L’ouvrage « Comment l’école reste inégalitaire » 1Draelants, H. (2018). Comment l’école reste inégalitaire : Comprendre pour mieux réformer. Louvain-la-Neuve : PUL. d’Hugues Draelants (UCLouvain, GIRSEF) se propose d’analyser, sous l’angle de la sociologie de l’éducation, les mécanismes qui expliquent la persistance des inégalités scolaires, en dépit des réformes mises en œuvre en vue de les limiter. Dans la première partie du livre, l’auteur montre que si les inégalités perdurent, elles connaissent néanmoins des mutations formelles progressives, rythmées par les changements sociaux et les adaptations des acteurs. Dans la seconde partie, il développe la thèse selon laquelle la reproduction des inégalités doit aussi beaucoup au fait que les réformes ont été insuffisamment réfléchies, et n’ont donc pas produit les effets escomptés. Ce petit livre dense et accessible apporte un éclairage précieux aux acteurs engagés en faveur de la réduction des inégalités scolaires et soucieux de mieux penser les réformes à même de concrétiser ce projet. En voici quelques idées majeures…
Les inégalités scolaires, entre mutations et persistance
En introduction, Draelants dresse ce constat implacablement étayé par les statistiques : la massification scolaire n’a en rien conduit à une démocratisation scolaire. De fait, l’ « égalisation des chances » ne s’est pas produite, les trajectoires des élèves demeurant plus que jamais liées à leur origine sociale. Si les inégalités scolaires se sont transformées, ce n’est in fine que pour mieux persister, les allongements progressifs des parcours scolaires des enfants de tous milieux sociaux ayant en quelque sorte coïncidé avec leur hiérarchisation scolaire et sociale, par l’intermédiaire des filières notamment (on observe par exemple que l’enseignement professionnel est surtout fréquenté par des élèves issus des classes populaires).
Les explications classiques : déterminants familiaux et déterminants scolaires
L’auteur commence par dresser une précieuse synthèse des explications sociologiques classiques des inégalités scolaires, permettant au lecteur d’entrevoir les très grandes lignes de ce que la sociologie de l’éducation a produit en la matière durant les cinquante dernières années. Ceci vaut qu’on s’y attarde quelque peu…
Draelants évoque d’abord les « facteurs familiaux » des inégalités scolaires. Il rappelle ainsi le concept de « capital culturel » de Bourdieu & Passeron, qui a notamment permis de rompre avec l’explication pré-sociologique de la hiérarchisation scolaire par l’inné: si les enfants des classes supérieures réussissent mieux à l’école, c’est bien moins en raison de la supériorité de leurs « dons » que parce qu’ils sont les héritiers d’une culture de classe (maitrise de la culture classique, dispositions corporelles et esthétiques distinguées, goûts raffinés, manières de se tenir, de se vêtir…) qui entre en résonnance avec les contenus et les formes scolaires ; l’Ecole, arbitrairement articulée autour de cette culture classique considérée comme la seule légitime, transforme donc ces dispositions culturelles en avantages scolaires. Parallèlement, Draelants rappelle d’autres travaux sociologiques mettant en exergue l’influence des méthodes et styles éducatifs sur la réussite scolaire. Il ne s’agit pas alors de valider une théorie du « handicap culturel » renvoyant la responsabilité de l’échec scolaire aux familles, mais de comprendre comment la transmission familiale de certains codes linguistiques[1], de certains rapports à la langue et au savoir[2], de certaines valeurs et attitudes (l’expressivité, la créativité, l’indépendance versus l’ordre et l’obéissance), de certains savoirs (notamment au travers d’une pédagogisation des loisirs) avantage les enfants des classes supérieures et mettent au contraire les enfants des classes populaires en décalage avec les pratiques et les contenus scolaires. S’appuyant sur Duru-Bellat & Fournier[3], Draelants soutient que la sociologie devrait considérer sans tabou que ces méthodes et styles éducatifs contrastés ne produisent pas uniquement des différences culturelles arbitrairement hiérarchisées, mais peuvent également entrainer des inégalités objectives de développement cognitif et linguistique; il ne s’agit certainement pas par-là de rendre légitimes les inégalités scolaires et d’en faire endosser la responsabilité aux familles, mais d’étudier sérieusement ce phénomène pour que l’Ecole puisse se donner l’occasion de le neutraliser. Draelants en vient enfin à l’autre grande explication classique des inégalités scolaires, celle de Boudon et de l’individualisme méthodologique, reposant sur les stratégies familiales. Chaque famille, en raison de sa rationalité propre et de son positionnement social, poserait des choix scolaires socialement différenciés (établissements, filières, options…) qui contribuent à développer des inégalités scolaires. Ceci permet notamment d’éclairer le fait qu’à niveau scolaire équivalent, les choix d’études réalisés par les parents des classes populaires pour leurs enfants soient moins ambitieux.
