Probablement en raison de la marchandisation outrancière dont la pédagogie Montessori est l’objet, cette pédagogie jouit aujourd’hui d’une couverture médiatique sans précédent. Il est difficile d’entrer dans une librairie ou une grande surface sans découvrir en tête de gondole du matériel Montessori et des livres d’initiation pour les enseignants et surtout pour… les parents 1Entre autres : « 80 activités Montessori pour les 6-9 ans », « 150 activités Montessori à la maison pour les 0-6 ans » (trier des objets par taille, transvaser des graines d’un bol à un autre, faire un bouquet, visser et dévisser des bouchons de bouteille, ranger des cartes, etc.), « Montessori à la maison » 0-3 ans, « Donner confiance à son enfant grâce à la méthode Montessori » et toujours plus fort : « La pédagogie Montessori à la maison » – 200 activités…. Tout ce ramdam à propos de cette pédagogie a cependant un effet bénéfique : tout ce qui avait été un tant soit peu occulté jusqu’à présent renait au grand jour.
Le documentaire Révolution école (2016) qui présente les pédagogues de l’éducation nouvelle, leurs options et leur action de 1918 à 1939, évoque Decroly, Ferrière, Freinet, Steiner, Geheeb, Alexander Neill et bien entendu Maria Montessori et ses rapports avec Mussolini qui subventionna ses jardins d’enfants et la formation de ses institutrices. « Cet homme plein de curiosité, cet esprit extrêmement ouvert sur tout et qui veut tout connaitre, posa un jour les yeux sur ma méthode. Il lui suffit de savoir que ma méthode jouissait de plus de crédit à l’étranger qu’en Italie, il promit son aide enthousiaste pour que soient instituées partout des écoles. » dit-elle. Ce rapport vénéneux entre le duce et la pédagogue est illustré dans ce film par une séquence tournée dans son école. En voici une capture d’écran :
Oui, vous avez bien lu. Le texte composé avec des lettres mobiles est : « Benito Mussolini aime beaucoup les enfants »
Certes, objecteront les fans de la doctoresse, mais il faut tenir compte de l’époque et aussi du fait que Maria Montessori émigra en Espagne, fit un passage en Indes puis s’installa aux Pays-Bas lorsque Benito voulut imposer l’uniforme fasciste aux élèves de ses écoles. Peut-on tout pardonner suite à une prise de conscience si tardive ? Là est toute la question. On n’imagine pas Célestin Freinet engageant ses élèves à écrire, à la même époque, un texte à la gloire du Maréchal Pétain.
Les connotations religieuses
D’autres aspects ont été occultés, par exemple, les intentions de base de M. Montessori en créant ses écoles. Les connotations religieuses sont partout. Encore maintenant, dans la plus ancienne école Montessori de France où a été tourné le film récent (2015-2017) « Le maitre est l’enfant », les activités de la classe se déroulent à l’ombre attantive d’un crucifix.
M. Montessori ne cachait pas les valeurs religieuses sous-tendant sa pédagogie. Qu’on en juge par les références pédagogico-religieuses des écoles catholiques Montessori et par le soutien que Paul VI et Benoit XVI manifestèrent à l’égard de sa pédagogie.
Dans Dieu et l’enfant, la pédagogue donne un aperçu de ses convictions profondes à ce propos. Elle y parle de l’enfant-messie. À l’enfant, a été confiée une véritable mission divine. En 1905, à Barcelone, elle aménagea dans une école une chambre sainte, l’atrium, destiné à l’éveil religieux des enfants. Le pape Paul VI lui rendit hommage en 1970 en déclarant, lors d’un congrès qui lui était consacré : « Tout comme l’activité des enfants à l’école les prépare à la vie, leur initiation sacramentelle et liturgique est le porche qui les introduit dans la communauté des enfants de Dieu ».
La doctoresse ajoute : « Les murs de cette salle porteront en inscriptions des textes sacrés et des prières, je voudrais que les dix commandements fussent gravés sur une pierre à hauteur des enfants, à côté d’une statue de Moïse, derrière un candélabre avec les sept bougies… Le travail dans cette chambre comporterait naturellement : l’histoire biblique, l’étude des doctrines, l’histoire de L’Église et de la vie des saints et même… la messe sainte. Les enfants y porteront une blouse blanche comme l’Enfant Jésus… et on pourra, sur l’épaule, broder une croix symbolisant l’obligation pour chacun de supporter sa part de misère… »
La conception du travail
Dans une classe Montessori, les enfants sont sollicités pour réaliser un travail : boutonner ou lacer des vestes tendues dans un cadre de bois, verser de l’eau dans un pot sans renverser, repasser des serviettes, des mouchoirs, utiliser des puzzles, allumer et éteindre une bougie, etc. Il s’agit là d’une pédagogie de l’exercisation. Le sens des activités est absent pour l’enfant. Il les réalise parce qu’elles sont mises à sa disposition par l’enseignant.e dans la panoplie toujours plus riche des boites sur les étagères du local.
