Il y a vingt ans, Laurette Onkelinx pondait son célèbre « Décret Missions ». A l’époque nous — l’Aped, âgé de deux ans à peine — fûmes parmi les rares organisations progressistes à ne pas encenser ce bijou d’hypocrisie. A l’occasion de son anniversaire, nous reproduisons ci-dessous l’article que nous publiions en 1997. Un beau morceau d’anticipation…
Pour l’école duale ? C’est tout droit !
Propositions pour une lecture critique du décret Onkelinx sur les missions de l’enseignement obligatoire
Faut-il applaudir au nouveau « décret-missions » de Laurette Onkelinx ? Pas mal d’enseignants progressistes, de ceux qui furent aux premiers rangs des luttes du printemps 1996, semblent le penser. Une première lecture, un peu superficielle, de ce décret peut effectivement laisser une impression positive. Enfin, il est question de projet. Enfin, on parle de l’élève et de ce qu’il est en droit d’attendre de l’école. Enfin, on sort du misérabilisme budgétaire, de la gestion de l’austérité à la petite semaine, et on nous parle de pédagogie du projet, de remédiation, de lutte contre l’échec scolaire. Alors pourquoi bouder son plaisir?
1. Le contexte général du décret et son importance
On ne peut comprendre la portée de ce texte si on le dissocie artificellement de la communautarisation de l’enseignement, de la réforme de l’enseignement supérieur ou des suppressions d’emploi décrétées par Elio Di Rupo et plus récemment par Mme Onkelinx.
Qu’on me comprenne bien. Si je tiens à établir ce lien, si j’insiste pour resituer le décret dans la globalité de la politique éducative, ce n’est pas, en premier lieu, dans le but de soupeser les aspects positifs et négatifs de la gestion récente. La tentation est forte de tenir seulement le discours suivant: « il y a beaucoup de bonnes choses dans le décret, mais les mesures d’austérité des années précédentes en rendent la mise en oeuvre impossible ». Certes, cette position n’est pas totalement dénuée de fondement. Mais elle passe à côté de l’essentiel, à savoir que ce décret participe d’une évolution globale où il trouve une place logique. Une évolution qui va à l’encontre de la démocratisation de l’enseignement parce qu’elle augmente la sélection interne et la hiérarchisation du système éducatif; une évolution qui met l’école toujours plus au service de la compétition économique et toujours moins au service des gens. Il n’y a pas, d’un côté un bon décret et de l’autre des mesures de restriction déplorables. Il y a une politique éducative cohérente, qui n’est d’ailleurs pas propre à la communauté française, car elle est imposée par des déterminants économiques plus puissants que les choix politiques particuliers de tel ou tel gouvernement.
Je voudrais donc commencer par rappeler brièvement cette évolution et son contexte.
A la demande des milieux industriels et financiers, représentés par de puissantes fédérations patronales comme la Table Ronde des Industriels Européens ou, plus près de nous, par l’Union Wallonne des Entreprises, le Vlaams Ekonomisch Verbond et la Kredietbank, les systèmes éducatifs européens traversent, depuis quelques années, une période de mutation cruciale, qui doit les adapter à la situation de crise économique durable et profonde où se trouve plongé le capitalisme mondial.
Quelles sont les grandes orientations qui caractérisent cette mutation? Premièrement, on veut « rationaliser » l’enseignement dans le cadre général de la réduction des dépenses de l’Etat.
Deuxièmement, il s’agit de mieux exploiter l’école comme arme dans la lutte concurrentielle, c’est-à-dire adaptater plus étroitement ses programmes, ses objectifs et ses filières aux exigences de la compétition économique.
