Les politiques éducatives recommandées par de grands organismes internationaux, tels l’OCDE et la Commission européenne, encouragent l’orientation des apprentissages vers des compétences générales porteuses de flexibilité et vers les compétences de base les plus demandées sur le marché du travail. Ces instances promeuvent par ailleurs l’autonomie des établissements, la décentralisation des systèmes éducatifs et la mise en place d’un tronc commun jusqu’à l’âge d’au moins 15 ou 16 ans. Présentée comme cohérente, cette vision de l’école est en réalité truffée de contradictions difficilement surmontables. Qui plus est, les prises de position récentes de certains responsables politiques, comme le ministre français Michel Blanquer ou les porte-paroles de la droite libérale ou nationaliste en Belgique, témoignent souvent d’une certaine hostilité à l’encontre de l’innovation souhaitée par l’OCDE. Comment comprendre ces divergences ? Faut-il seulement y voir des positionnements tactiques, voire électoralistes ? Ou témoignent-elles de réelles contradictions au sein des classes dirigeantes ? Et dans ce cas, quelles en sont les fondements objectifs ?
« Peut-être que le secret pour transformer l’école
est de savoir conjuguer Jules Ferry avec Bill Gates ! »
Jean-Michel Blanquer, ministre français de l’Éducation
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Rappelons d’abord le contexte socio-économique général qui détermine les politiques d’enseignement actuelles. L’instabilité et la succession de crises où se trouve plongé le capitalisme mondial trouve son origine première dans l’excédent de capacités productives. Aux Etats-Unis, le taux d’utilisation des moyens de production est tombé d’environ 85% dans les années 60 à 75% aujourd’hui.[1] Cet excédent conduit à son tour, d’une part, à une baisse tendancielle des taux de profit et donc un surplus de capitaux sur les marchés financiers, et d’autre part à une exacerbation de la concurrence et son expansion à l’échelle mondiale.
Les moteurs qui entretiennent cette crise sont, paradoxalement, ceux-là même que l’on tente de mettre en oeuvre pour en sortir : l’innovation technologique et l’austérité.
Pour améliorer leur position compétitive et investir utilement leurs capitaux, les producteurs de biens et de services tablent sur l’innovation technologique. Celle-ci est sensée leur apporter un avantage concurrentiel en améliorant la productivité et permettant la mise sur le marché de nouveaux produits. Seulement, comme leurs concurrents ne sont pas en reste et que le pouvoir d’achat de la population stagne voire régresse, le résultat cumulé de ces gains de productivité est d’augmenter derechef l’excédent de capacité productive. Ou de contraindre à la faillite ceux qui n’auront pas innové assez vite, ce qui diminue certes la capacité productive globale, mais qui réduit aussi la consommation finale en plongeant des travailleurs dans le chômage.
Pour la même raison, les actions consistant à faire pression sur les salaires ou à réduire les dépenses de l’Etat, augmentent la précarité sociale — emplois et revenus — mais ne résolvent en rien le problème critique du capitalisme actuel : sa sur-capacité de production.
Austérité, privatisation et instrumentalisation économique
Cet environnement économique et social a une triple influence directe sur l’enseignement et sur les politiques éducatives.
Premièrement, il induit une pression constante sur les budgets des États et notamment sur les dépenses d’enseignement. Malgré la croissance importante des effectifs de l’enseignement supérieur, les dépenses d’éducation exprimées en pour-cent du PIB sont restées à peu près stables depuis deux dizaines d’années. Pour l’ensemble des pays membres de l’OCDE, on stagne aux alentours de 5,2% du PIB niveau atteint en 1975. Il s’agit donc en réalité d’un « définancement » relatif : les dépenses par élève ou par étudiant rapportées au PIB par habitant. Pour les porte-parole du grand capital, il n’est pas question d’augmenter les dépenses d’enseignement. Il faut, expliquent les économistes de l’éducation attitrés de l’OCDE, Eric Hanushek et Ludger Wössmann, « des réformes institutionnelles plutôt qu’une expansion des ressources »[2]. Au contraire, constatant qu’à l’avenir « les gouvernements nationaux devraient être confrontés à des budgets de plus en plus restreints », l’OCDE s’interroge : « Comment l’éducation peut-elle coopérer ? (…) Les citoyens et les entreprises, devraient-ils contribuer à financer le système éducatif ? ».[3]
Deuxièmement, l’excédent de capitaux pousse leurs détenteurs à rechercher de nouveaux secteurs d’investissement, notamment dans l’éducation. Ils se tiennent à l’affut pour débusquer toute opportunité d’y placer leurs capitaux de façon rentable, par exemple dans les nouvelles formes d’enseignement nées du progrès des technologies de l’information et de la communication (TIC). Selon le consultant américain « Research and markets », le marché global de l’éducation en ligne devrait connaître une croissance annuelle de 10,26% entre 2017 et 2023, passant de 159 à 287 milliards de dollars[4]. Et du fait de la forte demande de travailleurs hautement qualifiés (sur laquelle nous reviendrons plus loin), dans un contexte d’austérité budgétaire, l’enseignement supérieur est également ciblé par les investisseurs privés.
Troisièmement et surtout, l’exacerbation de la compétition économique conduit le monde patronal, ses économistes et ses amis politiques à exiger que l’école serve plus efficacement l’alimentation du marché du travail en capital humain. Le Conseil européen décrète ainsi que…
« Pour être compétitive sur le marché mondial, l’Europe doit (…) disposer de systèmes d’enseignement et de formation qui répondent aux demandes du marché du travail et des apprenants. Une formation efficace et adéquate offre aux employeurs les meilleures chances de recruter des personnes qualifiées qui pourront assurer le succès de leur entreprise ».[5]
On notera toutefois d’emblée une première contradiction : comment obtenir un enseignement plus « efficace » — entendez : qui réponde mieux aux besoins des employeurs — sans pour autant augmenter les budgets ? La résolution de cette contradiction conduit à des équilibres fragiles, qui influencent grandement les politiques éducatives depuis de nombreuses années.
