L’Aped n’a pas caché sa déception quant au contenu du « Pacte pour un enseignement d’excellence ». Mais nous ne rejoignons pas pour autant toutes les critiques formulées à l’encontre dudit Pacte. Ainsi, une pétition circule actuellement qui rejette toute idée de prolongation du tronc commun, qui conduirait nécessairement à du nivellement. Les auteurs de cette pétition craignent aussi que le Pacte ne soit… trop coûteux !
Il était une fois l’école, ce lieu commun au carrefour des âges. Chacun y entre enfant et en ressort adulte. Mais tous n’y recevront pas les mêmes apprentissages, les mêmes clés pour comprendre le monde, les mêmes chances de construire l’humanité. Au cours de l’histoire, rares ont été les fulgurances où l’instruction s’opposa à la discrimination. Quand « l’ignorance, c’est la force » [1], pourquoi s’étonner du détournement des étymologies ?
Rappelons une évidence, faire la classe est un geste politique. D’abord parce que l’éducation engage des structures, des contenus, des acteurs,… intégrés au cadre décisionnel administrant la société, la démocratie parlementaire par exemple. Ensuite parce que ce geste trahit la position de l’intervenant au sein de sa communauté et des rapports de force qui mettent cette dernière en mouvement. Le « pacte pour un enseignement d’excellence » n’échappe pas à la règle. Un budget lui a été alloué, des partenaires ont été désignés, des finalités établies, un management plébiscité, … grâce à un « soutien en termes d’aide à la décision de la part d’un consultant qui, en plus, a de l’expertise dans d’autres pays sur le monde de l’éducation » [2] : McKinsey. En d’autres mots, l’avenir de l’école se situe dans un « partenariat public-privé », dans une association « win-win », dans une recherche d’ « équité-efficacité-efficience » [3]. Le pacte est bien parsemé d’idéaux humanistes, mais ces archétypes possèdent autant de substance que des ombres dansant au fond d’une cave.
Une partie de l’opinion semble craindre une réforme infinançable. En atteste, cette pétition prétendant dire non au pacte car il « nécessitera des moyens financiers non négligeables. Or, nous vivons une période de crise économique, tous les budgets sont rabotés et nous doutons fort que ceux de la Fédération Wallonie-Bruxelles puissent être revus à la hausse. » [4] Que le collectif à l’origine de cette démarche se rassure, le privé mettra la main au portefeuille et prendra en charge la majorité des frais. Sans contrepartie ? Quelle idée ! D’après Marie-Martine Schyns : « il ne faut pas voir le mal partout où il est. » [5]
Une autre inquiétude formulée par ces pétitionnaires concerne le tronc commun. « Adopter le tronc commun reviendrait à postuler que tous les élèves sont semblables, égaux en capacités et qu’ils atteignent tous les mêmes compétences au même âge. Ceci ne correspond pas à la réalité que nous constatons chaque jour sur le terrain… Les élèves ne pourraient plus s’orienter vers une filière qualifiante ou générale avant 15 ans. Ne pas permettre une orientation différenciée avant 15 ans, c’est nier qu’il existe plusieurs manières d’apprendre, plusieurs parcours possibles, plusieurs passions possibles. Pour beaucoup d’adolescents, le report de l’orientation risque de provoquer la démotivation et la frustration aussi bien des manuels que des intellectuels. » [6] Ici aussi, le collectif des quinze peut être rassuré : le pacte prévoit un mécanisme de « médiation, consolidation, dépassement » [7]. Il sera toujours possible de trier les élèves et d’orienter leurs parcours en fonction de leurs « capacités ». Quel dommage pour tout ceux qui rêvent d’une école où nos enfants grandiraient ensemble, dépasseraient leurs difficultés avec solidarité, ouvriraient de nouvelles portes les uns pour les autres. Quel gâchis quand Pisa met en lumière, année après année, le même constat : « Certaines politiques visant à regrouper les élèves selon leur potentiel académique, leurs intérêts ou leur comportement, telles que le redoublement ou le transfert des élèves vers d’autres établissements, peuvent être coûteuses pour les systèmes d’éducation, tout en n’étant généralement pas associées à une amélioration de la performance des élèves ou à un renforcement de l’égalité des chances dans l’apprentissage » [8]. En outre, rappelons que la séparation entre « manuels » et « intellectuels » est une construction historique moulant