Draelants dresse ensuite un panorama des « facteurs scolaires » de la fabrique des inégalités. Au point de vue de la structuration des systèmes éducatifs, il rappelle d’abord que les systèmes dits « intégrés », qui limitent et retardent la différenciation des parcours scolaires, sont généralement les plus égalitaires, notamment parce qu’ils limitent le jeu des stratégies familiales, dont la distribution inégale creuse les inégalités. Dans cette perspective, la manière dont les systèmes scolaires gèrent l’hétérogénéité a son influence : le recours au redoublement et à la filiarisation engendre davantage d’inégalités scolaires, tandis que le recours préférentiel au soutien individualisé (tel qu’il est/était mis en place dans les pays scandinaves) a lui tendance à être nettement plus profitable aux élèves faibles[4]. Ceci laisse à penser, de notre point de vue, que si le tronc commun est une condition sine qua non pour produire de l’égalité scolaire, il est néanmoins nécessaire de l’accompagner d’un encadrement solide et précoce des élèves pour qu’il donne sa pleine mesure. Le quasi-marché scolaire, caractérisé par le libre choix de l’école par les parents et le financement public des établissements en fonction du nombre d’élèves, est lui aussi un puissant générateur d’inégalités, par les effets de ségrégation scolaire/sociale et de hiérarchisation des établissements qu’il impulse. L’effet des pairs et l’ « effet établissement » sont d’ailleurs intimement liés à la composition des classes et des écoles et agissent en quelque sorte comme des leviers à travers le quasi-marché. Draelants évoque enfin l’ « effet enseignant » : un enseignement plus explicite, fortement cadré et structuré par l’enseignant, organisé autour d’une classification nette des savoirs, peut résorber les inégalités scolaires parce qu’il est plus favorable aux élèves « faibles », qui se trouvent a contrario mis en difficulté par les « pédagogies invisibles » (la pédagogie par compétences notamment). Cet « effet enseignant » est par ailleurs marqué par le niveau d’exigence de celui-ci, qui peut lui-même être affecté par la composition des classes (et donc par le quasi-marché scolaire) : un enseignant exerçant dans une école concentrant des élèves en difficulté peut revoir ses ambitions à la baisse et dès lors renforcer les inégalités scolaires.
Ce qui change : de la figure de l’ « héritier » à celle de l’ « initié »
Après ce tour d’horizon des explications sociologiques « classiques », Draelants présente des travaux plus récents qui permettent de nuancer et/ou de compléter les modèles précédents, de montrer ce qui a changé dans la production des inégalités scolaires, et d’identifier les nouveaux mécanismes à l’œuvre.
Il conviendrait selon lui d’abord de relativiser aujourd’hui l’importance du rôle joué par le capital culturel (dans sa définition classique tout du moins), sa rentabilité scolaire étant déclinante : en effet, l’Ecole n’est plus cette institution centrée sur la « culture classique » arbitrairement définie comme seule légitime (l’Ecole fait au contraire entrer dans ses murs d’autres formes culturelles plus proches de la culture des élèves de tous milieux) et cette culture classique n’est elle-même plus hégémonique dans les classes supérieures, qui se caractérisent aujourd’hui davantage par leur éclectisme culturel que par leur maîtrise de la seule « culture savante ». En matière de réussite scolaire, ce qui fait la différence aujourd’hui, c’est donc moins la maitrise de la « culture légitime » que la transmission d’un capital cognitif et linguistique (s’acquérant par les pratiques de lecture et facilitant les autres apprentissages) et de compétences comportementales (compétences communicationnelles et interpersonnelles, plurilinguisme, soft skills qui seront autant d’atouts sur le « marché de l’emploi des cadres », sur lequel les recruteurs se satisfont de moins en moins du signal donné par le diplôme, en raison de l’inflation scolaire).