Aucune noblesse, aucune motivation (si ce n’est de s’occuper et de satisfaire les exigences des adultes) dans cette façon de faire. Il s’agit là d’une conception du travail qui n’a rien à voir avec celle que défend Freinet, par exemple, dans L’éducation du travail. Pour ce dernier, tout travail a un sens, tout travail est une réalisation qui sert à l’enfant comme à l’adulte ou à la communauté. On apprend à attacher les boutons de sa veste (pour peu qu’ils n’aient pas été remplacés par des fermetures éclair) dans la vie quotidienne même, parce qu’on doit s’habiller pour sortir, parce qu’il fait trop chaud et qu’on doit la retirer. On apprend à verser correctement un liquide dans un pot parce qu’on cuisine et que la recette demande des proportions précises. On repasse des vêtements, des accessoires textiles parce qu’on les a lavés (figurez-vous qu’ils étaient sales !) et que maintenant, il faut les repasser.
Une conception du travail à cent lieues de celle d’une classe montessorienne.
Dans le film cité ci-dessus, un éducateur, qui n’a pourtant que les mots de liberté et créativité à la bouche, intervient auprès d’un petit de 4 ans qui vient de se permettre de fabriquer un avion avec un bout de carton et des pinces à linge et le fait voyager autour de lui. Ce n’est pas cela qu’il devait faire, car la boite qu’il avait choisie sur les étagères était destinée à lui apprendre à utiliser des pinces à linge en les pinçant symétriquement sur le périmètre d’un bout de carton.
La façon de voir de la pédagogue italienne séduit-elle nos dirigeants (comme elle a séduit Mussolini), car ils considèrent que cela prépare les enfants à leur avenir social, c’est-à-dire exécuter des tâches dans une société, une usine, un bureau sans en percevoir nécessairement les tenants et les aboutissants, donc le sens, toujours le sens ?
Les parents sont interpelés par les adeptes de la pédagogie Montessori. La césure juste, utile et nécessaire, entre le milieu scolaire et le milieu familial est abolie. La famille est incitée à reproduire à la maison un milieu éducatif montessorien et de s’initier aux activités proposées.
Sur le blogue « Montessouricettes.fr » (!), l’on trouve ces conseils aux parents :
- N’attendez plus de trouver une école Montessori abordable : votre enfant grandit et c’est maintenant que vous pouvez le faire bénéficier de cette pédagogie. Ce mini-cours GRATUIT vous donnera les bases essentielles.
- N’allez pas trop vite ni trop lentement : apprenez à reconnaître les périodes sensibles pour présenter chaque activité au bon moment.
- Découvrez la joie dans les yeux de votre enfant quand il se versera son premier verre d’eau tout seul : vous êtes guidé pas à pas, du choix du matériel à la présentation.
- Rejoignez des centaines d’autres Montessouricettes qui se sont déjà lancées ! Ici, pas de marketing, mais une formatrice sérieuse, fidèle à la philosophie de Maria Montessori.
Dans un autre ordre d’idées, Stephen Jay Gould rappelle dans « La mal-mesure de l’homme » (Le Livre de poche, essais, p. 123) 2Ce livre recense les multiples initiatives de l’homme pour mesurer ses performances, son intelligence… que « Maria Montessori n’était pas une égalitariste, c’est le moins que l’on puisse dire. Elle approuvait la plupart des travaux de Broca 3Grand maitre de la craniométrie, Paul Broca (1824-1880) poursuivit de vastes études sur le volume des crânes et conclut, en 1861, que « En moyenne, la masse de l’encéphale est plus considérable chez l’adulte que chez le vieillard, chez l’homme que chez la femme, chez les hommes éminents que chez les hommes médiocres, et chez les races supérieures que chez les races inférieures. Toutes choses égales d’ailleurs, il y a un rapport remarquable entre le développement de l’intelligence et le volume du cerveau ». Les mêmes expériences reproduites plus tard avec plus de rigueur mirent bien entendu à mal ces conclusions hâtives et orientées. et la théorie de la criminalité innée proposée par son compatriote Cesare Lombroso. Dans ses écoles, elle mesurait la circonférence de la tête des enfants et en déduisait que ceux qui avaient une grosse tête étaient promis à l’avenir le plus brillant. »
À la lecture de cet article, il y aurait de quoi s’étonner de me voir m’acharner sur cette pédagogie. Je le fais seulement parce que je crois qu’il faut analyser toute mode pédagogique à la lumière de l’histoire. Ce sont les derniers évènements, c’est-à-dire la marchandisation du matériel Montessori auprès des parents, la place médiatique outrageusement importante qui a été accordée à Céline Alvarez, l’oreille attentive que lui ont prêtée nos dirigeants et la séduction exercée sur de nombreux enseignants qui m’ont poussé à mieux comprendre les racines de cette pédagogie. Son succès auprès du public tient en grande partie au fait qu’on leur présente des enfants étonnamment calmes (ce dont rêvent tous les parents), qui se contrôlent (et que l’on contrôle !).