Ces deux premiers objectifs sont cependant contradictoires. Comment concilier la quête d’excellence (en termes de compétitivité s’entend) avec la réduction des moyens? Comment « faire mieux avec moins »? La solution de cette contradication passe par l’augmentation de la sélection et de la hiérarchie internes du système scolaire. L’école hyperperformante pour les uns ne se fera qu’au prix de moins d’école pour les autres. Cette troisième orientation s’impose d’autant plus que l’évolution du marché de l’emploi fait prévoir, pour de longues années encore, l’existence d’une masse considérable de chômeurs et de « petits boulots », pour lesquels aucune qualification particulière et aucune formation de haut niveau n’est nécessaire. Qui plus est, si un excès d’universitaires est jugé néfaste eu égard au coût de leur formation, un excédent de techniciens et d’ouvriers qualifiées est toujours le bienvenu, puisqu’il permet de maintenir une pression vers le bas sur les salaires, les conditions de travail et les protections sociales.
Le quatrième axe est celui qui conditionne pour la réalisation des trois premiers: il s’agit de la dérégulation du système éducatif, plus généralement baptisée « autonomie ». L’autonomie permet d’abord de poursuivre les économies budgétaires en les déléguant à l’échelon inférieur. Elle permet ensuite aux écoles de s’adapter plus rapidement aux attentes des milieux économiques et les contraint même à réaliser cette adaptation en poussant à la concurrence entre établissements et entre réseaux. Troisièmement, l’autonomie accroît le développement inégal entre écoles et filières, ce qui rejoint l’objectif général de la sélection et de la dualisation. Ajoutons encore qu’en laminant les solidarités, l’autonomie conduite à briser la résistance syndicale
Dans l’enseignement supérieur, francophone comme flamand, ces différents objectifs sont déjà en bonne voie de réalisation. La réforme des Hautes Ecoles illustre parfaitement la conjonction des quatre axes que je viens d’évoquer:
- Economies budgétaires (par le blocage des crédits alloués à l’enseignement supérieur au niveau d’une enveloppe financière globale indépendante du nombre total d’étudiants)
- Adaptation aux exigences des employeurs (par le principe même des Hautes Ecoles, spécialisées dans les secteurs de formations « porteurs »; par le renforcement des liens directs avec les milieux économiques)
- Renforcement de la sélection (arrêté bisseurs-trisseurs; projets de numérus clausus…)
- Autonomie et dérégulation (c’est le fil conducteur de toute la réforme de l’enseignement supérieur).
Dans l’enseignement primaire et secondaire en Communauté française, par contre, c’est surtout l’objectif de rationalisation budgétaire qui a marqué la politique récente. La communautarisation de l’enseignement a « contraint » le gouvernement à réduire brutalement les moyens affectés à l’enseignement (en termes relatifs au PIB).
Ces restrictions budgétaires spectaculaires et les luttes qu’elles ont déclenchées ont quelque peu fait oublier deux autres décisions très importantes – la création de la Commission communautaire des Professions et des Qualifications par le décret du 27 octobre 1994 et la certification par degrés inaugurée par le ministre Mahoux – qui constituent des avancées cruciales vers l’instrumentalisation de l’école au service de la compétition économique et vers le renforcement de la sélection. J’y reviendrai.
Quel est donc, dans ce contexte, la place du nouveau décret sur les « missions de l’enseignement »? Doit-on s’attendre à y retrouver explicitement tous les points que je viens d’évoquer. Non bien sûr. A vrai dire, cette évolution est tellement profonde, tellement contraignante, que Mme Onkelinx n’a guère plus à faire que de lui donner l’occasion de se réaliser. On trouve néanmoins dans son décret, quelques mesures concrètes – nouvelles ou confirmées à cette occasion – qui témoignent clairement des mutations en cours.
Parallèlement, le texte ambitionne de « baliser » cette évolution – de la rendre gérable et acceptable – en posant quelques gardes-fous. Le renforcement de la sélection et de l’inégalité entre écoles implique de prendre des précaution contre les excès ou les abus en la matière; l’autonomie et la dérégulation nécessitent des balises pour ne pas tomber dans l’anarchie. Enfin, le « décret-missions » cherche évidemment aussi à réconcilier professeurs et ministre, à faire oublier le passé. D’où pas mal de formules creuses d’apparence progressistes; d’où encore quelques idées positives, mais pour la réalisation desquels on ne se donne pas les moyens nécessaires.