Un marché du travail fortement polarisé
Jean-Michel Blanquer, le ministre français de l’Éducation, se réjouit de constater que « la relation entre l’école et l’entreprise a beaucoup évolué au cours des dix dernières années et (que) des progrès très importants ont été réalisés en matière de compréhension mutuelle » et ce, grâce notamment à des actions, telles que « la semaine école-entreprise » initiée en partenariat avec le Medef. Mais, ajoute Blanquer, « ll faut à présent aller plus loin, en faisant notamment porter nos efforts sur la diffusion parmi les élèves de l’esprit d’entreprise, dont notre pays a tant besoin. »[6]
Aller plus loin ? Certes, mais dans quelle direction ? Si la diffusion de ce fameux « esprit d’entreprise » que souhaite Blanquer ne risque guère d’engendrer de désaccords entre les diverses franges du monde patronal, il n’en va pas de même pour d’autres aspects des buts et des moyens de l’enseignement. Pour bien comprendre ces tensions, il nous faut examiner plus en détail l’évolution du marché du travail.
Pour la période 2015 – 2025, le Cedefop[7] anticipe, en Europe, la création de 4,553 millions de postes supplémentaires de cadres, d’ingénieurs, d’enseignants, de médecins, d’informaticiens,… et de 3,891 millions de postes de techniciens, d’infirmiers, de comptables…. Assisterions-nous à une élévation générale des niveaux de formation requis par les employeurs ? Pas si vite. Car à l’autre extrémité de l’échelle des qualifications, l’organisme européen annonce aussi 1,322 millions d’emplois peu qualifiés supplémentaires dans le secteur des services (vendeurs, gardes, soins personnels, accueil clients…) et pas moins de 1,765 millions d’emplois dans des « tâches élémentaires » (nettoyage et entretien, aides, fast-food, assistants de cuisine, manoeuvres, récolte et traitement des déchets…). En revanche, entre ces deux extrêmes, le Cedefop prévoit la perte de 1,386 millions de postes d’employés qualifiés (dactylos, opérateurs, encodeurs…) et de 3,055 millions d’emplois d’ouvriers qualifiés, de conducteurs d’engins, d’agriculteurs qualifiés et d’artisans.[8]
Cette polarisation de l’emploi, qui voit se gonfler les emplois très hautement qualifiés et les emplois non ou peu qualifiés du secteur des services, au détriment des qualifications moyennes, résulte de la conjonction de deux facteurs. D’une part la précarité sociale pousse les travailleurs, même qualifiés, à accepter des emplois sous-payés, ces fameux « hamburger jobs ». D’autre part, le développement technologique engendre certes une forte demande en experts, ingénieurs, techniciens de haut niveau, mais il tend aussi à détruire des emplois moyennement qualifiés : ceux dont on parvient aujourd’hui à traduire assez facilement la maîtrise en algorithmes formels, exécutables par des machines. En revanche, les emplois faiblement ou non qualifiés, surtout dans le secteur des services, nécessitent souvent encore l’intervention d’un humain et de son « bon sens », par exemple parce que la variété des situations que l’on peut rencontrer est trop difficile (et trop coûteuse) à anticiper dans un code informatique.
La flexibilité par les compétences
Il se trouve que les employeurs des travailleurs hautement qualifiées et ceux des travailleurs occupant des emplois non ou faiblement qualifiés dans le secteur des services ont paradoxalement des attentes assez semblables quant à la formation initiale de leur main d’oeuvre.
Dans les secteurs de pointe technologique, comme l’automobile et l’aviation, la pétrochimie, les industries liées aux biotechnologies, les infrastructures de télécommunications, l’informatique et la robotique…, où l’on utilise massivement de la main d’oeuvre très hautement qualifiée, on sait qu’il serait vain d’espérer voir l’enseignement suivre le rythme de l’innovation. On attend plutôt de l’école qu’elle développe la capacité d’apprendre tout au long de la vie, la capacité de mobiliser rapidement des connaissances nouvelles et variées, face à des situations complexes que l’on affronte pour la première fois.
Or, dans les grands secteurs de services — transports, hôtellerie, fast-food, industrie du loisir —, où beaucoup d’emplois ne font appel à aucune qualification précise mais plutôt à un portefeuille de « compétences de base », les employeurs formulent exactement cette même demande de flexibilité et d’adaptabilité.
Et chez les producteurs de matériel ou de services à haute composante technologique destinés au marché de masse — ordinateurs, smartphones, domotique, vente et réservations en ligne… — on souhaite pareillement que les consommateurs soient préparés à s’adapter continuellement aux nouveautés qu’ils se proposent de déverser sur le marché.