Qu’en pensait Freinet ?
Laissons la parole à Georges Piaton 4Georges Piaton, La pensée pédagogique de Célestin Freinet, Nouvelle Recherche, Privat, 1974
« Freinet d’emblée se montrera circonspect.
Dès 1930, tout en admettant que ces recherches constituent une “méthode” bien que l’on découvre peu à peu… des faiblesses ou des erreurs qui leur enlèveraient tous droits au titre, il éprouve à leur contact une impression d’artificialité, inductrice d’une insatisfaction certaine bien qu’encore implicite, que cristallisera en 1932, le Congrès de Nice tout entier dominé par le prestige de M. Montessori.
C’est à cette occasion que Freinet et ses camarades virent des enfants qui, idéalement sages et beaux, mais comme d’un autre âge dans leurs fanfreluches rococo, évoluaient au milieu du matériel de luxe qui les sollicitait… dans une atmosphère de singes savants. Rien ne pouvait plus les heurter et l’agressivité qui succède à leur étonnement explique peut-être tant la partialité dont ils font preuve alors, que leur méconnaissance des multiples possibilités offertes par les jeux des petits prestidigitateurs montessoriens. Certes, quelques mois plus tard, cette impression désagréable s’estompe et, traitant des grands pédagogues des temps modernes qui n’ont pas craint d’entrer dans les détails pratiques de l’organisation scolaire, Freinet cite Maria Montessori qui ne s’est pas contentée de divulguer les principes nouveaux de sa pédagogie… a créé, fabriqué et fait fabriquer un matériel ingénieux auquel elle attache sans doute plus de prix et de vertus qu’à ses meilleurs écrits.
S’il lui arrive, par la suite, de vanter la pédagogie montessorienne qui lui semble parfois à tel point proche de la sienne qu’il se définit par elle, cela ne l’empêche pas d’écarter tout ce qu’elle a de scolastique ou d’hyperspectaculaire, de critiquer sa conception psychologique d’un esprit absorbant de l’enfant ou de condamner un matériel immuable qui ne répond plus aux impératifs de notre siècle, donc fait que cette méthode se meurt pour n’avoir pas su, pas voulu s’adapter.
Cette quête de procédures d’enseignement qui permettraient d’intensifier l’impact de l’institution scolaire et, plus généralement, de toute action éducationnelle ne se limite point à ces seules réalisations promptement analysables, tant pour Freinet leurs insuffisances sont criantes et leurs implications bourgeoises manifestes. »
Il faudra faire un de ces jours une même analyse de la pédagogie Steiner. Michel Onfray a commencé à le faire dans Cosmos 5https://veritesteiner.wordpress.com/2015/11/02/miche-onfray-critique-de-la-biodynamie/ en mettant en relief les contradictions de l’anthroposophe. Il reste à démonter la pratique pédagogique qui s’en est inspirée.
Parmi les pédagogies dites nouvelles, Montessori et Steiner n’avaient de « nouveau » qu’une autre façon de concevoir la pédagogie. Pour ma part, je considère qu’il ne se justifie pas de les associer pour cette seule raison aux autres pédagogues de l’éducation nouvelle, plus soucieux de la globalité de l’éducation et de ses retombées politiques et sociales…
Cet article a été publié initialement sur le blog de l’auteur : http://landroit.blogspot.be/
References
Bravo, bravo, bravo pour cet article. J’y retrouve toutes les nuances qui me plaisent : apprécier les immenses qualités de la pédagogie Montessori sans entrer dans le dogmatisme et en laissant de côté tout ce qui pourrait devenir rigide et trop cadré ; voir les différences avec la pédagogie Freinet tout en montrant à quel point Freinet lui-même a été influencé par les idées novatrices de Maria Montessori ; rejeter le battage médiatique ridicule et mercantile tout en se réjouissant du fait que cela a fait resurgir des thèmes essentiels de l’éducation intelligente, désormais connus du grand public…
Ce qu’il faut, maintenant, c’est travailler à consolider la présence de la pédagogie active dans les écoles publiques. Freinet y est déjà, mais si peu ! Et surtout si peu encouragé et soutenu par les pouvoirs publics. Montessori y entre par la toute petite porte des instituteurs de maternelle engagés et courageux, mais qui peinent à obtenir de bonnes formations à des prix abordables. Tout cela devrait faire partie de la formation initiale et continue des enseignants du public. C’est le cas en Finlande. Tout le monde le sait.
