L’avis n°31 émis par le Groupe Central (GC) du Pacte pour un Enseignement d’Excellence comporte des orientations très précises concernant la gouvernance du système scolaire. Dans une conception utilitariste, l’école est vue comme une institution sclérosée, sur financée, qu’il faut moderniser à tout prix. En outre, elle doit être efficiente et doit privilégier l’autonomie et la responsabilisation de ses acteurs. Mais que se cache-t-il derrière ces mots ?
L’une des grandes qualités du Pacte, dans sa première phase tout du moins, a été de mettre en débat de nombreuses questions. Ainsi, il n’est plus tabou de déclarer que notre école est profondément inégalitaire. Il n’est plus tabou de déclarer que notre système scolaire reproduit, voire creuse, de profondes inégalités sociales.
Le constat est donc bien établi : l’école n’est pas efficace et doit être réformée. Nous partageons bien entendu ce constat. Cependant, nous sommes en désaccord profond avec certaines réformes proposées par le Pacte dans une vision purement utilitariste de notre école.
La gouvernance au centre des réformes
Tout au long du Pacte, la Fédération Wallonie-Bruxelles s’est appuyée sur l’expertise « offerte » par le bureau de consultance McKinsey. Ce dernier, comme nous l’avons montré dans un autre article2, semble orienter le pacte dans des réformes concernant essentiellement la gouvernance du système scolaire au détriment d’autres changements plus fondamentaux : un refinancement ou une réforme des structures.
Une nouvelle gouvernance adoptée en dehors du Pacte
Déjà détaillées dans l’avis n°2 rendu par le GC, les réformes de gouvernance se retrouvent dans l’avis n°3, faisant apparaître ces dernières comme émanant directement du processus participatif du Pacte. Or les grandes lignes de ce pilotage des écoles qui relève du New Public Management, comme nous tâcherons de le démontrer dans cet article, avaient déjà été ratifiées par le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles le 3 février 20163. Cette nouvelle politique de gouvernance a été noyée dans un décret « fourre-tout » et a suscité de nombreux débats au sein des commissions éducation.
Joëlle Milquet, à l’époque ministre de l’éducation, n’a donc pas attendu l’issue du processus participatif pour prendre des décisions d’envergure. Mais rien n’est surprenant car, dès le départ, elle avait précisé dans la présentation du Pacte que « Le Gouvernement pourra adopter, sans attendre la conclusion du Pacte, des notes et des projets de décret visant à implémenter les différentes mesures de la Déclaration de Politique Communautaire y compris celles liées aux propositions issues des groupes de travail du Pacte ou soumises à avis dans le processus du Pacte »4.
Cette introduction en force d’une nouvelle gouvernance est donc imposée à tous les acteurs de l’enseignement contrairement à ce qui avait été promis dans le processus du Pacte.
À quoi sert donc la concertation si tout est déjà signé et que la nouvelle gouvernance est déjà prévue pour la rentrée 2018 ? Une preuve de plus que le Pacte n’est qu’un écran de fumée pour faire passer des mesures sans aucune consultation.
L’autonomie scolaire
Cette nouvelle politique de gouvernance est-elle si neuve ? Non car, en réalité, la Belgique est à la traîne par rapport à ses voisins européens. En effet, voilà déjà plus de 20 ans que de nombreux pays ont entamé une réforme de leur système éducatif dans un nouveau contexte d’autonomie scolaire. L’école, vue comme trop sclérosée et trop centralisée, a été « modernisée » et les rapports entre chacun de ses acteurs ont été profondément revus.
Le Pacte suit donc un mouvement initié dans les années 90. Mais que recouvre cette autonomie scolaire ? Voici ce que propose le GC du Pacte.
Le pouvoir régulateur, la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), octroiera plus d’autonomie aux directions d’écoles. Celles-ci auront donc une liberté totale dans la gestion des ressources humaines, matérielles et financières. En contrepartie, elles devront respecter des objectifs chiffrés et rendre des comptes au pouvoir régulateur. En effet, chaque école devra établir un plan de pilotage sur 6 ans respectant les objectifs généraux définis par la FWB. Autour d’un « leadership5 » (la direction), l’équipe pédagogique devra, d’une part, établir des objectifs spécifiques à l’établissement et une stratégie pour les atteindre et, d’autre part, devra s’engager collectivement et individuellement à respecter tous les objectifs (généraux et spécifiques).