2. Une école au service des milieux économiques
Les signes les plus tangibles d’une volonté d’instrumentaliser l’école au service de la compétition économique se retrouvent dans les mesures (ou rappels de mesures) qui concernent spécifiquement l’enseignement technique et professionnel. Ici, l’élément crucial est la confirmation du rôle dévolu à la Commission communautaire des Professions et Qualifications (créée par le décret du 27 octobre 1994). Cette commission, où siègent les représentants de diverses organisations patronales, est chargée de définir les profils de qualification, c’est-à-dire « les activités et les compétences exercées par des travailleurs accomplis tels qu’ils se trouvent dans l’entreprise » (Article 40). C’est sur base des avis de cette commission que seront fixés les profils de formation qui constitueront à leur tour la base des programmes d’étude et des options groupées dans l’enseignement technique et professionnel.
« L’enjeu est simple », expliquait déjà Mme Onkelinx dans ses 40 propositions pédagogiques, « demain, les employeurs (…) sauront clairement que tel diplôme technique ou professionnel correspond à telles ou telles compétences. (…) C’est l’expression forte d’un consensus entre le monde de l’entreprise et celui de l’éducation et de la formation ».
L’Article 48 du décret permet en outre au gouvernement d’ « autoriser la réalisation de certains des profils de formation (…) sous forme de formation en alternance ». On assistera donc très probablement, dans les années qui viennent, à une généralisation des expériences d’enseignement professionnel sur le modèle dualiste allemand. A la clé: un contrôle accru du patronat sur la formation professionnelle.
Sur un plan plus idéologique, on notera que l’article 6 du décret, qui fixe les objectifs généraux de l’enseignement fondamental et secondaire, stipule en son alinéa 2 qu’il faut « amener tous les jeunes à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences qui les rendent aptes à apprendre toute leur vie et à prendre une place active et créatrice dans la vie économique et sociale ». Et pour être sûr d’avoir été bien comprise, Mme Onkelinx précise, dès l’exposé des motifs, que les objectifs d’apprentissage devront être formulés « dans la perspective de former les jeunes à prendre une place active dans la vie économique, en reconnaissant par là que l’insertion sociale passe aussi par l’activité professionnelle » (p2).
On insinue donc que l’adaptation de l’école aux attentes des employeurs (« rendre apte à prendre une place active… ») serait profitable à l’insertion sociale, car favorable à l’emploi. Or, on sait bien que l’adéquation entre l’enseignement et le travail, si elle peut être profitable à tel travailleur placé en concurrence avec d’autres travailleurs dans la quête d’un emploi, n’est cependant jamais de nature à augmenter le volume global des emplois disponibles! Bref, on aura beau plier l’école aux désirs du patronat, il n’en résultera pas plus d’ « insertion sociale » pour autant.
L’accès aux savoirs – qui est tout de même l’enjeu réel de la démocratisation de l’enseignement – est ainsi placé dans une perspective presque exclusive de productivité économique. Le même constat s’applique aux « socles de compétences », qui ramènent de facto les objectifs de l’enseignement à l’acquisition des savoirs-faire indispensables à l’employabilité et à la sociabilisation des futurs travailleurs. Mais un travailleur « employable », c’est autre chose qu’un travailleur qui sait se battre pour l’emploi. « L’insertion sociale » c’est autre chose que la lutte contre un système social injuste. « Préparer des citoyens responsables » pour une « société démocratique », c’est autre chose que de préparer des citoyens critiques envers une pseudo-démocratie, dans laquelle la dictature de l’argent ne leur laisse d’autre pouvoirs que ceux qu’ils arrachent.