Votre article est bien documenté et intéressant. Il reprend les thèmes que moi, enseignante, enfant élevée Freinet, ont fait que ce n’est qu’au bout de 30 ans de pratiques que je me suis intéressée à la pédagogie Montessori. Je l’ai fait avant la déferlante, aux tous débuts des expérimentations de Céline Alvarez et depuis j’en suis chaque jour plus convaincue. Mes élèves, en école publique et laïque, passent des journées sereines et riches en apprentissages. Ils apprennent à agir sur le monde, à faire par eux mêmes pour le maitriser et non en devenir de bons petits soldats. La compréhension viendra après 6 ans quand ils en seront capables, quand leur maturation psychologique sera efficiente. A cet âge là, les classes Montessori ressemblent furieusement aux classes Freinet que j’ai fréquentées. Mais avant 6 ans, ils ont besoin d’agir, ils apprennent dans et par l’action. La fameuse phrase vide de sens dans la plupart des classes classiques « rendre l’enfant acteur de ses apprentissages » prend tout son sens ici. Mes élèves sont acteurs, à tout moment de la journée, tellement qu’ils ne s’y trompent pas et qu’il faut les inciter à sortir jouer, en classe ils prennent plus de plaisir à apprendre en bougeant, manipulant qu’en jouant. Qui n’a jamais vu la lumière et le sourire d’un enfant qui a compris qu’il pouvait lire ou faire de grandes opérations ne peut juger la pédagogie Montessori. Qui n’a pas partagé notre quotidien ne peut en parler parce qu’ils ne savent pas vraiment de quoi ils parlent. Croyez vous vraiment les enseignants assez bêtes pour se jeter sans réflexion dans n’importe quel modèle à la mode ? Non, on le fait en toute connaissance, après s’être formés, après avoir lu et étudié, puis on expérimente, on évalue et là oui, on peut dire c’est valable, ça marche et on met toute notre energie pour donner le meilleur à nos elèves.
Prenons garde, face aux tentatives de récupêration de ne pas mettre au feu la pensée de cette grande dame, corroborée par les études récentes. Le septicisme est une chose saine à condition de prendre toutes les données en compte, de ne pas se laisser aveugler par la marchandisation ou les annonces rétrogrades d’un ministre.
Cette pédagogie est avant tout une pédagogie de la paix et de l’amour. Je refuse de laisser ces valeurs aux mains des religieux ou des conservateurs. Je suis profondement de gauche et je mettrai toute mon énergie à défendre ce en quoi je crois.
Votre article mélange de nombreuses choses.
Il abolit toute distance historique et progression de la pensée de Maria Montessori, qui si elle s’intéressait à l’anthropométrie dans ses premières années, abandonna ensuite complètement ces pratiques. Freinet est allé en URSS, même s’il n’a pas glorifié Pétain, il a eu aussi sa part aveugle.
Le travail dans une classe Montessori a un sens pour l’enfant, qui n’est pas celui qu’on voit. De plus, vous mettez en parallèle les classes Freinet (élémentaire) et les classes Montessori (maternelle). Les classes élémentaires Montessori sont une approche pédagogique différentes, et vont même plus loin que les classes Freinet dans la notion de travail pour la communauté.
Si Montessori n’a jamais caché ses convictions religieuses, la majorité des écoles Montessori du monde ne sont pas confessionnelles : celle de Roubaix, si, ce qui explique le crucifix dans la classe, assez peu surprenant dans une école sous contrat catholique.
Quand a la méthode comme méthode bourgeoise, c’est un aléa historique. Les écoles Montessori nombreuses au Kenya et en Tanzanie, celles qui se développent dans les villages d’Inde, celles qui servent les réfugiés tibétains en exil, ou même celles qui sont implantées dans les quartiers défavorisés de Dallas, de Chicago ou de Washington n’ont pas grand chose à avoir avec celle de Forest Hill à Londres ou du seizième. De nombreux pays ont démontré que les écoles Montessori pouvaient fonctionner à égalité de moyens avec les écoles publiques.
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