Samedi, le 16 novembre dernier, près de 300 personnes ont participé aux « Six heures pour l’école démocratique ». Un succès de foule, mais surtout un succès de contenu : de l’avis général, la qualité des vingt ateliers, francophones et néerlandophones, était bien au rendez-vous. Sur le temps de midi, après un délicieux « Mezze syrien », les participants ont chaudement applaudi les intervenants de la séance plénière : Jean-Pascal van Ypersele (climatologue, ex-vice-président du GIEC), Ides Nicaise (professeur à la KUL, spécialiste des inégalités sociales à l’école), Christine Mahy (du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté – RWLP) et Nico Hirtt, président de l’Aped, dont nous reproduisons le discours ci-dessous.
En janvier de cette année, après une longue période de discussions internes, l’Aped s’est doté d’un nouveau texte fondamental. Je vous invite vivement à le découvrir sur notre site ou sur notre stand. S’il y a beaucoup de développements nouveaux et importants dans ce document, on y retrouve aussi cette phrase désormais classique, répétée comme un leitmotiv dans tous les textes de l’Aped, depuis bientôt un quart de siècle :
« L’école démocratique doit apporter à tous les futurs citoyens la capacité de comprendre le monde dans lequel ils vivent et de contribuer à sa transformation ».
Il se trouve que notre camarade Philippe Schmetz, lecteur assidu de revues édifiantes comme « Point de Vue » et « Place royale », a découvert incidemment que cette même phrase a été prononcée presque mot pour mot par S.A.R. la princesse Elizabeth. A un journaliste qui l’interrogeait à propos de l’année d’études qu’elle entreprend actuellement dans un prestigieux collège anglais, elle répondit :
« C’est à cela que je veux m’atteler : essayer de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons et contribuer à l’améliorer »
Dans un premier temps nous n’y avions vu qu’une amusante anecdote à conter. Mais à bien y réfléchir, la similitude des expressions princière et apédienne est plus instructive qu’il n’y paraît.
Ce qu’exprime notre future souveraine, c’est simplement l’essence du projet éducatif des classes sociales dirigeantes. Si celles-ci ont créé l’école, voici plusieurs millénaires, c’est afin d’y assurer la formation et l’instruction de leurs enfants dans les savoirs de gouvernance : la philosophie et l’histoire, l’art du discours et du raisonnement logique, la géométrie et l’algèbre, la géographie et les sciences… Bref, la capacité de comprendre le monde afin de pouvoir le diriger efficacement en fonction des valeurs et des intérêts que cette école leur aura par ailleurs inculqués, c’est-à-dire les intérêts et les valeurs de leur classe sociale.
Les classes populaires, elles, ont été absentes de l’école jusqu’à il y a à peu près deux siècles. Leur socialisation et leur formation dans les savoirs nécessaires à la pratique productive se faisaient sur leur lieu de vie et de travail : au champ et à la ferme, dans la boutique ou dans l’atelier.
Mais à partir du XIXe siècle, avec l’arrivée du machinisme et l’essor du capitalisme industriel, ces structures éducatives ancestrales — la grande famille rurale et l’apprentissage — ont commencé à péricliter. Dans les cloaques urbains de la Révolution industrielle, les gosses n’étaient plus guère éduqués et socialisés. Alors on inventa de les parquer dans des institutions vaguement copiées sur le modèle de l’école des élites. Pas pour y apprendre la philosophie, le latin ou l’algèbre : juste lire, écrire, calculer, utiliser le système des poids et mesures et une bonne dose de catéchisme.
Lorsqu’à la fin du XIXe siècle, on découvrit combien cette école pouvait également être efficace pour inculquer l’amour de la patrie et de ses institutions, pour discipliner le soldat et prévenir les révolutions, on y ajouta un peu d’histoire et de géographie et on la rendit bientôt obligatoire.
Au XXe siècle, avec le besoin d’ouvriers qualifiés de plus en plus spécialisés et nombreux, les enfants du peuple entrèrent petit-à-petit dans l’enseignement secondaire où l’on créa, spécialement pour eux, des sections professionnelles et techniques et plus tard des options générales dites « modernes ».
Aujourd’hui l’école du peuple est appelée à se concentrer sur les compétences de base et sur la flexibilité professionnelle : encore toujours lire, écrire, calculer, mais aussi un peu d’anglais, un peu d’informatique, un minimum de « sensibilité culturelle », « apprendre à apprendre » et quelques cours dits de « citoyenneté » en guise de nouveau catéchisme… Et les voilà bons pour le service dans les « hamburger jobs », ces emplois précaires et peu qualifiés que multiplie le secteur tertiaire.
Voilà toute l’histoire du peuple à l’école : au fur et à mesure qu’elle s’ouvrait à leurs enfants, on l’a appauvrie et divisée, on en a évincé les savoirs prétendument « inutiles », c’est-à-dire porteurs d’une compréhension du monde globale, ou bien on les a réservés aux établissements et sections fréquentés par l’élite. Parallèlement, on a multiplié et hiérarchisé les filières et les réseaux, en feignant de s’étonner qu’ils deviennent les aiguillages de la sélection et de la ségrégation sociale.
A l’Aped, nous ne doutons pas que l’éducation de notre Princesse en Angleterre sera excellente. Ce qu’elle n’aura pas acquis dans les classes lumineuses et sur les verdoyants terrains de sport, des armées de conseillers et de précepteurs se chargeront de le lui inculquer. Nous lui en reconnaissons bien volontiers le droit… mais pas le privilège ! Car notre combat, c’est précisément d’obtenir que les enfants de toutes extractions accèdent à une éducation de cette qualité-là. Et, si possible, dans un environnement qui fasse sens pour eux : donc dans une école qui retrouverait cette unité du travail, de l’éducation et de l’instruction dont on a privé les enfants à la Révolution industrielle.
Combiner l’instruction classique avec une formation polytechnique théorique et pratique et avec une éducation active aux valeurs de coopération, de solidarité, de respect de l’environnement et du travail de chacun… Voilà notre projet. Serait-ce trop demander ? Serait-ce trop ambitieux ? Nous pensons que c’est simplement une condition sine qua non de la démocratie et de la justice.