Tous ces secteurs réunis représentent un gigantesque corps d’entreprises de premier plan, où l’on trouve pêle-mêle, Airbus et Accor, Total et Burger King, Apple et la Fnac mais aussi une kyrielle de PME à la pointe du progrès. Leurs attentes, notamment en matière d’enseignement et de formation, sont suffisamment cohérentes et puissantes pour s’imposer facilement dans les discours dominants sur les politiques éducatives, en particulier dans les grands organismes internationaux tels l’OCDE et la Commission européenne, ou auprès des grands bureaux d’études du capitalisme international, tels Mc-Kinsey. Pour le Conseil européen,
« Les niveaux de compétence et d’aptitude des jeunes et des adultes doivent s’adapter constamment et profondément aux besoins évolutifs de l’économie et du marché du travail »[9]
Pour l’OCDE, la question essentielle en matière d’éducation n’est donc plus de déterminer quels savoirs l’école doit transmettre, mais plutôt « comment l’éducation peut promouvoir le type de compétences transférables permettant de faire face et de s’adapter à l’incertitude et au changement économiques ».[10] Et la réponse à cette question se trouve systématiquement répétée depuis des années maintenant : en se consacrant moins aux savoirs, trop vite obsolètes, et plutôt aux compétences transversales qui assurent flexibilité et adaptabilité. Ainsi que le souligne le Cedefop :
« Dans un contexte de transitions professionnelles continues et de modifications rapides du lieu de travail (…) il est probablement plus important d’acquérir des compétences transversales que des compétences étroitement liées à la fonction occupée et aux processus de travail ».[11]
Le mot « compétences » doit donc clairement être entendu selon l’acception qu’on lui donne dans la fameuse « approche par compétences » : la capacité de mobiliser des savoirs nouveaux dans des situations complexes et inédites. Il s’agit là, disent encore les experts de l’OCDE, d’
« Un concept [pédagogique] innovant, lié à la capacité des étudiants d’appliquer leurs connaissances et leurs compétences disciplinaires dans des domaines-clés, d’analyser, de raisonner et de communiquer efficacement lorsqu’ils affrontent, résolvent ou interprètent des problèmes dans de situations variées ».[12]
Dans un article faisant l’éloge des thèses d’Andreas Schleicher, le patron des études PISA à l’OCDE, le Financial Times de Londres estime lui aussi que l’école doit changer en se détournant des connaissances au profit de la capacité d’action :
« Les systèmes scolaires restent le produit de l’ère industrielle, centrée sur la standardisation et la conformité. Cependant, le rythme du changement dans la société moderne réclame des étudiants équipés de compétences cognitives, émotionnelles et sociales. Il leur faut moins de faits et plus de compétences pour appliquer les connaissances dans des situations inédites : on passe de la mémorisation à l’élaboration ».[13]
Compétences de base pour tous
Certaines de ces compétences sont jugées particulièrement importantes parce qu’elles sont requises dans à peu près tous les emplois, qu’ils soient hautement ou faiblement qualifiés : la capacité de communiquer dans sa langue maternelle ainsi que dans une ou plusieurs langues étrangères, les compétences numériques, les compétences relationnelles, un peu de « culture pratique » en sciences, technologies et mathématiques, de la sensibilité culturelle et les incontournables « esprit d’entreprise » et capacité d’ « apprendre à apprendre ». Il s’agit là des fameuses « compétences de base » dont la plupart font l’objet des grandes enquêtes internationales telles que PISA. Pour l’OCDE,
«Cet ensemble de compétences devient le noyau de ce dont doivent se soucier les enseignants et l’école ».[14]
Il faut nous attarder un instant sur le double sens que peut revêtir l’expression « compétences de bases ». Quand les enseignants disent que les premières années d’école doivent apporter les « bases », ils entendent par là les fondamentaux — connaissances, savoirs-faire, méthodes de travail — qui permettront la poursuite d’études plus élevées par la suite : la lecture et l’écriture, l’orthographe et la grammaire, les bases du calcul et de la géométrie, une initiation au temps historique et aux méthodes scientifiques d’investigation, mais aussi l’organisation de son travail, la rigueur, le soin, l’exercice de la mémoire, les techniques de prise de note, etc.
Les compétences de base dont parlent l’OCDE ou l’Union européenne sont d’une autre nature : il s’agit des bases communes aux exigences de la formation du capital humain pour les industries de haute technologie et pour les emplois faiblement qualifiés du secteur des services.
Bien entendu, il y a un certain recoupement entre ces deux conceptions des « bases » à enseigner, celle des pédagogues humanistes et celle des pédagogues économistes : la communication sera un objectif partagé, mais pas la découverte et l’amour de la littérature ; certaines des dispositions mentales qui caractérisent « l’esprit d’entreprise » — planification, motivation, organisation…— sont également des fondements importants pour préparer l’enseignement secondaire ou supérieur, mais d’autres — le goût de la compétition, la soif de réussite sociale — lui sont étrangères.
Le grand capital plaide pour le tronc commun
L’Union européenne constate qu’entre dix et vingt millions de chômeurs européens ne disposent même pas de ces compétences de base-là, pourtant indispensables si l’on prétend entrer en compétition sur le marché du travail à quelque niveau que ce soit. La stratégie des compétences vise donc à faire en sorte que dorénavant tous soient « employables » sur le marché du travail. Il s’agit, nous promet-on,
« (de) sortir les individus de la pauvreté, en leur permettant notamment d’acquérir le type de compétences recherchées sur le marché du travail. ».[15]
La réalité est un peu plus prosaïque : en gonflant l’armée de réserve susceptible d’occuper les nouveaux postes peu qualifiés, on ne crée pas d’emplois supplémentaires, mais on augmente la concurrence entre les travailleurs, ce qui tend à abaisser le coût salarial. L’idée est formulée noir sur blanc dans une étude de la London Economics, qui a servi de base au développement des stratégies d’éducation européennes depuis 2006 :
« Toutes choses restant égales par ailleurs, la réalisation des objectifs de Lisbonne [c’est-à-dire atteindre les compétences de base pour tous] augmentera le salaire réel des travailleurs qui sont aujourd’hui les moins qualifiés mais diminuera le salaire réel de ceux qui possèdent déjà ces compétences ».[16]
Or, étant donné le niveau global de sur-qualification des travailleurs, l’effet macro-économique final sera donc bel et bien une diminution de la masse salariale.
Néanmoins, la volonté de faire accéder tous les jeunes, qu’ils soient futurs ingénieurs ou futurs vendeurs de hamburgers, aux mêmes compétences de base, a des implications quant à l’organisation et au fonctionnement de l’école. Ainsi l’OCDE plaide-t-elle depuis longtemps déjà en faveur de systèmes où, comme en Finlande par exemple, les élèves suivent un tronc commun de formation relativement long ; idéalement jusque 15 ou 16 ans. Les enquêtes PISA viennent soutenir cette orientation. L’OCDE souligne par exemple que les scores PISA moyens en lecture sont 19 points plus élevés dans les pays où il y a moins de 10% d’élèves ayant redoublé.[17]
Or, la réussite d’un tel tronc commun suppose la mise en place de dispositifs et de pratiques pédagogiques visant à combattre l’échec scolaire. Et là, on retombe sur la grande contradiction évoquée plus haut : avec quels moyens ? Certes, un tronc commun de longue durée peut constituer une économie par rapport à une filiarisation précoce : les enseignements techniques ou professionnels sont souvent plus coûteux que les formations générales, notamment en raison du nombre limité d’élèves par classe dans les cours de pratique et en en raison des équipements particuliers que nécessitent les filières qualifiantes. Mais d’un autre côté, faire en sorte que tous les élèves soient capables de poursuivre le même enseignement jusqu’à 15 ou 16 ans, cela suppose l’investissement de moyens humains importants dans les premières années d’école. A défaut de pouvoir proposer de gonfler les budgets, l’OCDE et les fractions dominantes du Capital qu’elle représente, cherchent refuge dans des moyens moins coûteux de combattre l’échec et l’inégalité scolaire : le recours aux sciences cognitives, le travail sur la motivation des enseignants et des élèves, l’utilisation des TICE, l’individualisation des parcours d’apprentissage, etc.