3. Sélection accrue
Aux yeux de tous les professeurs et instituteurs progressistes, l’objectif de l’enseignement fondamental était d’amener l’ensemble des enfants, tant que faire se peut, au même niveau de savoirs et de compétences. Ce temps est révolu. Désormais, l’Article 22 du décret stipule que « l’orientation des élèves vers la forme d’enseignement la plus adaptée à leurs aspirations et à leurs capacités est préparée tout au long de cette période (les huit premières années d’école) par la construction progressive d’un projet de vie scolaire et professionnelle ». Ainsi, dès l’âge de six ans, l’instituteur devra « préparer » l’enfant à suivre l’une des filières du secondaire: « humanités générales et technologique » ou « humanités professionnelles et techniques ». Il n’aura plus à s’inquiéter si certains élèves ont des acquis inférieurs à d’autres; d’autant moins si ces élèves sont issus de milieux populaires. Il en déduira simplement qu’il doit « construire progressivement », avec eux, un « projet de vie scolaire et professionnelle » adapté à leurs « aspirations et leurs capacités ». Ne t’en fais pas trop pour tes mauvais résultats en histoire, petit, demain tu seras ouvrier et tu n’auras plus besoin de ça…
Il faut souligner, dans cet extrait de l’Article 22, le vieux discours réactionnaire qui attribue les résultats scolaires aux « capacités » ou aux « aspirations » des enfants. Voilà un retour en force de l’idéologie des dons et du mérite. S’ils échouent ou s’ils doivent aller en professionnelle, c’est leur propre faute et l’école n’y est pour rien!
Même la « lutte contre l’échec scolaire », réduite à la seule lutte contre les redoublements formels, ne sert ici que de prétexte pour mieux sélectionner. Le décret confirme en effet la fameuse « certification par degrés » dont on sait désormais quelles en sont les conséquences. Par le manque de moyens matériels et humains mis à la disposition des écoles, beaucoup d’élèves accusent un gros retard en fin de première année secondaire. Jadis, ils avaient malgré tout une chance de se rattraper en redoublant. Maintenant ils passent automatiquement en seconde où ils se retrouvent de plus en plus « décrochés », toujours en raison de l’impossibilité matérielle de mettre en oeuvre de véritables stratégies de remédiation. A la fin de la deuxième année nombre d’entre eux accusent un tel retard qu’ils se trouvent contraints de s’orienter vers l’enseignement technique ou professionnel. La ministre dit d’ailleurs explicitement que cette sélection en fin de deuxième année sera «une des tâches essentielles du conseil de classe» (Article 21).
L’Article 8 insiste sur le même sujet en demandant que l’école « favorise un éveil aux professions et assure une information à propos des filières de formation, intégrant ainsi l’orientation au sein même du processus éducatif ». Pour inciter le plus grand nombre possible de jeunes à s’orienter vers la section de qualification, « chaque établissement d’enseignement secondaire est tenu de mettre en contact les élèves du premier degré par des visites ou de courts stages d’observation avec des établissements d’enseignement de même caractère organisant tant la section de transition que la section de qualification, afin de favoriser une orientation positive des élèves à l’issue du premier degré » (Article 23). La formulation pseudo-neutre ne trompe personne. On imagine mal les élèves de deuxième année de l’Institut technique machin passant soudain en 3e générale à l’Athénée ou au Collège super-élitiste du coin. C’est évidemment le mouvement inverse qu’on tente de favoriser ici.
Les « crédits d’étude » que les articles 55 à 57 prévoient dans l’enseignement de qualification poursuivent le même objectif: inciter davantage de jeunes à choisir la voie de la formation technique ou professionnelle.
Cette orientation plus stricte et plus « positive » permettra à la Communauté française de faire de nouvelles économies, en diminuant le nombre des redoublements mais aussi en limitant le nombre des jeunes qui auront, plus tard, l’occasion de poursuivre des études supérieures. Cela répond également aux voeux des employeurs qui, comme je l’ai déjà souligné, réclament « moins d’universitaires et davantage de techniciens ».
