Pacte pour un management d’excellence. Un plan de pilotage … pour aller où ?

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Par Pierre-Yves Henrotay[1]

Alors que les plans de pilotage relevant du Pacte pour un Enseignement d’Excellence commencent à être expérimentés, il n’est pas inutile de questionner ces projets pour discerner l’architecture scolaire qui s’y profile. En tant que professionnel de l’enseignement, nous serons directement concernés par l’organisation du travail qui en découle. En tant que citoyen, nous serons directement impactés par le modèle de société qui motive ces réformes. L’objet de cet article est d’analyser la manière dont un enseignement polytechnique détermine une vision du monde, une dynamique scolaire et un rapport au savoir très différents de ce que propose la Fédération Wallonie-Bruxelles. En ce sens, le Pacte n’a actuellement rien de polytechnique.

Un plan de pilotage est une contractualisation des relations entre un pouvoir organisateur et un pouvoir régulateur. Il définit les différentes stratégies de l’école concernant, par exemple, la réussite des élèves, la lutte contre l’échec et le décrochage, les outils numériques, l’accès à la culture et aux sports, la promotion à la citoyenneté, l’orientation, les discriminations, l’intégration des élèves à besoins spécifiques, le travail en équipe, la formation du personnel, la collaboration avec les parents.[2] Rien de nouveau en apparence, si ce n’est des évidences faibles[3] quant aux objectifs de l’école et à la volonté de rendre ceux-ci vérifiables. Pourtant, derrière ces plans, se cache une fois de plus un vrai pouvoir.

En effet, le leadership des directeurs et directrices sera renforcé. Les directions disposeront d’une plus grande autonomie pour organiser leur école, notamment pour le recrutement et l’évaluation de l’équipe éducative. Avec leurs équipes éducatives, elles développeront les méthodes et les outils nécessaires pour atteindre les objectifs qu’elles auront définis ensemble dans le plan de pilotage.[4]

Cette force accrue des directeurs, grâce à un partage des responsabilités, structure un modèle néolibéral d’organisation scolaire. Car le vrai pouvoir en question n’est pas celui des directeurs, mais bien celui du marché.

J’étais aveugle et maintenant je vois

Mc Kinsey ne s’y est pas trompé. Sa clientèle s’élargit déjà. Aujourd’hui, cette entreprise conseille non seulement la Fédération Wallonie-Bruxelles, mais également différents réseaux d’enseignement. Partout, les mêmes méthodes sont adoubées pour devenir concurrentielles. Le modèle proposé est proche de celui des communautés d’apprentissage professionnel qui se sont développées au Canada. Mais l’école est loin d’être la première institution à adopter un management de ce type.

Celui-ci, en effet, s’inspire du lean manufacturing qui s’imposa dans l’industrie avant de dominer la sphère publique. Ce ruissellement méthodologique doit nous alerter, car il signifie que le principe […] qui guide le processus de transformation du champ institutionnel de l’enseignement et de la recherche est le « rendement », c’est-à-dire une justification ultime du savoir par une sanction du marché. L’important tient à l’intégration du monde de la connaissance et de la culture dans la sphère économique. C’est ce à quoi conduit l’homogénéisation entrepreneuriale opérée et portée par les groupes de hauts fonctionnaires, de présidents d’université, de chefs et de sous-chefs convertis à la nouvelle logique managériale. Et c’est ce qui aboutira, si le processus va jusqu’à son terme, à ce que nulle différence ne puisse être perceptible et concevable entre le monde de la connaissance et le monde économique.[5] Loin de lutter contre le marché scolaire, cette évolution de nos écoles en consacre les modalités et risque de renforcer les inégalités profondes que nous connaissons aujourd’hui. Non seulement l’enseignement devient un maillon du tissu capitalistique, une sous-traitance implicite de l’entreprise, mais il en transmet également les valeurs. Et si l’adéquation entre l’offre d’élèves et la demande de travailleurs est inexacte, la sanction risque d’être exemplaire.