Autonomie, évaluation, compétition
Dans les années 1950-1970, quand le marché du travail réclamait une élévation générale et régulière des niveaux de qualification, le patronat laissa à l’État le soin de promouvoir, d’organiser et de financer la massification de l’enseignement secondaire et notamment le développement des formations techniques et professionnelles. Aujourd’hui, dans un contexte d’austérité budgétaire, les objectifs en matière de compétences de base pour tous ne peuvent pas être poursuivis uniquement via l’action volontariste des pouvoirs publics. Cela rendrait les réformes trop coûteuses et trop lentes par rapport au rythme du changement et par rapport à l’agenda du grand capital. Pour accélérer la mise en oeuvre de sa vision, ce dernier table plutôt sur une stratégie d’autonomie et de mise en concurrence des écoles, en les soumettant à la pression des « clients » (entendez : des parents) et en donnant davantage de pouvoir aux chefs d’établissement. En France, l’Institut Montaigne propose ainsi de…
« Donner aux établissements publics et privés sous contrat qui le souhaitent la faculté de disposer d’une grande autonomie en matière de gestion, tant des moyens que de la pédagogie ».[18]
Pareillement, l’OCDE regrette…
« la lenteur des systèmes d’éducation pour répondre (aux) besoins et s’adapter aux qualifications changeantes. (…) Les systèmes de formation et d’éducation sont excessivement bureaucratiques (et) il n’y a pas assez de flexibilité au niveau local pour adapter les programmes ».[19]
L’évaluation constante des élèves, des écoles et des systèmes éducatifs eux-mêmes via PISA, sont également un moyen d’alimenter cette compétition scolaire et de contribuer, à moindre frais, à la transition de l’enseignement vers les objectifs économiques formulés par l’OCDE et ses amis.
Mais tout cela ne va pas sans engendrer une nouvelle et profonde contradiction : l’autonomie et la concurrence entre écoles favorisent le développement d’un quasi-marché scolaire, ce qui s’accompagne inévitablement de phénomènes de ségrégation sociale dont les effets vont diamétralement à l’encontre des objectifs de tronc commun et de « réussite pour tous » (dans l’accès aux compétences de base, s’entend) que poursuivent par ailleurs les mêmes milieux économiques. Ainsi la Suède, qui passait encore il y a quelques années pour un modèle d’égalité sociale dans les performances PISA, est en train de sombrer dans les classements d’équité depuis qu’elle a ouvert le marché scolaire à la concurrence, offrant aux parents un « chèque scolaire » qui leur permet de choisir librement une école publique ou privée. Et la Finlande a commencé d’emprunter la même voie.
Les positions de l’OCDE en la matière sont donc mitigées, voire contradictoires : d’une part, elle plaide pour l’autonomie, la responsabilisation et une certaine compétition entre les établissements scolaires, mais en même temps elle se prononce pour une régulation du marché scolaire, afin d’en éviter les excès. Les positions d’Andreas Schleicher, le grand « patron » des enquêtes PISA à l’OCDE, décrivent et reflètent bien ces hésitations :
« De nombreux pays s’efforcent de réconcilier leurs aspirations à une plus grande flexibilité et à une plus grande liberté des parents dans le choix d’école avec la nécessité d’assurer la qualité, l’équité et la cohérence de leur système scolaire (…) En soi, le libre choix de l’école ne garantit ni ne déforce la qualité de l’éducation. Ce qui semble important, ce sont des politiques bien réfléchies, qui maximisent les bénéfices du libre choix tout en en minimisant ses dangers ».[20]
L’équité, façon OCDE
Les publications de l’OCDE attachent souvent de l’importance à l’équité sociale dans l’enseignement. Ainsi, pour Andreas Schleicher,
« Atteindre une plus grande équité dans l’éducation n’est pas seulement un impératif de justice sociale, c’est aussi une façon d’utiliser plus efficacement les ressources disponibles ».[21]
Mais la conception de l’équité qui transparaît dans ces discours n’a pas grand chose en commun avec celle que les défenseurs des classes populaires mettaient en avant au XXème siècle quand, sous le slogan « tous travailleurs, tous intellectuels », ils stigmatisaient à la fois la division capitaliste du travail et le rôle de l’école dans sa reproduction.
Aujourd’hui, dans les sphères proches de l’OCDE, l’équité vise davantage le « droit » pour tous d’accéder aux compétences qui assureront leur employabilité — mais sans pour autant leur garantir un emploi — et en feront de bons consommateurs. Vous serez tous adaptables et flexibles, tous disposés à vous intégrer dans les nouveaux processus de production, tous assoiffés d’utiliser le dernier gadget électronique à la mode, tous prêts à passer au numérique, tous en mesure d’(ab)user du « globish » (global English). Bref, tous égaux… face au changement et à la mondialisation capitaliste.
Tous incapables d’y résister, aurait-on envie d’ajouter.
Cependant, même cette vision étroitement économiste et de court terme de l’éducation est mise à mal par les lourdes contradictions internes liées à l’indispensable austérité budgétaire et à la volonté d’introduire des mécanismes de marché dans l’éducation. Dès lors, le « tronc commun » promis par l’OCDE et ses amis, recentré sur une version minimaliste des seules compétences de base et de l’adaptabilité, s’apparente davantage à un nivellement des ambitions qu’à un progrès de l’école démocratique.