Les médias ont fait grand cas d’une disposition du décret qui offre aux élèves un droit de recours contre des « décisions arbitraires » des conseils de classe (articles 93 à 97). Très bien, mais qu’on ne s’y trompe pas. Premièrement il ne s’agit là que de gardes-fous, rendus nécessaires précisément par le processus général d’augmentation de la sélection. Mais surtout, il faut garder à l’esprit que la grande majorité des redoublements ou des réorientations ne sont pas des décisions arbitraires. Ce sont le plus souvent des décisions parfaitement justifiées, simplement parce que les objectifs de l’enseignement n’ont pas été atteints par l’élève. Ces redoublements-là, ces réorientations-là sont le résultat du manque de moyens matériels et humains dont disposent les écoles pour soutenir la motivation des élèves et remédier efficacement à leurs problèmes scolaires. Ils sont le fruit des restrictions incessantes opérées depuis 15 ans dans le budget de l’Education, des milliers de suppressions d’emplois, des subsides de fonctionnement chichement calculés, de la surcharge de travail des enseignants et des classes de plus en plus en plus nombreuses. Mais contre toutes ces décisions arbitraires-là, qui font infiniment plus de victimes que celles des conseils de classe, Mme Onkelinx n’offre évidemment aucun droit de recours…
Dans le but de faire accepter comme « normale » l’orientation des élèves vers l’une ou l’autre des filières, Mme Onkelinx soutient que celles-ci sont équivalentes. Les filières, dit-elle, ne sont que « différentes manières d’atteindre les objectifs généraux du décret » (Article 10). Et elle promet de « ne pas laisser s’établir de hiérarchie entre les diverses section et formes d’enseignement » (Article 10).
On ne supprime malheureusement pas la hiérarchie des filières en la niant! L’inégalité entre les filières est un fait incontournable, irréductiblement lié à leur existence-même. Elle est inscrite dans l’inégalité des perspectives de revenu et de statut social de ceux qui les fréquentent, dans l’inégalité de leurs origines sociales, dans l’inégalité de leur accès aux savoirs et aux études supérieures. En niant cette hiérarchie des filières, Mme Onkelinx ne cherche qu’à camoufler le caractère injuste du renforcement de la sélection.
4. Autonomie et dérégulation
Dès l’exposé des motifs, Mme Onkelinx souligne que « deux grands pôles focalisent le décret: d’une part la convergence entre tous les établissements pour mettre en oeuvre des objectifs communs, ce qui nécessite des balises claires; d’autre part, l’autonomie tant dans l’élaboration de projets pédagogiques particuliers qui assurent la créativité des équipes pédagogiques que dans la gestion responsable des moyens ».
A la manière de celui qui prend quelques précautions oratoires avant d’exposer le fond de sa pensée, la ministre nous parle d’abord de « balises claires » et d’ « objectifs communs » avant d’annoncer la dérégulation. Mais chacun comprendra aisément que s’il est nécessaire de placer des balises, c’est précisément parce qu’on veut déréguler!
Pour l’heure, les mesures pratiques qui introduisent une plus grande « autonomie » des établissements ou des réseaux restent essentiellement d’ordre pédagogique ou administratif. Il n’est pas encore question d’autonomie financière ou de financement par enveloppes. Sans doute Mme Onkelinx juge-t-elle qu’il serait prématuré d’aller jusque là sans risquer de provoquer une nouvelle explosion de colère chez les enseignants. Risque qu’elle ne peut se permettre de courir. Tout porte à croire que, contrairement à la Communauté flamande et à l’enseignement supérieur, l’introduction de l’autonomie financière dans l’enseignement secondaire et fondamental ne se réalisera que petit à petit.
Rappelons pourtant que le mode d’attribution des crédits d’heures aux écoles secondaires – le NTPP – est déjà, en soi, une forme avancée de financement par enveloppe. Chaque établissement reçoit en effet une « enveloppe » d’heures qu’elle gère avec une grande liberté.
En matière d’autonomie pédagogique par contre, le décret va très loin.
Chaque Pouvoir organisateur est libre de fixer son projet pédagogique et son projet éducatif (Article 66), dans le cadre défini par « l’organe de représentation et de coordination » de son réseau. Ces organes sont au nombre de quatre: un pour l’enseignement fondamental officiel, un pour l’enseignement secondaire officiel, un pour l’enseignement confessionnel et un pour l’enseignement libre non-confessionnel (Article 74). En douce, Mme Onkelinx fait un pas important vers l’officialisation du rôle dirigeant du SEGEC vis-à-vis des différents P.O. de l’enseignement confessionnel.