Au commencement était Toyota

Le terme lean management (de l’anglais « lean » qui signifie : maigre, sans gras, dégraissé) sert à qualifier une méthode de gestion de la production ou, plus largement, un système d’organisation du travail qui vise à éliminer les gaspillages. Il trouve ses sources au Japon dans le système de production de Toyota, appelé depuis le toyotisme, lui-même inspiré du taylorisme et du fordisme.

Le lean management est marqué par la recherche de la performance (en matière de productivité, de qualité, de délais, de coûts, etc.) et par l’amélioration continue. Les gaspillages (pannes, rebuts, déplacements inutiles, pertes de temps, etc.), les processus non adaptés entraînant une surcharge de travail (les stocks, les machines ou les employés non- adéquats, etc.) ainsi que les irrégularités (techniques, liées au personnel ou aux fournisseurs/partenaires) sont éliminés afin d’améliorer la valeur globale de la production. Il repose sur une automatisation et une standardisation des tâches intégrant la subjectivité humaine : les employés sont responsables de la résolution des problèmes rencontrés en vue de l’amélioration continue du processus. Les ressources intellectuelles du personnel sont valorisées, l’entreprise devient une organisation « apprenante », le travailleur se mue en collaborateur. Son implication est primordiale.

Un des outils plébiscités par le lean management est la notion d’indicateurs de performance. Celle-ci repose sur la transparence des résultats par soucis de réactivité aux problèmes constatés. Chaque département a ses propres indicateurs. Les écarts significatifs par rapport aux objectifs fixés doivent donner lieu à une analyse et à un plan d’action correctif.

Le lean management peut s’appliquer à tous les secteurs et à tous les types d’activité (le secteur hospitalier, les entreprises automobiles, le secteur du transport ferroviaire, le secteur de la distribution, …). Selon ses adeptes, il permettrait de lutter contre les délocalisations en réduisant les coûts tout en améliorant les services rendus aux « clients ». Selon ses détracteurs, le lean management impliquerait une division plus grande du travail et une bureaucratie coercitive. Il rendrait progressivement le savoir-faire propre à chaque salarié moins indispensable, les dévaloriserait in-fine, augmenterait les cadences sans tenir compte des différences d’âge, de corpulence et de capacités physiques. La critique la plus virulente concerne les risques de troubles musculo-squelettiques que les ergonomes du travail considèrent comme accrus.

La deux mille seizième année, Collabor’Action fut engendré

Petit exemple d’application de ces principes dans l’enseignement. Depuis deux ans, certaines écoles de la province du Hainaut ont vu naître des vagues de Collabor’Action. L’ambition était simplement d’amener des projets à leur terme. Différentes réunions devaient permettre de préparer une journée portes ouvertes, un marché de Noël, un repas, une leçon, un bilan, un examen, etc. La démarche a contribué à réunir des professeurs d’âges et d’horizons différents, à renforcer leurs liens, à créer une ambiance de travail plus agréable. Ces Collabor’Acteurs ont vécu le programme comme un dispositif cadrant permettant de se sentir utile, concerné, intégré. Pourtant, malgré l’apparente banalité du système, la dynamique instaurée « sur base volontaire » a été ressentie par de nombreux enseignants comme une obligation. Ce sentiment tient au cadre imposé et à la volonté plus ou moins marquée selon les directions d’orienter les discussions. C’est que la forme mise en place n’est pas neutre. Elle relève d’une recherche d’efficience devant permettre aux écoles d’affronter la concurrence.

