La presse unanime a loué le courage de la ministre de l’Éducation, Joëlle Milquet : mise en examen sous le soupçon d’avoir utilisé des heures de travail de membres de son cabinet à des fins électorales, elle a immédiatement démissionné. Il se trouve que cette démission survient au moment précis où l’UNICEF publie son rapport sur « l’Équité entre les entants », d’où il ressort, une fois de plus, que notre pays est, avec Israël et la France, le champion du monde des inégalités sociales dans l’éducation. Et il me vient donc à penser que le véritable courage d’un ministres de l’Éducation devrait consister à s’en prendre efficacement à la catastrophe scolaire belge plutôt que d’abandonner cette mission difficile sous le premier prétexte venu.
Durant les 37 années où j’ai travaillé comme professeur, j’ai vu défiler 20 ministres différents pour le seul enseignement francophone. Des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux. Des sociaux-chrétiens, des libéraux, des socialistes et un écologiste. De grosses pointures tels Humblet, Busquin, Di Rupo ou Hazette et d’illustres inconnus comme Bertouille, Ylieff, Dupont ou Schyns. Certains ont laissé de leur passage un souvenir ou une marque indélébile : Tromont a coupé les vivres à l’enseignement rénové, Damseaux l’a liquidé pour de bon, Ylieff a pleuré sur son sort de ministre désargenté après la communautarisation, Di Rupo a juste eu le temps de traiter les profs de profiteurs et de fainéants avant de s’en aller privatiser les services publics, Onkelinkx a supprimé 3000 emplois et démontré la capacité de résistance de la social-démocratie face aux mouvements sociaux, Hazette nous a gratifié de l’approche par compétences et Nollet a promis un refinancement qui n’est jamais venu.
Quand vint Marie Arena, en 2004, les premiers rapports PISA avaient déjà dévoilé aux publics avertis que, dans notre plat pays, les écarts de performances entre enfants de riches et enfants de pauvres étaient nettement plus élevés que partout ailleurs. La nouvelle ministre eut le courage de lancer pour la première fois une vaste réflexion sur ce qu’il fallait changer dans notre enseignement. Elle se disait disposée à tout mettre à plat : les programmes, les filières, le tronc commun, la place du qualifiant et même le marché scolaire. On lui reconnaîtra le courage d’avoir été la première à oser s’attaquer aux politiques d’inscription scolaire, brisant un tabou séculaire. Et elle le paya cher : quand les parents de la bourgeoisie furent contraints de faire la file devant les écoles, comme de vulgaires chômeurs aux bureaux de pointage, le lynchage médiatique se déclencha. Lâchée par la présidence du PS, elle succomba au scandale d’une douche un peu coûteuse qui signifia la fin de sa carrière ministérielle.
Son successeur, Christian Dupont, tint juste deux ans, le temps de démontrer que les riches aiment encore moins voir leur privilèges faire l’objet d’un tirage au sort que de devoir faire la queue dans le froid.
Reconnaissons à Marie-Dominique Simonet d’avoir poursuivi le travail d’Arena et de Dupont sur les inscriptions en 1ère secondaire, d’y avoir introduit un soupçon de mixité sociale et de l’avoir défendu contre les alliés traditionnels de son parti : le SEGEC, l’UFAPEC et leurs écoles catholiques élitistes.
Enfin ce fut le tour de Joëlle Milquet et de son grand Pacte. Je pense qu’elle y a vraiment cru. Elle imaginait sans doute sincèrement que sa volonté et son style « bulldozer » suffiraient à faire tomber les obstacles à une « refondation » de l’enseignement. Nous avons été reçus par la ministre. Nous lui avons dit qu’il fallait renforcer la formation générale et lui donner une dimension polytechnique, assurer les moyens matériels et pédagogiques de la réussite pour tous, faire de l’école un vrai lieu de vie, agréable et émancipateur, la rendre vraiment commune en éliminant le marché scolaire, les réseaux, et les filières précoces. Elle nous a répondu : oui, oui, je suis d’accord avec tout ça. Mais au lieu de trancher dans ce sens, elle s’est lancée dans une tentative de mettre tout le monde d’accord. Inévitablement, son Pacte a débouché sur un document truffé de contradictions, expression de conceptions profondément antagoniques sur l’École. On ne m’enlèvera d’ailleurs pas de l’idée que l’enlisement inévitable de ce grand projet explique davantage la démission de la ministre que ses soucis avec la justice.
Le véritable courage que l’on attend d’un ministre n’est pas de rassembler toutes les opinions et de tenter, vainement, de les concilier. Mais de prendre position, de trancher. Au moins sait-on ce que l’on soutient ou contre quoi l’on se bat.
Reconnaissons toutefois que la tâche n’est guère aisée. Alors que le problème de l’école inégale est national — PISA pointe aussi bien l’iniquité de l’enseignement Flamand que de l’enseignement francophone — et nécessiterait probablement une révision constitutionnelle, nous avons un ministre régional flamand et un ministre communautaire francophone, plus un ministre Wallon pour l’enseignement supérieur (en ce compris la formation des maîtres) ! Qui plus est, ces ministres ne décident à peu près de rien d’essentiel puisque le budget de l’éducation — le nerf de la guerre — est déterminé pour l’essentiel par une loi de financement fédérale. Quant au pouvoir des ministres, il est miné par les prérogatives octroyées aux réseaux. On se souvient du tollé dans l’enseignement catholique quand Joelle Milquet a voulu y imposer un processus d’accompagnement des écoles en difficulté.
Bienvenue en Belgique, berceau du surréalisme!