Chaque établissement est ensuite « tenu d’élaborer un projet d’établissement » (Article 68). Cette tâche revient en fait à un « Conseil de participation » où siègent des représentants du personnel (choisis en partie en dehors des structures syndicales), des parents, des élèves et « des membres représentant l’environnement social, culturel et économique » de l’établissement (Article 69).
Le projet d’établissement « définit l’ensemble des choix pédagogiques et des actions concrètes particulières que l’équipe éducative de l’établissement entend mettre en oeuvre (…) pour réaliser les projets éducatif et pédagogique du Pouvoir organisateur ». Ce projet d’établissement est élaboré « en tenant compte des élèves inscrits dans l’établissement, de leurs caractéristiques tant culturelles que sociales, de leurs besoins et de leurs ressources dans les processus d’acquisition des compétences et savoirs ». Le projet tiendra également compte « des aspirations des élèves et de leurs parents en matière de projet de vie professionnelle et de poursuite des études » (Article 67). Qu’est-ce que cela signifie? On dit en substance aux écoles: Vous travaillez avec des enfants de notaires, de cadres ou de riches commerçants? Alors foncez, utilisez au maximum leurs « ressources d’acquisition de compétences », tenez compte de leurs « aspirations en matière de poursuite des études », préparez-les à l’université. Au contraire, votre école est située dans un milieu populaire? Alors prenez en compte leurs « caractéristiques culturelles » qui ne les incitent guère à l’abstraction ou aux savoirs théoriques. Adaptez le rythme et orientez les vers les tâches pratiques que requièrent leurs « aspirations professionnelles ».
On ne saurait illustrer mieux que par cet Article 67, comment l’autonomie pédagogique, sous prétexte de « libérer les initiatives », permet à un système déjà fortement inégal d’avancer encore plus loin sur la voie de la dualisation. Car là où règne l’inégalité, la liberté ne peut qu’engendrer l’injustice.
Pour justifier l’autonomie, Laurette Onkelinx aime utiliser l’image de la « flotille de bateaux », plus facile à manoeuvrer qu’un « lourd pétrolier ». Restons dans cette métaphore. Qu’est-ce qui empêchera les puissants yachts des nantis de quitter la flotille pour filer à grande vitesse sur les mers de l’expérimentation pédagogique? Et qu’est-ce qui empêchera les coquilles de noix et les vieux cargos, peuplés des esclaves de demain, d’être lâchés, de filer se réfugier dans les eaux peu profondes des méthodes pédagogiques traditionnelles et de balancer par-dessus bord ceux qu’ils désespèrent d’encore mener à bon port?
Certes le décret sur les missions de l’école fixe un certain nombre de « balises », de garde-fous, dirais-je, contre l’évolution duale. Mais, une fois de plus, ceux-ci trouvent précisément leur raison d’être en ce qu’ils permettent à la dérégulation de fonctionner!
Première balise, les fameux « socles de compétences » que l’on retrouve à tous les niveaux, ainsi que la diffusion (« à titre indicatif ») de « batteries d’épreuves d’évalutation étalonnées » (Articles 29 et 51). Ces dispositions sont en fait indispensables si on veut éviter qu’une différenciation trop anarchique entre les établissements ne conduise à une situation où l’élève ne pourrait, en pratique, plus changer d’école en cours de formation. Car cela réduirait évidemment à néant la flexibilité qui était justement le but recherché.
La deuxième balise, c’est (le rappel de) l’interdiction du minerval. Ou, plus exactement, la limitation de l’intervention financière des parents aux activités culturelles et sportives, au coût des déplacements liés à ces activités, aux photocopies et au prêt ou à l’achat de livres, au prêt ou à l’achat d’équipement personnel, au journal de classe, aux activités facultatives et aux abonnements facultatifs à des revues. On est bien loin de la gratuité! Une telle marge de manoeuvre suffit amplement pour produire une inégalité financière considérable entre les écoles et pour offrir toute latitude d’introduire malgré tout un minerval déguisé.
Et même dans le domaine des « balises », Mme Onkelinx a raté l’occasion de faire oeuvre un tant soi peu novatrice, en renonçant par exemple à l’interdiction de refuser un élève dans l’enseignement confessionnel ou aux possibilités de recours contre les exclusions dans ce même réseau d’enseignement.
