils tairont que les principales inventions qui ont permis le développement humain ont été découvertes et améliorées par des groupes humains restés anonymes. Comme sont restés et restent encore anonymes les ouvriers, les techniciens et la plupart des chercheurs qui améliorent leurs machines, en inventent de nouvelles, mettent au point de nouveaux produits. Enfin, ils cacheront soigneusement que, quand leur entreprise est en danger, ils pleurnichent dans les jupes de l’Etat et se font sauver, au nom de l’emploi, en recevant de fabuleux dons sous forme d’aides ou de commandes publiques.
Naturellement, ils vendront des cours d’économie. D’«économie de marché». Des cours dans lesquels d’éminents prix Nobel démontreront que tout doit se vendre et s’acheter et que les «lois de l’offre et de la demande» sont naturelles sinon divines. Que seules ces lois peuvent assurer un développement harmonieux de l’humanité. Et que le chômage, les crises économiques, la pauvreté et les guerres sont des «phénomènes» ou des «fléaux» naturels auxquels on ne peut rien, comme les raz-de-marée, les ouragans ou les tremblements de terre… Ils se garderont bien d’expliquer que leurs crises économiques sont justement provoquées par cette économie où tout doit se vendre et s’acheter. Ils se garderont bien de reconnaître que ces crises n’ont rien de naturel. Jamais l’humanité n’a été en mesure de produire autant de biens qu’aujourd’hui. Mais c’est la crise parce que ces biens ne se vendent pas. Ils ne se vendent pas parce qu’un nombre croissant de femmes et d’hommes n’ont pas assez d’argent pour acheter l’indispensable.
Ils se garderont bien d’expliquer également que leur enseignement, privé et payant, aggravera les fractures dans la société et la sélection sociale. Entre ceux qui auront un bon travail bien rémunéré, ceux qui auront des emplois précaires et sous-payés et ceux qui n’auront pas de travail du tout. Que ce sera un enseignement plus sélectif et plus hiérarchisé. Destiné à préparer les jeunes à un «marché du travail» plus sélectif et plus hiérarchisé. A l’ère des «trente glorieuses»* (1945-1975), quand les patrons réclamaient une élévation générale des niveaux de formation, et après une période de transition d’une dizaine d’années, succède aujourd’hui une ère d’étirement des capacités, donc des niveaux de qualification requis: il faut des ingénieurs et des techniciens toujours plus «pointus», mais il faut aussi une masse croissante de «petits boulots» qui ne requièrent plus qu’une formation de base. Ils veulent vendre l’enseignement «pointu» et laisser à l’Etat le soin d’alphabétiser à peine, dans des écoles fourre-tout, les futures escouades de balayeurs, gardiens de parkings et nettoyeurs de bureaux.
Finalement, ils vendront même des leçons de démocratie. Mais leur «démocratie» uniquement. Celle où les riches font les lois en se cachant derrière des politiciens qu’ils ont fait élire. Celle où les riches règnent sans partage en édifiant de beaux «palais de la nation» et de secrets ministères dans lesquels œuvrent des hommes et des femmes à leur dévotion. Ou à leur sujétion. Celle qui, quand le peuple se soulève, fait donner les armes, sans pitié, au nom de «l’ordre», l’ordre des riches. Celle qui fomente des coups d’Etat, installe des dictatures, finance, quand ils peuvent lui être utiles, les fascistes, les nazis et leurs frères intégristes. Celle qui déclenche des guerres pour «défendre la démocratie». Cette démocratie-là. Le pouvoir absolu des riches.
C’est donc ça qu’ils préparent activement aujourd’hui. S’approprier l’argent que les Etats, les parents et les étudiants consacrent à l’enseignement. Et vendre leur propagande et leurs mensonges en même temps que les seules matières qui leur sont utiles: les langues et certaines techniques industrielles et intellectuelles.
P.S. Lisez aussi ce bel hommage à Gérard de Sélys sur le site du PTB dont il était militant.