Qualifications et orientation
Si la plupart des textes des grandes organisations ou institutions, telles l’OCDE et l’Union européenne, plaident généralement en faveur de la primauté des compétences (de base ou transversales) sur les savoirs disciplinaires et les qualifications, d’autres documents, émanant parfois des mêmes autorités, recommandent au contraire de mieux cerner l’évolution des aptitudes professionnelles afin d’y adapter plus étroitement l’enseignement qualifiant. Ainsi, le Conseil européen déclarait-il en 2010 :
« [Il faut] régulièrement revoir les normes professionnelles et les normes relatives à l’enseignement et à la formation, qui définissent les critères auxquels doit satisfaire le titulaire d’un certificat ou d’un diplôme donné ».[22]
Dans le manifeste « Eduquer mieux, former toujours » publié par le MEDEF en 2017, le patronat français commence par regretter le caractère « profondément inégalitaire » de l’enseignement français et la faiblesses des apprentissages de base :
« Notre ambition est que dans 10 ans, 100 % des élèves soient citoyens et employables à la fin de leur scolarité et tout au long de leur vie » (…) Il s’agit autant de stimuler toutes les formes d’intelligence (logique, linguistique, spatiale) que de favoriser la personnalisation des apprentissages ou la conduite de projets collectifs et la co-construction créatrice ».
Mais quelques pages plus loin le MEDEF en revient à des positions beaucoup plus classiques, réclamant de « remettre l’entreprise au coeur de la voie professionnelle » :
« [Pour] garantir des contenus de formation conformes aux besoins en compétences de l’économie (entreprises comme secteur public d’ailleurs), l’entreprise doit impérativement investir le processus d’élaboration des certifications professionnelles, au premier rang desquelles, les diplômes nationaux professionnels ».
L’opposition entre ce discours-ci et celui des compétences reflète une contradiction profonde : celle qui oppose les employeurs des secteurs les plus porteurs (technologies de pointe et services) à ceux des secteurs plus traditionnels et parfois en déclin (constructions métalliques, bâtiment, chantiers navals…).
Chez les recruteurs de cadres et de concepteurs pour des entreprises oeuvrant dans des domaines technologiques de pointe, tout comme chez ceux qui embauchent des serveurs pour les voitures bar des TGV, le problème n’est pas de trouver des personnes disposant exactement de la formation spécialisée adéquate : c’est sans espoir dans le premier cas, où il faudra de toute manière une formation initiale et continuée dans l’entreprise, et c’est sans objet dans le second cas, où aucune qualification particulière n’est requise. En revanche, on y regrette que les travailleurs manquent parfois de sens de l’initiative, qu’ils répondent de façon trop mécanique à des situations inédites, qu’ils ne soient pas assez prompts à se doter de nouvelles connaissances, de nouveaux savoir-faire, en fonction des besoins, que leur façon de s’exprimer et de communiquer ne soit pas toujours adaptée à la nature de leur tâche… Ici, le développement des compétences générales est une demande forte adressée au système éducatif.
Inversement, dans les entreprises plus «traditionnelles», où l’on embauche des tourneurs, des soudeurs, des graveurs, des maçons, des menuisiers, des plombiers… le savoir-faire du professionnel est primordial et l’emporte sur de vagues considérations d’adaptabilité et autres compétences sociales. Les jérémiades récurrentes de ce patronat-là, lorsqu’il dit manquer cruellement de main d’oeuvre qualifiée, doivent certes être entendues avec quelque réserve. Elles témoignent souvent moins d’une réelle pénurie de travailleurs que d’une élévation du niveau d’exigence à l’embauche en raison, notamment, du différentiel de compétitivité avec les secteurs qui peuvent recruter dans un vaste réservoir de main d’oeuvre peu qualifiée. Mais leur discours n’en est pas moins fortement présent et parfois justifié par des pénuries réelles ; il influence donc également les politiques éducatives.
Les positions de ce patronat sont beaucoup plus frileuses sur la question du tronc commun et privilégient plutôt une orientation précoce vers les filières techniques et professionnelles ; une orientation « positive », basée sur un réel choix, exprimé par les jeunes et non pas consécutif à des échecs scolaires répétés. Ils plaident par ailleurs en faveur d’une « revalorisation » de l’enseignement qualifiant, entendue comme un renforcement de la formation pratique : certification par unités, davantage de stages pratiques, formation en alternance, etc.
Cette vision est soutenue par un discours idéologique proclamant que « l’intelligence pratique » vaut bien « l’intelligence théorique » (mais qui se garde bien d’affirmer que l’une et l’autre devraient bénéficier des mêmes salaires).
Nos propres enfants (riches) d’abord
A ces contradictions entre les attentes opposées d’un même patronat — assurer les compétences pour tous tout en libéralisant le marché scolaire — ou entre des catégories patronales aux intérêts divergents — compétences contre qualifications, tronc commun contre sélection précoce — vient s’ajouter une contradiction entre les intérêts collectifs et les intérêts individuels des classes aisées.
La plupart des familles de la haute et de la moyenne bourgeoisie disposent de capitaux plus ou moins importants, investis dans des fonds de placements en actions ou en obligations. Leurs intérêts, comme capitalistes, sont ceux de ces grandes entreprises de pointe technologique ou des secteurs de service émergents dont les attentes éducatives sont typiquement relayées par les grands organismes ou institutions que sont l’OCDE, la Commission européenne, le Cedefop, etc.
Cependant, ces familles ont aussi (ou prévoient d’avoir un jour) des enfants et des petits enfants dont elles entendent assurer l’avenir. Parfaitement conscientes de la polarisation croissante du marché du travail, elles veulent garantir le positionnement de leur progéniture sur le marché du travail, en leur assurant les meilleures trajectoires scolaires. De plus, elles nourrissent des objectifs éducatifs propres à leur classe, qui ne peuvent se dissoudre dans le flou des compétences de base. Pour accéder aux postes de responsabilité auxquels on les destine, leurs enfants doivent acquérir de solides connaissances dans tous les savoirs porteurs de capacité à décider, à diriger, à gouverner : histoire, géographie, philosophie, littérature, anglais de haut niveau, etc.