A l’heure actuelle, le capital culturel semble également moins déterminant pour la réussite scolaire que la capacité des parents à mobiliser des stratégies favorables à celle-ci. A mesure que l’importance du capital culturel pour la réussite scolaire déclinait, les parents des classes supérieures se sont en fait adaptés et ont développé de nouvelles pratiques et stratégies pour assurer la réussite scolaire de leurs enfants. Dans une société où les parents sont de plus en plus concurrencés dans leur tâche de socialisation par d’autres instances (les médias, les pairs, etc.) et qui rend leur tâche de transmission verticale toujours plus complexe, il convient désormais pour les parents-stratèges de procéder activement à une socialisation faisant appel à des tiers (profs particuliers, pairs, etc.) et à des instances de socialisation favorables à la réussite scolaire. Dans cette perspective, les parents doivent être capables de contrôler l’environnement social et éducatif des enfants (fréquentations, choix des activités extérieures, séjours linguistiques…) et de naviguer stratégiquement à travers le système scolaire (choix de l’établissement, des orientations et filières les plus favorables, internationalisation des parcours scolaires). Il va sans dire que ces stratégies de haut niveau alimentent les inégalités scolaires puisqu’elles sont inégalement maîtrisées par les parents des différentes classes sociales.
La Reproduction étant désormais moins tributaire de la transmission d’un héritage culturel que de l’accès à des contextes éducatifs de meilleure qualité, Draelants estime qu’il convient de substituer à la figure bourdieusienne de l’« hériter » celle de l’ « initié ». Les initiés se caractérisent par leur capacité à s’orienter (ou à être orientés) dans les méandres du système scolaire pour y choisir les orientations les plus favorables à la destinée scolaire, et les plus rentables socialement (on pense par exemple aux filières d’élite ou, en France, aux « Grandes Ecoles »). Dans cette perspective, le choix de l’établissement scolaire fréquenté par les enfants joue un rôle central, car il détermine fortement et très précocement les trajectoires scolaires ultérieures. Ces choix stratégiques, anticipatifs, nécessitent soit de détenir directement les informations stratégiques relatives aux rouages du système scolaire (c’est par exemple le cas des enseignants), soit de mobiliser son réseau social en vue d’obtenir ces informations cruciales (ceci étant l’apanage des parents des classes supérieures et d’une partie de la classe moyenne). Ce qui fait la différence, c’est donc cette capacité qu’ont certains parents à naviguer efficacement dans le système scolaire ; la réussite scolaire est par conséquent davantage le produit d’une « parentocratie »[5] que de la « méritocratie », cette parentocratie s’étendant jusqu’à la capacité à « faire réussir » son enfant en dépit de résultats scolaires un temps insuffisants (en recourant à des moyens extrascolaires compensatoires/préparatoires qui exigent souvent de disposer d’un certain capital économique : cours particuliers, écoles privées, stages extrascolaires, stages linguistiques, etc.).
Faut-il abandonner le principe méritocratique ?