5. Le décret qu’on aurait aimé lire
S’il fallait réécrire le décret sur les missions de l’école et si on cherchait sincèrement à le faire d’un point de vue progressiste et démocrate, on commencerait par s’interroger: quel est l’aspect de notre enseignement qu’il est le plus urgent de rectifier? La réponse est évidente: la sélection sociale. L’école continue en effet de «trier» les enfants sur base de leur origine sociale. Loin d’être un instrument d’émancipation sociale, elle reproduit et amplifie même probablement les inégalités de classe. Une enquête que Jean-Pierre Kerckhofs et moi-même avons pu mener récemment en province du Hainaut, nous a permis de mesurer l’ampleur de cette injustice .
Notre étude montre par exemple qu’après huit années d’école, un fils de médecin ou d’avocat a 78 chances sur 100 d’être parvenu en troisième année de l’enseignement général. Un enfant d’ouvrier non qualifié, par contre, n’a que 24 chances sur 100 d’être arrivé là. Un an plus tard, les probabilités d’être en quatrième année générale, tombent, respectivement, à 63% et 9%.
Chez les parents qui gagnent moins de 50.000 FB par mois, un enfant sur deux est, dès sa huitième année d’étude, orienté vers une section professionnelle ou technique; si les parents ont des revenus supérieurs à 150.000 francs, un enfant sur dix seulement a été réorienté. Toujours au même stade de la scolarité, on constate que si la mère n’a qu’un diplôme de niveau secondaire inférieur ou primaire, l’enfant a quarante chances sur cent d’avoir dû redoubler au moins une fois. Mais si elle a un diplôme universitaire, ce risque est réduit à cinq chances sur cent.
Certes, à l’Article 6 du présent décret il est question d’ «assurer à tous les jeunes des moyens égaux d’émancipation sociale» et à l’Article 11 on exige même des établissements qu’ils « prennent en compte les origines sociales et culturelles des élèves et veillent à assurer à chacun des chances égales ». Ces deux phrases ne pèsent malheureusement pas lourd dans un décret où, nous l’avons vu, tout conduit justement au renforcement de la sélection et de l’inégalité entre écoles.
Au contraire, un « décret-missions » réellement progressiste aurait été entièrement axé sur la résolution de cette injustice criante. Et il s’en donnerait les moyens:
- augmentation importante (entre 10 et 20%) des taux d’encadrement dans l’enseignement fondamental
- rétablissement, dans l’enseignement secondaire, des conditions d’encadrement et de financement telles qu’elles existaient en 1980
- programmation du passage à un enseignement de tronc commun jusqu’à l’âge de 16 ans
- fusion des différents réseaux en un seul réseau public, pluraliste et organisé sur une base démocratique, ceci afin de mettre fin aux concurrences entre écoles et de briser les tentations élitistes.
- financement de ces réformes (environ 40 milliards en base annuelle) par un impôt spécial prélevé sur les banques, les bénéfices des entreprises, les revenus mobiliers et les patrimoines des particuliers.
- pour conclure, notre décret pourrait enfin énoncer, de façon crédible, les moyens pédagogiques à mettre en oeuvre pour atteindre ses objectifs : les « activités de découverte », la « construction de concepts à partir de la pratique », l’utilisation des « technologies de l’information et de la communication comme outils de développement », l’ « évalutation formative », la « remédiation » et la « différenciation pédagogique », toutes propositions qui figurent aujourd’hui dans le décret de Mme Onkelinx mais qui, faute de moyens, sont autant de directives mortes-nées.
Tout cela est bien irréaliste dira-t-on. Oui, si l’on considère comme irréaliste, dans le système économico-social où nous vivons, de faire passer la formation des jeunes et le droit d’accéder à des savoirs porteurs de sens, avant les dogmes de la compétitivité et du profit. Mais alors, après la transformation des enfants en marchandises sexuelles, après la mise en faillite incompréhensible d’une usine moderne et de ses 2800 travailleurs, n’est-ce pas un argument de plus pour changer — d’urgence ! — ce système.