A moins de faire partie de la toute petit minorité capable de se payer un enseignement entièrement privatisé, ces familles tendent par conséquent à plaider pour un recentrage de l’école sur des savoirs solides et de haut niveau parce qu’elles savent que leurs enfants en auront besoin. Elles rejettent les discours en faveur de l’équité scolaire, en laquelle elles ne voient qu’un danger de nivellement et, surtout, une menace concurrentielle pour leurs propres enfants. Elles méprisent les efforts visant « la réussite pour tous », car elles savent et préfèrent que leurs descendants aient un accès privilégié aux conditions de la réussite scolaire (aide à domicile, cours particuliers…). Elles refusent le tronc commun scolaire de longue durée, préférant une orientation précoce où les filières d’élite soient clairement identifiées. Elles exigent une grande liberté de choisir l’école de leurs enfants, soutiennent le droit des établissements de se positionner clairement sur le marché scolaire, éventuellement en publiant les résultats aux tests nationaux ou internationaux, et vont donc, dans ce domaine, beaucoup plus loin que l’autonomie et la responsabilisation réclamées par l’OCDE. Bref, elles souhaitent préserver (ou rétablir) les structures et les curricula qui, dans les décennies passées, avaient assuré la position privilégiée de leurs enfants dans la compétition scolaire.
Hésitations petites-bourgeoises
Le positionnement des familles petites-bourgeoises est plus contradictoire. D’un côté, elles partagent les aspirations élitistes que nous venons de décrire et, sur la question du quasi-marché scolaire elles sont parfois encore plus attachées au libre choix que la haute et la moyenne bourgeoisie. En effet, leur situation financière les oblige à vivre dans des quartiers plus proches des classes populaires et elles craignent donc particulièrement les politiques tendant à réguler les affectations d’élèves sur base de la distance domicile-école.
Pourtant, d’un autre côté, ces familles craignent que leurs enfants ne soient victimes d’un système scolaire trop sélectif. De ce fait, elles peuvent être favorable à des politiques de soutien scolaire, de lutte contre le redoublement et l’échec scolaire. Dans la petite bourgeoisie intellectuelle, particulièrement, on estime parfois aussi que l’essentiel ne s’apprend pas à l’école, mais en dehors, lorsqu’on amène les enfants au musée, au cinéma, aux expositions, en voyage. Trop de temps d’école, trop de contraintes scolaires sont néfastes de ce point de vue. On plaide donc pour un tronc commun allégé et une diminution du temps d’école, mais aussi pour davantage de choix individuels dans les cursus scolaires, pour des écoles aux « pédagogies différentes », etc.
En Belgique francophone, les représentants typiques de ces positions contradictoires se trouvent dans des associations comme l’asbl Élèves[23] qui mène un combat acharné contre toute régulation des inscriptions scolaires mais plaide également pour « une politique pragmatique de non-redoublement basée sur la mise en place d’un travail concret d’accompagnement des équipes éducatives de terrain, prioritairement en maternelle et en primaire ».[24]
Des politiques instables et contradictoires
Les multiples contradictions au coeur des attentes éducatives des classes dirigeantes permettent de comprendre certaines trajectoires sinueuses et incohérentes des politiques d’enseignement. En gros, nous sommes en présence de quatre « lignes politiques » (auxquelles nous allons, par facilité, accoler des noms qu’il ne faut surtout pas prendre trop au sérieux) :
- la ligne « OCDE-UE », largement dominante, car représentant les intérêts des puissantes entreprises actives dans les technologies de pointe et les services et donc aussi, indirectement, ceux du monde financier ; on peut la résumer par des mots-clés comme : compétences, tronc commun, école de la réussite, autonomie, évaluation, efficience pédagogique, TICE, austérité, citoyenneté…
- la ligne « Mécano », représentant les intérêts typiques d’entreprises plus traditionnelles, peinant parfois à recruter de la main d’oeuvre ouvrière moyennement qualifiée ; mots-clés : qualification, orientation, stages, alternance, formation (poly-)technique, liens école-entreprise,…
- la ligne « Vieille France », représentant les intérêts particuliers des familles bourgeoises, possiblement en contradiction avec leurs intérêts collectifs de capitalistes ; mots-clés : tradition, redoublement, sélection, libre choix, exigence, pédagogie frontale,…
- la ligne « Intellos », représentant l’un des pôles des intérêts contradictoires de la petite bourgeoisie (l’autre se fondant avec la « Vieille France ») ; mots-clés : non-redoublement, tronc commun, libre choix, pédagogies différenciées, individualisme,…
On peut observer une certaine proximité entre les lignes « OCDE-UE » et « Intellos » : dans les deux cas on retrouve l’idée du tronc commun, l’attachement aux réformes pédagogiques, à la lutte contre l’échec scolaire, etc. A contrario, les lignes « Mécano » et « Vieille France » ont en commun l’idée que les anciennes formes scolaires étaient finalement fort satisfaisantes, qu’une sélection précoce vaut mieux que de maintenir dans une formation commune des enfants trop différents, que les savoirs sont plus importants que de vagues compétences, etc.
Ces proximités au niveau des intérêts objectifs des uns et des autres pourraient expliquer, au moins en partie, les positionnements politiques observables dans les débats d’éducation. Car si tous les partis de gouvernement sont forcément respectueux de la ligne dominante « OCDE-UE », ils doivent également tenir compte des sensibilités de leurs électorats et bases respectifs. Ainsi, la social-démocratie et plus généralement les formations du « centre gauche », qui ont de puissants liens traditionnels avec la petite bourgeoisie intellectuelle, sont-ils généralement ouvertement favorables aux lignes « OCDE-UE » et « Intellos ». Alors que les partis « de droite », profondément ancrés dans les milieux du petit patronat, des indépendants et des familles bourgeoises, reprennent plus volontiers les thèses « Vieille France » et « Mécano ».