Draelants se livre ensuite à une défense nuancée de l’ « égalité des chances méritocratique », comme condition nécessaire à l’édification d’une « Ecole juste » : tant que le « grand soir » n’est pas advenu et qu’il demeure des places inégales dans la société, la « méritocratie » constitue le meilleur moyen (si ce n’est le seul…) pour les enfants des classes dominées d’améliorer leur condition sociale, d’accéder à des positions plus élevées que celles de leurs parents. La méritocratie scolaire fait en effet perdre aux classes dominantes la maîtrise totale qu’elles auraient sans cela sur la Reproduction sociale ; elle contraint les classes supérieures à composer avec l’Ecole, qui remet quelque peu en cause la reproduction pure et simple de leur statut. Bien sûr, reprend Draelants, on sait depuis Bourdieu que la méritocratie a une face obscure, en ce sens qu’elle permet de légitimer les inégalités en donnant au privilège de classe le lustre du mérite. Bien sûr, ajoute-t-il, la méritocratie est actuellement particulièrement imparfaite, inaboutie, puisque la Reproduction est toujours la règle, mais la méritocratie scolaire est cependant le seul système qui la tempère un tant soit peu, qui empêche que la Reproduction ne se réalise à l’identique, permettant à quelques enfants des classes dominées (trop peu…) de prendre l’ « ascenseur social ». Dès lors, s’opposant à une critique radicale qui exclurait définitivement le principe méritocratique, Draelants suggère de le conserver sans naïveté, et de tâcher de le rendre plus effectif. Selon lui, l’abandon du principe méritocratique ferait en effet courir le danger d’un renforcement de la « parentocratie », qui est déjà à l’œuvre, sous l’action des parents des classes supérieures, qui jouent de leur avantage d’initiés, de leur capital économique, pour déjouer la méritocratie sitôt qu’elle devient défavorable à leur progéniture. Draelants montre que cette défense de la méritocratie n’entre pas en contradiction avec les conclusions de Bourdieu, pour qui il ne s’agissait pas de jeter la méritocratie avec l’eau du bain, mais plutôt d’en renforcer l’effectivité (notamment en mettant en œuvre une « pédagogie rationnelle »), tout en dévoilant le fait qu’elle agisse souvent comme un moyen pernicieux de légitimation des inégalités et de violence symbolique.
Si nous ne rejetons pas le principe d’ « égalité des chances méritocratique » cher à l’auteur, nous ajoutons pour notre part que ceci ne peut suffire à fonder une Ecole véritablement démocratique. Bien entendu, dans un système social hiérarchisé, il est plus « juste » que l’accès aux positions supérieures dépende du « mérite » plutôt que de l’origine sociale, mais l’Ecole démocratique telle que nous la concevons ne saurait se confiner à cette seule redistribution des « places » sur base des mérites individuels[6]. L’APED attribue en effet à l’Ecole une fonction plus ambitieuse : l’Ecole ne doit pas seulement redistribuer les statuts sociaux de manière plus juste, mais devenir une instance qui contribue à la transformation des structures sociales (dissolution des rapports de domination, d’exploitation…) et, partant, à l’avènement d’une société plus égalitaire. Pour ce faire, l’Ecole se doit d’instituer « des citoyens critiques, capables de comprendre les évolutions et les défis de la société, mais également capables de résister et de participer à la transformation du monde »[7]. Et pour qu’adviennent ces futurs citoyens critiques, il faut que l’Ecole « se donne l’ambition, le temps et les moyens d’apporter à chacun, quels que soient son origine, son genre, ses capacités ou ses « talents » une formation solide et un vaste bagage de connaissances en histoire, économie et vie sociale, géographie, sciences, techniques, littérature, arts, expression écrite et orale, langues, mathématiques, philosophie… »[8]. Dès lors, s’agissant de ce bagage de connaissances citoyennes, c’est bien l’ « égalité des acquis » que nous poursuivons, et non l’ « égalité des chances méritocratique » : notre ambition est bien que tous les élèves acquièrent ce bagage, et non de leur assurer « des chances égales » de l’acquérir. Il est d’ailleurs crucial que les élèves les plus « faibles » s’approprient ces armes conceptuelles nécessaires à l’exercice de la citoyenneté critique parce qu’ils risquent bien d’être « les futurs exploités, ceux qui auront le plus besoin de changer la société », et que ce bagage est nécessaire pour qu’ « ils soient des moteurs de changement et qu’ils ne soient pas exclus des processus de compréhension de notre société » [9].
Penser les réformes autrement pour en renforcer les effets attendus
La légitimité cognitive et morale des réformes, condition nécessaire… mais insuffisante
Prenant acte qu’en Belgique francophone, bon nombre des réformes destinées à réduire les inégalités scolaires ont connu un succès pour le moins mitigé, Draelants se livre à une auto-critique et invite ses collègues chercheurs en sciences de l’éducation à en faire autant en vue de mieux penser l’implémentation des futures réformes. Selon lui, les chercheurs auraient en effet une propension abusive à expliquer l’échec des réformes scolaires qu’ils ont préconisées par la « résistance au changement » des acteurs (partis politiques, enseignants, parents…), explication qui serait simplificatrice en ce sens qu’elle réduirait les oppositions des acteurs…
- … soit à leur « cécité intellectuelle » : les chercheurs, pris dans un « travers intellectualiste », attribueraient alors abusivement l’opposition des acteurs au seul fait qu’ils ignoreraient les résultats des recherches scientifiques qui fondent lesdites réformes. Les acteurs ne percevraient donc pas la « légitimité cognitive » de la réforme, c’est-à-dire son bien-fondé scientifique. Il suffirait dès lors de mener un travail pour « modifier les représentations » des acteurs et ainsi faire accepter la réforme.