le système scolaire sur l’apartheid protégeant l’élite des milieux populaires. « Dans leur Philosophie de l’éducation, Louis Morin et Louis Brunet écrivent fort justement que s’il faut distinguer les formations intellectuelles qui relèvent de l’intelligence pratique et celles qui relèvent de l’intelligence théorique, ce n’est pas au sens où il faut distinguer deux intelligences, deux puissances différentes chez l’être humain, mais au sens d’une distinction entre deux manières fondamentalement différentes dont la même puissance, l’intelligence, exerce son activité [9]… Ceux qui prennent prétexte des différences (de niveau ou de type) d’intelligences pour justifier la division précoce des élèves en filières générales et professionnelles, en théoriques et pratiques, en faibles et forts… cherchent, au mieux, à éviter de devoir résoudre le réel et difficile problème de l’inégalité sociale des performances scolaires ; au pire, ils cherchent à justifier cette ségrégation sociale au nom de prétendues capacités naturelles. » [10]
Le pacte et son tronc commun ouvrent un débat sur le modèle de société auquel nous désirons prendre part. Un petit détour par les ouvrages de Noam Chomsky permet de mieux cerner le cadre proposé. En analysant les médias américains depuis leurs origines, ce dernier constate que les groupes de presse limitent le spectre des opinions tolérables car ils répondent à une logique commerciale. Leur « core business » consiste à vendre des lecteurs à des annonceurs. « Il existe un système complexe de filtres dans les médias et dans le système éducatif qui finit par assurer que les perspectives dissidentes sont éliminées, ou marginalisées d’une façon ou d’une autre. Et le résultat final est en réalité très semblable : ce que l’on appelle des opinions de gauche ou de droite dans les médias représente seulement les limites du spectre de débat qui reflète la gamme des besoins des pouvoirs privés, mais il n’y a essentiellement rien au-delà de ces positions acceptables. » [11] Transposons cette observation à l’école de demain, celle du « pacte pour un enseignement d’excellence ». Le marché scolaire n’évaluera plus nos établissements en fonction du nombre d’enfants qui y entre comme aujourd’hui, mais selon la rentabilité de ces établissements, c’est-à-dire selon le nombre d’élèves employables qui en sortent. En d’autres termes, les réseaux vont vendre des travailleurs à des entrepreneurs, donc à des sociétés commerciales. Et l’Université alors ? Elle sera en concurrence avec des établissements privés et n’aura d’autre choix que partager les normes fixées par la chaine de production du savoir. Le « modèle de propagande » [12] fonctionnera à plein régime, McKinsey agrandira ses bureaux de l’ULB, apprendre deviendra aussi lucratif que surfer.
Face à ce processus, une question se dessine : À quand l’école commune ? À quand une instruction publique émancipatrice, permettant à chaque enfant de grandir loin des déterminismes socio-économiques ? À quand un enseignement polytechnique faisant de l’Électricité un accès à la Science, de la Coiffure une porte vers l’Histoire, de la Photographie une ouverture à la Communication ?
[1] George Orwell, 1984, 1948, La Bibliothèque électronique du Québec, p.12.
[2] Citation de Marie-Martine Schyns dans l’émission Vox Pop, McKinsey sur les bancs de l’école, 2017, Arte, http://tinyurl.com/hwlhf2f
[3] McKinsey & Company, Rapport à la Vice-Présidente, Ministre de l’Education, de la Culture et de l’Enfance, 2015, FWB, http://www.pactedexcellence.be/wp-content/uploads/2015/01/Rapport-final-FWB.pdf
[4] Le collectif des quinze, Non au tronc commun du Pacte d’Excellence, 2016, change.org, https://www.change. org /p/madame-la-ministre-marie-martine-schyns-non-au-tronc-commun-du-pacte-d-excellence?source_location=minibar
[5] Vox Pop, op.cit.
[6] Le collectif des quinze, op.cit.
[7] Groupe central, Synthèse du projet d’Avis N° 3, 2016, FWB, http://www.pactedexcellence.be/wp-content/uploads/2015/08/Groupe-central-du-Pacte_-synthese_Projet-dAvis-N-3-WEB.pdf
[8] OCDE, PISA à la loupe 6, 2011, OCDE, https://www.oecd.org/pisa/pisaproducts/pisainfocus/48391795.pdf
[9] Morin et Brunet, Philosophie de L’éducation, 2000, dans Nico Hirtt, Réconcilier la théorie et la pratique, 2014, l’école démocratique, p.8.
[10] Nico Hirtt, ibid.
[11] Noam Chomsky, Comprendre le pouvoir, 2005, Aden, p.35.
[12] Ibid., p.39.