Après de nombreuses et riches rencontres, le mouvement « Une tout autre école » (TAE), subdivision du mouvement citoyen « tout autre chose » (TAC), est en train de finaliser un Manifeste sur l’école (à lire ici). L’Aped, qui est partie prenante de TAE et TAC depuis leur naissance, a participé à plusieurs de ces débats. Et il se trouve que nous avons d’importantes divergences avec le projet de Manifeste. Suffisamment essentielles à nos yeux pour qu’elles justifient un débat public.
Dès la mise en route du mouvement TAE, l’Aped s’est réjouie car nous pensons aussi qu’il faut une tout autre Ecole. Lorsqu’il fut question d’un Manifeste soumis à signature, nous avons également applaudi des deux mains car nous croyons nécessaire d’unir nos forces sur une base claire. Et les premières ébauches de texte nous paraissaient prometteuses. Hélas, la version complète , certes encore provisoire, nous oblige à déchanter.
Bien sûr, tout est loin d’être mauvais dans ce texte. Il y a même du très bon. Ainsi, la volonté de contrer le discours dominant, de s’opposer à ceux qui critiquent l’Ecole actuelle sur une base néo-libérale est salvatrice. De même, la volonté de nous unir malgré nos différences correspond à un besoin. L’identification des trois « courants » – ceux qui luttent contre les inégalités ou contre le formatage ou pour une adaptation des contenus aux défis actuels – nous semble tout à fait correcte. Même si certains peuvent évidemment se retrouver à plusieurs endroits. Il faut en effet viser une alliance entre ces trois courants, c’est-à-dire entre ceux qui critiquent l’Ecole sur une base progressiste. De gauche diront certains (mais peut-être est-ce un pas trop loin pour d’autres ?).
Nous n’avons évidemment pas de problème lorsqu’il s’agit de « nous détourner d’un horizon sans lendemain ».
Fort logiquement, il est plus difficile de se mettre d’accord sur le souhaitable. Il n’est donc pas étonnant que des divergences puissent apparaitre lorsqu’il s’agit de « tendre vers un horizon désirable ». C’est pourquoi nous sommes d’accord avec l’assertion « il est à ce stade prématuré de vouloir décrire de manière détaillée cet horizon : c’est en nous mettant en marche vers lui, en discutant et expérimentant des pistes concrètes qu’il prendra des contours plus précis ». Dans ces conditions, il devrait en effet être envisageable de trouver des dénominateurs communs. Nous avons pourtant la désagréable impression en lisant ce texte que certains tiennent absolument à leurs « vaches sacrées ». Et certaines d’entre elles ne broutent pas une herbe qui nous convient.
Quelles sont donc les questions qui fâchent ?
1° A chaque fois qu’il est question de philosophie, on y associe la spiritualité. Or, la philosophie englobe les différents courants de pensée, les débats et contradictions entre eux. La spiritualité ne correspond qu’à une classe de réponses que certains apportent aux questions de sens. Une parmi d’autres. Pourquoi devrait-elle être privilégiée ? Espère-t-on sincèrement unir la gauche ou pour le moins les progressistes avec des phrases telles que : « l’idée est de partir des questions qui font débat dans la société en mobilisant les réponses disponibles dans diverses traditions philosophiques et spirituelles » ?
2° Les motivations évoquées pour justifier les cours de sciences nous paraissent tronquées. Certes, il s’agit d’interpréter le Monde. Mais les sciences sont aussi un outil de citoyenneté. Comment participer au débat sur la prolongation ou non des centrales nucléaires si on ne sait pas comment fonctionne un réacteur ?, ce qu’est un déchet nucléaire ?, les dangers de la radioactivité ? Comment prendre position sur les OGM si on ne comprend pas ce qu’est un gène ? De même, un certain relativisme transpire des considérations sur les sciences. Or, si les connaissances ont été établies dans un contexte donné, il est faux de laisser entendre que leur validité dépendrait forcément de ce contexte. La science est une des plus grandes conquêtes de l’esprit humain. C’est à partir d’elle que la lutte contre l’obscurantisme et le charlatanisme peuvent être menés. Certes, les dominants de ce monde s’en emparent à des fins très peu reluisantes. C’est précisément la raison pour laquelle il ne faut pas la laisser dans leurs seules mains !
3° Plus globalement, des pans entiers de savoirs et compétences utiles pour appréhender le Monde dans toute sa complexité et toutes ses dimensions semblent avoir été oubliés ou sont à peine esquissés. Quid de l’Histoire ? De l’Economie ? De la géographie ? Des technologies ?
4° Nous ne pouvons pas davantage suivre la critique des langages formels comme les mathématiques. Celles-ci sont une école de rigueur et de rationalité. Elles permettent également d’apprendre à interpréter des graphiques, à comprendre le sens des statistiques. Tout ça est loin d’être secondaire dans une approche citoyenne.