- … soit à la défense de leurs intérêts spécifiques : les chercheurs, pris cette fois dans un « travers conflictualiste », attribueraient abusivement l’opposition de certains acteurs (appartenant aux classes dominantes) au seul fait qu’ils défendraient leurs intérêts de classe. Dans ce second cas, il suffirait de contraindre les classes supérieures à se plier aux réformes par l’implémentation de nouvelles normes légales.
Si Draelants reconnait une validité partielle à ces deux explications, il les juge néanmoins largement insuffisantes, et invite à considérer que les oppositions des acteurs peuvent aussi être le fait de leur « contre-expertise profane » et être conséquentes de « l’irréalisme et de l’impréparation des réformes qui mettent en place des choses difficilement praticables minant ainsi la légitimité pragmatique ou fonctionnelle du changement » (p. 109). Pour Draelants, la légitimité cognitive (la reconnaissance de sa validité scientifique) et morale (la reconnaissance du fait qu’elle sert l’intérêt général, par exemple la réduction des inégalités) d’une réforme ne suffit donc pas pour qu’elle soit soutenue — et donc implémentée efficacement — par les acteurs locaux. Pour qu’ils s’engagent sur la voie de la réforme, les acteurs doivent également avoir la conviction de la légitimité pragmatique et fonctionnelle de la réforme, c’est-à-dire avoir le sentiment ou faire l’expérience que la réforme satisfait à l’ « épreuve du réel », prend en compte le « fonctionnement réel du système éducatif, des difficultés et contraintes professionnelles, organisationnelles et plus largement sociales dans lesquelles sont plongés les acteurs scolaires au quotidien » (p. 111). Or, selon Draelants, c’est souvent ici que le bât blesse. Il l’illustre notamment avec l’exemple de la réforme du premier degré de l’enseignement secondaire, qui supprimait le redoublement en fin de 1ère année. Les enseignants, explique-t-il, n’étaient pas si imperméables qu’on le pensait à la légitimité cognitive et morale de cette réforme (certains n’ignoraient pas que le redoublement était inefficace et ne servait pas l’intérêt général), mais ils y demeuraient rétifs parce qu’elle les plongeait dans des difficultés fonctionnelles importantes : difficulté à gérer l’hétérogénéité croissante sans le redoublement ni qu’un autre dispositif efficace ne lui soit substitué, difficulté à gérer les élèves ayant un rapport instrumental au savoir (c’est-à-dire ceux qui « ne travaillaient pas » sans la menace du redoublement, dont la sociologie de l’éducation[10] a montré qu’ils étaient de plus en plus nombreux, a fortiori parmi les classes populaires), impression de « laisser passer » des élèves qui pourtant ne maîtrisaient pas les matières essentielles du cursus, sentiment de dessaisissement de leur autonomie professionnelle, etc. En bout de course, si bon nombre d’enseignants reconnaissaient la légitimité cognitive et morale du non-redoublement, c’est bien le sentiment de son impraticabilité fonctionnelle qui suscitait leur résistance.