Tu ne te déroberas point

« Face aux pressions pour obtenir un meilleur rendement scolaire, des écoles ont redessiné leur mode de fonctionnement et rebâti leur culture pour devenir des organisations qui apprennent constamment et qui se questionnent afin d’améliorer leurs pratiques pédagogiques. Ces écoles efficaces ont dû changer leurs façons de faire pour obtenir du succès auprès de tous les élèves en répondant à la grande question suivante : comment peut-on amener tous les élèves à réussir ? […] De nos jours, les mots imputabilité, norme de réussite et réforme font partie du langage courant. Désormais, on vise à ce que tous les élèves réussissent, sachent comment apprendre à apprendre, soient préparés à agir dans une économie mondialisée. »[6]

Voici donc que se dessine une nouvelle école de la réussite où tous seront capables de s’adapter aux contraintes du marché. Son objectif est de produire des travailleurs flexibles dont la formation sera adaptée aux demandes du tissu économique environnant. L’émancipation n’est pensée qu’en termes d’accès à l’emploi. Quant à une citoyenneté critique, elle ne semble pas faire partie des priorités. Un des objectifs stratégiques du Pacte est de valoriser et responsabiliser les enseignants dans le cadre d’une dynamique collective d’organisation apprenante et d’une évolution substantielle de leur métier liée aux enjeux actuels de l’école.[7] En adoptant la doctrine de l’entreprise apprenante, le Pacte pour un Enseignement d’Excellence transforme fondamentalement le rapport au savoir. Celui-ci est évalué en fonction de la plus-value idéologique qu’il fournit d’un point de vue organisationnel comme d’un point de vue éducatif. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la promotion faite par le SeGEC des communautés d’apprentissage professionnelles. Sous couvert de défendre une culture collaborative, elle renforce les directions et installe un management propre à affronter la concurrence. Le leadership partagé[8] permet de contourner les forces syndicales. Les stratégies à haut rendement et les collectes de données[9] assurent en parallèle le développement d’une vision devant contribuer à la réussite des élèves. Les savoirs proposés par et pour les enseignants, afin d’améliorer les performances de leur école, se confondent avec ceux transmis aux élèves pour favoriser leurs chances sur le marché de l’emploi. La notion de réussite devient unidimensionnelle. La fabrique du consentement[10] tourne à plein régime.

Originellement, nous l’avons vu, ce processus n’a pas été conçu pour l’enseignement, mais pour l’industrie. Son adaptation a simplement nécessité le remplacement de la notion de prix par celle de réussite. Le raisonnement derrière cette stratégie est bien connu, car théorisé par un des pères du néolibéralisme : Friedrich Hayek.

« Si nous pouvons admettre que le problème économique central d’une société est celui de l’adaptation rapide aux changements des circonstances particulières de temps et de lieu, il s’ensuit que les décisions finales doivent être laissées à ceux qui connaissent ces circonstances, qui apprécient directement les changements en cause, et savent où trouver les ressources pour y faire face… C’est dans cet esprit que ce que j’ai appelé le calcul économique au sens propre du terme nous aide, au moins par analogie, à comprendre comment ce problème peut être résolu — et est en fait résolu — par le système des prix… Fondamentalement, dans un système où l’information sur les faits est dispersée entre de nombreux agents, les prix peuvent jouer de telle manière qu’ils coordonnent les actions séparées d’agents différents… »[11]

Arrêtons-nous un instant sur l’utilisation de l’information dans la société. Cet article étant performatif, son auteur n’est pas l’économiste des libertés qu’il prétend être, mais plutôt un habile propagandiste. En effet, Friedrich Hayek n’analyse pas la façon dont les subjectivités se combinent pour faire société. Il fournit un outil permettant du combiner les subjectivités selon un logiciel idéologique prédéfini : le néo-libéralisme. On retrouve une démarche similaire dans le Pacte pour un Enseignement d’Excellence, dans le projet Collabor’action ou dans les communautés d’apprentissage professionnel. La réussite en est l’outil. La collaboration en est le prétexte. L’économisme en est le logiciel.