L’autonomie de moyens est donc indissociable d’une responsabilisation de chaque acteur de l’école qui se verra lié au pouvoir régulateur par un contrat d’objectifs avec une obligation de résultats. En outre, afin de mesurer les résultats obtenus, les élèves seront soumis à des évaluations tant internes qu’externes qui permettront à la FWB de s’assurer que les objectifs ont été atteints. Enfin, en cas de non-respect du contrat d’objectifs, des « délégués aux contrats d’objectifs6 » (DCO) auront tout pouvoir de sanctions. Celles-ci pourront aller d’une simple réactualisation des objectifs et du plan de pilotage à une procédure d’audit externe et, dans les cas extrêmes, à des « sanctions en termes de réduction, voire de suppression des moyens de fonctionnement et d’encadrement »7.
Une politique d’accountability
Cette « autonomie » scolaire assortie d’une responsabilisation de chaque acteur de l’école cache en fait un pilotage par les résultats. Ainsi, sous couvert d’une plus grande liberté de moyens pour les PO et les directions, ce modèle repose sur une défiance accrue à l’égard de l’autonomie professionnelle des enseignants et donc de leurs pratiques. Ces derniers sont en effet sommés de respecter des programmes standardisés, de poursuivre des objectifs et sont soumis à des évaluations incessantes, véritables outils de contrôle des résultats. Peut-on vraiment encore parler d’autonomie pour les enseignants ?
Une logique entrepreneuriale
À la suite de Christian Laval8, nous constatons que la réforme de l’école a pour modèle le monde de l’entreprise privée. Tout comme cette dernière, l’école doit être efficiente : elle doit être efficace tout en maîtrisant les coûts éducatifs. En fait, dans une logique managériale, l’État investit dans l’école et attend donc des retours sur investissement. Chaque établissement scolaire doit donc rendre des comptes à son pouvoir subsidiant qui s’assure que l’argent est investi à bon escient.
C’est le principe même de l’accountability9, concept défini, entre autres, par Patricia Broadfoot10. Cette politique déjà en œuvre depuis une vingtaine d’années dans les pays anglo-saxons se définit par deux étapes majeures : primo, la mesure des performances du système éducatif par rapport à des objectifs préalablement fixés et, secundo, l’instauration de systèmes de contrôles pour repérer tout écart entre les objectifs et les résultats. Voici donc ce qui nous attend dès 2018 !
Les dangers de l’accountability
L’évaluation est donc vue comme la panacée managériale pour contrôler et améliorer les systèmes éducatifs considérés dans un rapport qualité/prix sur la base d’une échelle standardisée (l’évaluation externe).
Cette nouvelle gouvernance qui relève du New Public Management a cependant montré ses limites dans les pays tels que les USA ou l’Angleterre où elle est déjà d’application depuis plus de 30 ans. En effet, soumis à un stress constant, les enseignants, par crainte de ne pas obtenir de bons résultats aux évaluations adoptent différents comportements de repli. Ainsi, certains ont tendance à entraîner leurs élèves tout au long de l’année pour qu’ils réussissent les évaluations (« Teaching for the test »). Dès lors, ces mêmes enseignants concentrent leurs apprentissages sur les compétences de base testées et sur des objectifs strictement cognitifs au détriment des différentes missions de l’école (socialisation, développement de la créativité, participation à la vie citoyenne, émancipation,…).
Cette politique d’accountability a aussi une incidence sur la perception que les enseignants peuvent avoir de leurs élèves. Ainsi, dans le meilleur des cas, les professeurs se concentrent sur certains élèves dits plus faibles (au détriment des autres) et, dans le pire des cas, des élèves perçus comme trop faibles peuvent être exclus de l’école car ils peuvent compromettre la réalisation des objectifs attendus.
En Angleterre, où cette politique est prônée depuis la fin des années 90, les résultats des évaluations nationales sont publiés, ce qui, bien évidemment, a renforcé la situation de marché scolaire, creusant encore plus le fossé entre les « bonnes » et les « mauvaises » écoles.