Pour en finir avec le redoublement, il ne suffit pas de l’interdire (agir sur la légalité de la pratique), ni même de convaincre les acteurs scolaires qu’il s’agit d’une pratique injuste et pédagogiquement inefficace (agir sur la légitimité morale et cognitive), il faut aussi s’attaquer aux mécanismes et processus qui fondent la légitimité fonctionnelle et pragmatique, c’est-à-dire mettre en place les conditions institutionnelles qui rendent recevables et praticables le changement et les nouvelles idées qui l’accompagnent. Parce qu’ils sous-estiment cette problématique, les chercheurs et les responsables politiques tendent à produire de la « déréalisation » qui peut être définie comme la tendance à couper les croyances de leurs fondements pratiques. (p. 113)
Ces arguments de Draelants nous semblent pertinents, et utilement mobilisables, pour analyser par exemple les actuels débats sur la mise en place du « tronc commun » dans le cadre du « Pacte pour un enseignement d’excellence » : les réserves émises par certains acteurs (dont l’APED) ont parfois été réduites à une ignorance supposée des vertus égalitaires de l’allongement du tronc commun ou à la seule défense de privilèges de classe. Ne soyons pas naïfs : il ne fait guère de doute qu’une méconnaissance de la littérature scientifique et que les intérêts de classe sous-tendent l’opposition au tronc commun de certains acteurs, notamment conservateurs. Mais il serait dommage d’en rester à un débat si simplificateur sur la question, sans prendre au sérieux les réserves des acteurs et, donc, pour reprendre l’expression de Draelants, leur « contre-expertise profane ». A l’APED, si nous sommes très attachés à l’allongement du tronc commun (car nous avons toute conscience des potentialités qu’il offre pour réduire les inégalités et dispenser à tous une éducation polytechnique), nous sommes tout autant vigilants aux aspects pragmatiques que sa mise en œuvre exige, notamment l’encadrement des élèves dès le début de la scolarité (qui assurerait une moindre hétérogénéité des acquis en début du secondaire) et les nécessaires mesures de lutte contre les effets ségrégateurs du quasi-marché scolaire qu’il conviendrait d’y associer pour que « ça marche »[11]. De même, notre attachement, pragmatique, à la scission du secondaire inférieur (tronc commun) et du secondaire supérieur (avec ses diverses filières) apparait notamment comme un moyen de limiter les stratégies des initiés : ceux-ci, davantage aptes à décoder le signal que constituent les filières proposées par l’établissement au terme du tronc commun, ne manqueraient pas d’utiliser ce signal, ce qui pourrait aboutir à une ségrégation à l’intérieur même du tronc commun. En écartant trop rapidement ces conditions fonctionnelles, pragmatiques, et en se bornant à la seule légitimité morale et cognitive du tronc commun, on risquerait d’assister au rejet de cette réforme par des enseignants pour « cause d’impraticabilité » et à son échec relatif à produire les effets attendus, au plus grand plaisir des conservateurs qui ne manqueraient dès lors pas d’utiliser ce revers pour disqualifier cette réforme d’inspiration progressiste qui ne leur sied guère.
Le cas des réformes visant à réguler les inscriptions en 1ère secondaire
Après avoir analysé le cas de l’interdiction du redoublement en fin de 1ère secondaire, Draelants mobilise ce même logiciel conceptuel pour examiner critiquement la mise en œuvre des décrets « inscriptions et mixité ». Rappelons que pour l’APED, ces décrets pêchent avant tout par manque d’ambition puisqu’ils ne font que « départager » selon des critères désormais objectifs des demandes d’inscriptions surnuméraires dans les quelques écoles concernées par le phénomène du « manque de places ». Ces décrets ont le mérite de rompre avec le recrutement des élèves sur base de la proximité sociologique ou des résultats scolaires antérieurs, mais leur portée est si minime qu’ils ne peuvent avoir qu’un effet anecdotique sur la mixité scolaire à l’échelle de la FWB. En outre, ces décrets ne touchent que les inscriptions en 1ère secondaire et ne modifient donc aucunement la donne pour l’enseignement fondamental.
La critique de Draelants est différente en ce sens qu’elle porte sur les effets pervers et les difficultés locales auxquels ces décrets minimalistes ont néanmoins conduit, dans les quelques établissements scolaires dont ils ont un tant soit peu modifié la composition… ou « menacé » de le faire. Selon lui, ces effets pervers et ces difficultés ont à nouveau été sous-estimés par les chercheurs qui, centrés sur la seule légitimité cognitive et morale des réformes, n’ont pu anticiper les stratégies adaptatives des acteurs ni prendre conscience leurs contraintes pragmatiques. Nous ne reprendrons pas ici toute l’analyse de Draelants, mais simplement ces exemples, à titre illustratif :
- Draelants montre qu’agir sur les règles d’inscription était insuffisant, parce que tous les publics peuvent être enclins à l’entre-soi, et non seulement les parents des classes supérieures. Dès lors, les nouvelles procédures d’inscription n’empêchant pas les parents des classes populaires de s’auto-exclure des « bonnes écoles », elles ne garantissent pas forcément un regain de mixité dans les établissements concernés. Il nous semble que la proposition de l’APED en matière d’inscriptions, qui consiste à ce que les pouvoirs publics proposent a priori une école aux parents, tendrait à limiter largement cet écueil de l’auto-exclusion.