Au bord du chemin

Dans ce système, pourquoi les inégalités risquent-elles de se voir renforcées ? Tout d’abord, parce que les racines du problème sont laissées intactes. Le redoublement, par exemple, est pensé comme une surcharge de travail, donc comme un coût inutile. Certes, cette pratique est loin d’avoir fait ses preuves. Mais la supprimer n’annulera pas, par magie, les inégalités produites par notre enseignement et les causes profondes à l’origine de celles-ci. Une réelle remédiation demande des moyens, non des économies. Une vraie ambition démocratique appelle un investissement conséquent, non un dégraissage.

Ensuite, parce qu’une telle adéquation entre école et entreprise implique un fonctionnement en flux tendu. « L’inadéquation de l’offre d’option, en particulier, témoigne des manquements des structures actuelles de pilotage de l’enseignement. Le pilotage de l’offre doit reposer sur des critères de détermination précis d’ouverture et de fermeture d’options en lien avec les évolutions du monde socio-économique établis par le pouvoir régulateur en concertation avec les acteurs et présidant à la programmation et l’harmonisation de l’offre. »[12] En d’autres termes, les écoles qualifiantes doivent s’adapter aux demandes du marché sous peine d’être sanctionnée par le pouvoir régulateur en vertu de leur plan de pilotage. Question de rentabilité… donc de réussite. Pour les parents, le choix d’un établissement scolaire revêt une importance capitale. Il s’agit d’anticiper les évolutions socio-économiques pour inscrire son enfant dans une école gagnante. Or, il est plus facile de réaliser de telles prédictions quand on est au fait des évolutions en question. Les élites possèdent un avantage non-négligeable. Et cette dynamique est identique pour les établissements dispensant un enseignement général. L’économie du savoir est passée par là… Un tronc commun polytechnique aurait pu limiter les dégâts en transmettant une connaissance des systèmes de production et en apprenant à se positionner par rapport à ceux-ci. Les grilles horaires actuelles, et la prévalence de la flexibilité sur une citoyenneté critique, laissent peu d’espoir aux défenseurs d’une école démocratique. Une école qui nous extirperait du rendement où macère la sanction du marché, qui enchanterait le quotidien par sa vocation encyclopédique, qui rendrait à nos élèves l’urgence de l’essentiel : la dignité de l’être humain, la survie de la terre et le souci du bien commun.

  1. Avec la complicité de Marie-Hélène, de Laura, de Michèle, de Marc et de Christian.
  2. CFWB, http://www.pactedexcellence.be/index.php/2017/04/07/pilotage-et-evaluation-travailler-a-long-terme-et-ajuster/ consulté le 18/04/2018 à 11h40.
  3. Nico Hirtt, https://www.skolo.org/2018/02/02/faux-savoir-vrai-pouvoir/, publié le 2 février 2018.
  4. CFWB, http://www.pactedexcellence.be/index.php/2017/04/07/le-leadership-renforce-pour-les-directeurs-et-les-directrices/ consulté le 18/04/2018 à 11h45.
  5. Laval Christian et Pascal Sévérac, Entretien avec Christian Laval, Rue Descartes, vol. 73, no. 1, 2012, pp. 88-102.
  6. Martine Leclerc, Communauté d’apprentissage professionnelle, PUQ, 2012, pp. 01-13.
  7. Groupe central, Synthèse du projet d’Avis N° 3, 2016, FWB, http://www.pactedexcellence.be/wp-content/uploads/2015/08/Groupe-central-du-Pacte_-synthese_Projet-dAvis-N-3-WEB.pdf
  8. http://cap.ctreq.qc.ca/, consulté le 24-05-2018 à 11h51.
  9. Ibidem.
  10. Edward S. Herman et Noam Chomsky, La Fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie, Agone, 2008.
  11. Hayek Friedrich, L’utilisation de l’information dans la société. In: Revue française d’économie, volume 1, n°2, 1986. pp. 117-140.
  12. Groupe central, op.cit.