Sous la pression d’organisations internationales et de lobbies tels que la Table Ronde Européenne des Industriels (ERT), de nombreux pays se sont lancés dans des plans de réformes sur les compétences, la prolongation du tronc commun, l’autonomie des écoles, etc. Les enquêtes PISA y ont grandement aidé en popularisant l’exemple de pays tels la Finlande ou la Suède. Ces réformes furent souvent l’oeuvre de gouvernements de centre-gauche. En Belgique francophone ce fut le cas du « décret missions » par lequel une ministre socialiste, Laurette Onkelinx, imposa l’approche par compétences en 1997 ; ce fut le cas des trois décrets « inscription-mixité » qui virent des ministres socialistes (Marie Arena, Christian Dupont) et démocrate-chrétienne (Marie-Dominique Simonet) tenter d’apporter un tout petit peu de régulation dans l’ultra-libéral marché scolaire belge ; c’est encore le cas du « Pacte d’excellence », lancé par la démocrate-chrétienne Joëlle Milquet avec l’appui du PS et qui vise à prolonger le tronc commun, à améliorer les compétences de base et à combattre le redoublement. En Flandre, des coalitions « multicolores », allant du parti socialiste à la droite libérale, décrétèrent ou tentèrent de mettre sur les rails des réformes analogues, avant que l’arrivée au pouvoir de la droite nationaliste n’y mette le holà. En France les ministres socialistes Claude Allègre, Jack Lang et Najat Vallaud Belkacem jouèrent un rôle moteur dans l’orientation sur les compétences, l’autonomie des écoles, le non-redoublement, etc. Et au niveau européen, c’est la socialiste française Edith Cresson qui fut la cheville ouvrière des premières tentatives de mise en oeuvre d’une politique éducative commune, inspirée par la ligne de l’OCDE.
Paradoxalement, là où la « gauche » peut mener la politique du grand capital sans trop d’états d’âme, la « droite » est contrainte à davantage de prudence. En raison des contradictions entre cette politique et les attentes de sa base ou de ses électeurs elle se voit contrainte d’adopter des positions plus ouvertes aux lignes « Mecano » et « Vieille France ». Et ce d’autant plus que l’extrême droite, son principal concurrent électoral, adopte ces lignes sans la moindre réserve.
En Belgique francophone, le MR (Mouvement Réformateur, parti libéral de droite) se positionne comme le champion du refus de toute régulation des inscriptions scolaires, alors qu’il sait pertinemment qu’un retour en arrière sur ces questions entraînerait un véritable chaos ; il refuse aussi, par avance, l’idée d’une prolongation du tronc commun d’enseignement jusqu’à 15 ans, telle qu’elle est prévue en principe par le Pacte d’excellence.[25] En Flandre, la montée en force de la droite nationaliste N-VA[26] et son retour au gouvernement flamand en 2014 ont mis fin aux velléités de réforme de l’enseignement secondaire et menacent les modestes politiques de régulation des inscriptions scolaires qui avaient été mises en place antérieurement.
Blanquer, l’équilibriste
En France, l’actuel ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, est une parfaite incarnation de ces attentes contradictoires et de la difficulté politique à s’y mouvoir en équilibre. La structure même de son ouvrage « L’école de demain »[27] en témoigne. Chaque thème (école primaire, collège, etc.) y est abordé selon « trois piliers : tradition, comparaisons internationales, science ». La parole de « tradition » sert à donner des gages aux électeurs et relais de droite et au patronat « vieux style » ; les leçons de la « science » (pédagogie, psychologie cognitive, neuro-sciences,…) satisferont le public de la petite bourgeoisie intellectuelle qui a massivement soutenu l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron ; entre les deux, les « comparaisons internationales » produites par l’OCDE et les organismes européens (Eurydice, Cédéfop…) permettent de centrer l’action sur l’essentiel.
Blanquer est bien conscient que son pays accuse un énorme retard dans la réalisation des objectifs de l’OCDE : les résultats aux tests PISA sont particulièrement mauvais chez les enfants des classes populaires. « La France semble être le pays de l’OCDE où l’origine sociale pèse le plus sur la trajectoire scolaire », dénonce-t-il très justement. Pour lutter contre ces inégalités scolaires, il promet notamment de diminuer les effectifs en maternelle comme le recommande l’OCDE. Car la France est aussi l’un des pays où le taux d’encadrement (le ratio profs/élèves) en maternelle et en primaire est le plus mauvais d’Europe. Mais remédier à cela coûte cher et, politique d’austérité oblige, il faudra donc se contenter d’une diminution des effectifs dans les zones les plus défavorisées.
Pas sûr que cela suffise pour résoudre les problèmes observés au niveau du collège. Celui-ci, dit Blanquer, « ne parvient pas à remédier aux difficultés apparues dès l’école primaire. Au contraire, il tend à enraciner, voire à accroître les inégalités scolaires d’origine sociale » et a « du mal à faire face à l’hétérogénéité des niveaux entre les élèves ». A défaut de se donner les moyens de faire réussir le collège unique, Blanquer se voit donc contraint, sinon d’y renoncer, au moins d’en abaisser les ambitions démocratiques. Et d’entendre ainsi les demandes des familles bourgeoises. D’un côté…
« Oui, le collège doit être conçu dans la continuité de l’école primaire. Avec elle, il constitue la première partie de la vie scolaire de l’enfant, celle qui lui donne son socle de connaissances et de compétences pour la vie. Il doit ainsi permettre de consolider les savoirs fondamentaux mais aussi de prendre en compte les spécificités de l’élève. »
Mais de l’autre…
« Non, le collège ne peut plus être unique, au sens de standardisé. Il doit au contraire être organisé de telle manière que les forces de l’élève puissent être valorisées pour lui tracer un parcours correspondant à ses talents et à ses souhaits. »
Et donc,…
« Le collège du futur offrira des parcours personnalisés. L’élève appartiendra à une classe mais une bonne partie de son temps se passera en petits groupes de compétences, en travaux personnels encadrés, en activités choisies. La progression au cours des quatre années se fera au rythme de chacun. »
Et voilà le pourfendeur de l’inégalité scolaire française qui nous assure que «le discours égalitariste est destructeur »[28].