- Un autre effet pervers a consisté, dans le chef de certains établissements scolaires, à développer des stratégies de dissuasion (notamment via des séances d’information préalables) pour éloigner des publics ne correspondant pas à leur « niche » traditionnelle. Draelants montre que ceci était parfois moins la conséquence d’un parti-pris élitiste que d’une incapacité de l’établissement à gérer son nouveau public et cette soudaine hétérogénéité. Il s’avère en effet que la spécialisation antérieure des écoles leur avait fait adopter des dispositifs pédagogiques et des fonctionnements à présent mis en échec par leur nouvelle composition. Or des moyens n’avaient pas été prévus pour accompagner ces écoles rencontrant un nouveau public pour développer une « pédagogie du contre-handicap »[12] permettant de « maintenir le niveau », mais au prix d’un « investissement institutionnel beaucoup plus important » (p. 168) qui lui non plus n’avait pas été pensé ni organisé par les initiateurs de la réforme.
On pourrait regretter que Draelants n’aille pas plus loin sur la question de la mixité scolaire, en formulant par exemple une proposition en ce sens ou en analysant celle de l’APED à l’aune de la grille qu’il propose. Le fait est que l’intention de l’auteur est bien ici d’aborder les décrets « mixité et inscriptions » comme des « études de cas » au service d’une analyse plus globale des limites des réformes scolaires passées, plutôt que comme une fin en soi.
Qu’en retenir ?
Parmi les idées fortes de ce livre, les suivantes nous paraissent particulièrement importantes pour penser les réformes scolaires susceptibles de réduire les inégalités.
- La mise à jour des mécanismes de la Reproduction : Draelants regrette que les thèses bourdieusiennes soient parfois considérées avec trop de révérence, ce qui empêche un renouvellement des cadres théoriques pourtant exigé par les transformations sociales et scolaires. Le concept d’ « initié » proposé par l’auteur est en tout cas tout à fait convaincant, et utile à la réflexion sur les réformes scolaires, en ce sens qu’il incite à anticiper les adaptations des parents-stratèges. Par ailleurs, cette figure de l’initié fait de la question du choix ou de l’attribution des établissements scolaires un enjeu tout à fait déterminant. Prendre ce concept d’initié au sérieux induit selon nous l’idée que toute réforme ambitieuse en matière de réduction des inégalités scolaires doit comporter une proposition forte de lutte contre la ségrégation scolaire et la hiérarchisation des établissements.
- L’auteur invite également à lever le tabou de l’inégal développement cognitif et linguistique consécutif à des styles éducatifs contrastés selon les classes sociales. Il s’agit de « regarder en face des réalités désagréables », car « lutter contre l’idéologie des dons (…) conduit trop souvent les sociologues à nier tout bonnement l’existence d’inégalités de développement cognitif et langagier liées à des socialisations plus ou moins favorables aux savoirs requis à l’école » (pp. 175-176). Ceci n’a surtout pas pour objectif de naturaliser l’intelligence ou de verser dans le fatalisme, mais bien de se défaire de mille pudeurs pour acter ces inégalités cognitives et linguistiques d’origine sociale. Ce n’est qu’en reconnaissant sans ambages l’existence de ces inégalités et en caractérisant précisément leur nature que l’on pourra résolument mettre en œuvre une « pédagogie du contre-handicap » visant à leur résorption, comme l’ont par exemple fait avec succès Garcia & Oller[13] dans le domaine de l’apprentissage de la lecture.