Enfin, ce pilotage par les résultats a entraîné chez de nombreux enseignants une perception négative du métier. Ainsi, en Caroline du Nord, comme le rapporte Nathalie Mons11, 84 % des enseignants considèrent que leur métier est devenu plus stressant suite à cette politique de pilotage par les résultats.
Le New Public Management au service de l’école
Ces propositions de « nouvelle » gouvernance apparaissent comme idéales pour, entend-on, moderniser l’école. En réalité, tout comme l’exposait magnifiquement Christian Laval12, la même logique se retrouve dans tous les secteurs : santé, police, justice, secteurs sociaux,… « Partout les mêmes recettes du « management de la performance » sont appliquées : objectifs quantifiés individualisés et contractualisés avec le niveau hiérarchique supérieur, évaluation, récompenses, pilotage par la demande, autonomie de gestion, concurrence, transformation des usagers en « clients ». Le New Public Management nivelle les métiers du secteur public en les alignant sur la gestion de l’entreprise privée, […] imposant la nouvelle langue de la modernisation ».
Le Pacte d’excellence n’a donc rien inventé et est un prétexte pour mettre au pas l’enseignement et les enseignants. Cependant, ce type de management, à défaut d’accroître l’efficacité des travailleurs a, comme l’a analysé, entre autres, Vincent de Gaulejac13, sociologue clinicien, des effets psychiques négatifs : accroissement de la pression et accroissement du stress des salariés. De plus, ce management détruit les collectifs, ruine le sens du travail et introduit la culpabilité.
L’école mérite une réforme en profondeur mais elle doit rester un service public au service des personnes et non au service de l’économie, des entreprises. Cette politique d’autonomie et de responsabilisation est un outil néo-libéral qui permettra essentiellement de contrôler, déréguler, flexibiliser l’école qui est sommée de s’adapter aux demandes du privé afin de former des travailleurs formés aux logiques entrepreneuriales : autonomie, mobilité, esprit d’entreprendre, flexibilité…
Les valeurs charriées par cette nouvelle gouvernance sont à l’extrême opposé de ce que l’Aped prône pour l’école. « C’est là que se situent les grands terrains de combat actuels dans le champ éducatif : combattre l’instrumentalisation de l’école au service de la productivité économique (et ses corollaires : flexibilité et dualisation), promouvoir au contraire l’accès à des savoirs de haut niveau, dans une école publique et commune pour tous, obtenir un meilleur financement de l’enseignement,… Ce sont ces luttes concrètes-là qui feront réellement avancer vers l’école démocratique et émancipatrice »14.
1 L’avis n°3, avis final du pacte, est en ligne sur le site www.pactedexcellence.be depuis le 2 décembre 2016.
2 Cécile Gorré, « McKinsey phagocyte le Pacte pour un enseignement d’excellence ».
3 Articles 69 et 70 du décret dit « fourre-tout », décret 195 (2015-2016), n°6, 3 février 2016.
4 Pacte pour un Enseignement d’Excellence, p.43.
5 Terme employé par le Groupe Central du Pacte.
6 Ces délégués aux contrats d’objectifs seront en réalité des inspecteurs requalifiés.
7 Groupe Central, Orientations relatives aux objectifs du Pacte, Avis n°2, 3 mai 2016, p.15.
8 Christian Laval, L’école n’est pas une entreprise, éd. La Découverte, 2010, p.204.
9 Ce terme peut être traduit par « l’obligation de rendre des comptes ».
10 Patricia Broadfoot, Un nouveau mode de régulation dans un système centralisé : l’état évaluateur, 2000.
11 Nathalie Mons, Les effets théoriques et réels de l’évaluation standardisée, Eurydice, 2009, p.30.
12 Christian Laval, Francis Vergne, La nouvelle école capitaliste, La découverte, 2012, p.19.
13 Vincent de Gaujalac, Travail, les raisons de la colère , Paris, Le Seuil, coll. « Économie humaine », 2011.
14 Nico Hirtt, Jean-Pierre Kerckofs, Philippe Schmetz, Qu’as-tu appris à l’école ?, éditions Aden, 2015.