Même ambiguïté en matière de pédagogie. Blanquer plaide pour un retour à l’apprentissage de la lecture par la méthode syllabique, l’interdiction des téléphones portables à l’école, le recentrage sur les savoirs fondamentaux, la rigueur et la discipline. Mais de la même voix il soutient les expérimentations pédagogiques basées sur les neuro-sciences, notamment celles de Céline Alvarez, il avoue être un fan de Montessori et envisage de personnaliser les parcours scolaires en ayant recours à l’intelligence artificielle.
Cependant, l’essentiel est ailleurs. Le 19 janvier, le ministre a invité les dirigeants de 30 grandes entreprises à un échange sur l’éducation nationale. Il y a insisté sur les « soft skills », les compétences relationnelles et transversales.[29] Il déclara aussi que « le monde sera de plus en plus technologique » et qu’il faut « préparer les enfants à y entrer »[30]. Ces positions-là sont bien dans la ligne du grand capital et de l’OCDE. Mais chez Blanquer elles sont associées à un attachement particulier pour les intérêts du patronat traditionnel.
« La voie professionnelle (…) souffre d’un manque de lisibilité des diplômes, d’une adéquation imparfaite entre les formations proposées et les attentes du monde économique et d’une articulation trop limitée avec l’apprentissage. Malgré des réussites emblématiques, ces difficultés se traduisent par un déficit d’image et par la réticence des élèves et des familles à opter pour les formations qu’elle propose ».[31]
« La réforme de l’enseignement professionnel (aura) pour objectif de redonner toute sa valeur, son attractivité, son prestige et son efficacité à l’enseignement professionnel ».[32]
Blanquer souhaite notamment « améliorer les choix d’orientation » en introduisant un bilan de compétences à l’entrée en seconde (équivalent de la quatrième année secondaire belge) pour tous les élèves.
Conclusion : quelle ligne pour les forces de progrès ?
Les lignes politiques qui caractérisent les attentes éducatives des classes dominantes nous éclairent, par effet miroir, sur ce que doivent être les objectifs de réforme de ceux qui ont à coeur de défendre les intérêts des classes populaires.
Nous rejetons la ligne économiste de l’OCDE et celle de la classe moyenne intellectuelle car, à quoi bon un tronc commun prolongé si c’est pour réduire les apprentissages à de vagues compétences de base et si c’est pour laisser le manque de moyens, la concurrence entre écoles, les pédagogies différenciées,… creuser les inégalités et les ségrégations ? C’est pourquoi, en Belgique francophone, nous ne saurions nous satisfaire du « Pacte d’excellence » actuel.
Nous rejetons pareillement la ligne des patrons « traditionnels » et des familles bourgeoises car à quoi bon élever les objectifs d’apprentissage si c’est pour enfermer, dès 12 ans, les enfants des classes populaires dans des filières qualifiantes sans aucune formation générale solide. C’est pourquoi nous refusons les politiques éducatives d’un Blanquer en France et plus catégoriquement encore celles du MR, du VLD ou de la NVA en Belgique
Nous ne pouvons pas choisir entre l’équité et l’exigence, entre le tronc commun et un programme d’enseignement de haut niveau. Nous exigeons les deux, parce que c’est la condition d’une citoyenneté critique universellement partagée et parce que nous avons la conviction que les enfants des familles populaires ne sont pas intellectuellement moins capables que les autres.
En revanche, un tel objectif exigera des moyens et une politique ambitieuse :
- Réduire drastiquement les effectifs en début de scolarité afin de pouvoir construire avec tous les enfants ce rapport positif à l’école et aux savoirs dont certains « héritent culturellement » dans leur famille.
- Pour la même raison, inverser la tendance quant au temps scolaire : il faut donner plus de temps à l’école afin de pouvoir y apporter à tous la richesse de découvertes et d’expérimentations variées donc certains bénéficient chez eux.
- Donner à l’école le moyen d’accompagner chaque élève dans son travail individuel (les « devoirs et leçons »)
- Faire de l’école un véritable lieu de vie, où les apprentissages théoriques et pratiques, ainsi que l’éducation aux valeurs de coopération, de solidarité, de respect envers soi-même et les autres, de rigueur… s’acquièrent sur le chantier du travail et de la vie quotidienne.
- Combattre les mécanismes de ségrégation sociale et académique qui tendent à confiner les enfants du peuple dans des écoles de relégation, stigmatisées comme telles.
- Enfin, à ces conditions, on pourra offrir à tous les enfants un solide bagage de formation commune à la fois classique et polytechnique. Une partie de cette formation commune peut se faire dans le cadre structurel d’un tronc d’enseignement commun (par exemple via un collège unique jusque 15 ou 16 ans) mais même au-delà, une fois que les besoins de la spécialisation professionnelle ou de la préparation aux études supérieures ont séparé les élèves, il faut garantir la poursuite de cette formation commune qui ne saurait s’achever à 15 ans.
Nico Hirtt, juillet 2018
- Federal reserve statistical release, 16 mai 2018 ↑
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- Adopté par l’exécutif de centre gauche, actuellement au pouvoir en Fédération Wallonie-Bruxelles. ↑
- Nieuw-Vlaamse Alliantie, une formation de droite radicale issue de l’éclatement de la Volksunie et qui a grandi en siphonnant l’électorat du parti fasciste Vlaams Belang. ↑
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- L’Obs, 23/08/17 ↑
- L’Alliance pour l’Education, 19/01/2018 ↑
- La Tribune, 22/12/2017 ↑
- Communiqué de presse de jean-Michel Blanquer, 9/11/2017. ↑
- BFM TV, 28/05/2018 ↑
[…] Voir l'article original sur le site de l'APED […]