- Pour qu’une réforme produise les effets attendus, ses initiateurs ne peuvent se satisfaire d’assurer sa légitimité cognitive et morale, mais doivent également en concevoir la légitimité pragmatique et fonctionnelle : « Réformer l’école de manière plus réaliste implique donc (…) d’entendre la parole des acteurs critiques envers les évolutions de l’école, d’accepter de poser la question des effets pervers pour ne pas se contenter d’une politique des bonnes intentions » (p. 175). Bien sûr, dirions-nous, mais en veillant à ce que cette prise en compte des réalités des acteurs locaux constitue un levier et non un frein. La construction d’une Ecole démocratique ne pourra s’opérer sans que les acteurs scolaires ne soient confrontés à de nouveaux défis. Pour surmonter ces défis, il importe de les identifier, de les anticiper et d’imaginer a priori des moyens de surmonter les obstacles qu’ils posent. La prise en compte des réalités du terrain ne devrait en aucun cas limiter l’envergure des réformes mais plutôt inviter à mieux les penser et à davantage les étayer pour qu’elles soient « praticables » pour les acteurs locaux. Les propositions de Draelants sont peut-être susceptibles d’être interprétées de façon contrastée sur ce point, notamment parce que l’auteur insiste sur sa préférence pour les « réformes réalistes » plutôt que pour les « révolutions ». Or l’Ecole est si loin d’être démocratique qu’on ne pourra atteindre cet objectif que par l’entremise de profonds changements systémiques. Draelants nous rassure quelque peu quand il précise qu’il ne s’agit pas « d’en rabattre sur les ambitions ». Tant mieux…
Draelants, H. (2018). Comment l’école reste inégalitaire : Comprendre pour mieux réformer. Louvain-la-Neuve : PUL.
- On pense par exemple aux notions de « code élaboré » et de « code restreint » de Bernstein et aux débats qu’il a ensuite entretenus avec Labov à ce propos. ↑
- A ce sujet, le lecteur intéressé pourra se référer aux travaux d’Elisabeth Bautier ou à ceux de Bernard Lahire (sur les rapports « scriptural-scolaire » et « éthico-pratique » au langage), qui sont peu développés dans le livre de Draelants. Voir aussi sur ce sujet le tout récent livre de Romainville A.-S. (2019). Les faces cachées de la langue scolaire : Transmission de la culture écrite et inégalités sociales. Paris : La Dispute. ↑
- Duru-Bellat, M. & Fournier, M. (2007). L’intelligence de l’enfant : l’empreinte du social. Paris : Editions Sciences Humaines. ↑
- Voir Dupriez, V, Dumay, X. & Vause, A. (2008). How do school systems manage pupils’ heterogeneity ? Comparative Education Review, 52(2), 245-273. ↑
- Voir Brown, P. (1990). The « Third Wave » : Education and the Ideology of Parentocracy. British Journal of Sociology of Education, 11 (1), 65-85. ↑
- On sait que, même si l’Ecole parvenait à neutraliser l’influence des origines sociales sur les trajectoires scolaires, la méritocratie scolaire demeurerait néanmoins imparfaite, puisqu’à diplômes égaux, les perspectives socio-économiques des jeunes demeurent dépendantes, par exemple, du capital économique et du réseau social dont ils ont hérité. ↑
- APED (2019). Texte de référence (p. 3). En ligne : https://www.skolo.org/CM/wp-content/uploads/2019/05/appel.pdf ↑
- APED (2019). Texte de référence (p. 3). En ligne : https://www.skolo.org/CM/wp-content/uploads/2019/05/appel.pdf ↑
- APED (2019). Texte de référence (p. 6). En ligne : https://www.skolo.org/CM/wp-content/uploads/2019/05/appel.pdf ↑
- Voir par exemple :Barrère, A. (1997). Les lycéens au travail. Paris : PUF.Dubet, F. (1991). Les lycéens. Paris : Seuil. ↑
- Voir :Hirtt, N. (2018). Un tronc commun ? D’accord, mais pour quoi faire ? En ligne : https://www.skolo.org/2018/11/12/un-tronc-commun-daccord-mais-pour-quoi-faire/Hirtt, N., Kerckhofs, J.-P., Schmetz, P., Janss, M. & Gorré, C. (2019). Enseignement : allonger le tronc commun, folie ou panacée ? Carte blanche parue dans Le Vif. En ligne : https://www.levif.be/actualite/belgique/enseignement-allonger-le-tronc-commun-folie-ou-panacee/article-opinion-1112337.html ↑
- Voir Mauger, G. (2011). Sur l’ « idéologie du don ». Savoir/Agir, 17, 33-43. ↑
- Garcia, S. & Oller, A.-C. (2015). Réapprendre à lire : de la querelle des méthodes à l’action pédagogique. Paris : Seuil. ↑
References