5° La volonté de mettre une sourdine à certaines matières s’explique à notre avis par deux raisons. La première, c’est qu’on constate de grands absents dans l’enseignement actuel. Si on veut les y intégrer, il faudra bien que ce soit au détriment d’autres semble-t-on penser en substance. C’est à notre avis erroné. Pour nous, le temps scolaire doit être repensé à la hausse. Il n’a cessé de diminuer ces dernières décennies. Les jeunes devraient passer beaucoup plus de temps à l’école. Certes pas seulement pour y suivre des cours (concept d’école ouverte). Mais les ambitions cognitives doivent être élevées. Nous ne pouvons par exemple pas rejoindre l’idée que « la solution ne consiste pas à alourdir le programme ». Les programmes ont été très fortement allégés avec l’approche par compétences. Avec pour conséquence la possibilité de « charger la barque » par exemple sous la pression de parents poussant à l’élitisme. Et au contraire celle de limiter les contenus à la portion congrue avec des jeunes de milieux populaires parce qu’ils éprouvent des difficultés. C’est pour nous inacceptable. La deuxième raison est à notre sens pire encore. On constate que beaucoup de jeunes éprouvent des difficultés avec certaines matières. On décrète alors qu’elles ne seraient pas importantes. Avec pour conséquence de laisser des pans entiers de savoirs fondamentaux dans les mains de la seule élite socio-économique ! En réalité, il s’agit d’un mépris pour les jeunes des classes populaires. Au lieu de se battre pour des conditions d’enseignement qui tiennent compte de tout ce qui rend leur apprentissage plus difficile, on suppose implicitement qu’ils ne sont pas capables d’atteindre des niveaux élevés dans certaines branches. Ce qui est tout à fait faux comme on peut le voir dans les systèmes éducatifs plus égalitaires.
6° Nous ne pouvons en aucun cas accepter l’idée de « programmes minimums » à partir desquels, en quelque sorte, tout serait possible. Dans une telle situation, les parents de milieux aisés trouveront toujours, dans et en dehors de l’école, de quoi armer leur progéniture des savoirs et compétences leur permettant de prendre leur place parmi l’élite. Pour les autres, ce sera plutôt le service minimum. Donc l’ignorance. Donc la soumission. Pour nous, il faut au contraire des programmes clairs, cohérents et ambitieux. Ils doivent être imposés par les pouvoirs publics. Les choix seront-ils toujours idéaux ? Certainement pas. Mais au moins permettront-ils des débats de fond sur les savoirs citoyens.
7° Dans le même ordre d’idée, la conception de l’enseignant comme une sorte de coach, qui somme toute n’en sait pas beaucoup plus que ses élèves nous parait tout aussi inacceptable. Oui il y a ou il devrait en tout cas y avoir un fossé (de connaissances s’entend) entre enseignant et enseignés. Oui le prof « sait » et les élèves « ne savent pas » (encore). Laisser croire le contraire est de l’hypocrisie pédagogique. Les jeunes ont besoin d’enseignants qui maîtrisent parfaitement leur sujet. Qui sont capables de leur faire découvrir les pièges à éviter, les contradictions, les origines des savoirs. Bref, qui peuvent permettre à leurs élèves de (re)faire le cheminement nécessaire pour ancrer les connaissances et les compétences. Espérer que ceux-ci vont le refaire spontanément quand ce processus a parfois pris plusieurs siècles, relève au mieux de la naïveté coupable. Sur la question de la formation des enseignants, nous pouvons nous retrouver sur les principes proposés en ce qui concerne les aspects pédagogiques. Mais il ne faudrait pas perdre de vue qu’un enseignant doit aussi être spécialiste de la (ou des) branches qu’il est chargé d’enseigner.
8° Si nous nous retrouvons évidemment dans l’objectif de favoriser des classes hétérogènes, nous ne pouvons admettre l’idée qu’il faille – préalablement – convaincre une majorité de parents et d’enseignants. Pourquoi ne pas mettre en place un nouveau « décret inscriptions » qui organise le principe d’une place pour chaque élève ? Les propositions se faisant avec l’objectif concret et avoué de favoriser la mixité sociale. Lorsque le gouvernement fait voter l’allongement des carrières, il n’y a pas une majorité de convaincus. Ca ne signifie évidemment pas qu’il ne faut pas mener un travail de conviction par ailleurs
9° Autant nous pouvons accepter que la question des structures ne soit pas traitée en long et en large (par exemple parce que nous ne serions pas d’accords sur la meilleure réforme). Autant il est exclu pour nous de cautionner la phrase : « nous croyons que là n’est pas la priorité si l’on veut transformer radicalement l’Ecole ». Nous pensons exactement le contraire !
10° Enfin, si nous pouvons nous retrouver dans l’essentiel du programme de « mise en marche », nous ne pouvons pas acquiescer à la position idéaliste consistant à affirmer qu’un changement de mentalité devrait précéder tout décret. Ces changements ne se produisent pas par miracle. L’Histoire montre que c’est souvent dans les luttes concrètes que les mentalités changent. Par exemple dans les luttes pour des lois jugées nécessaires.
Nous avons estimé qu’il était de notre devoir de mettre ces divergences sur la table. Il ne s’agit pas de points secondaires, mais d’éléments qui sont au coeur de ce que nous considérons comme un projet éducatif progressiste. Nous voulons changer l’école pour que les enfants du peuple accèdent aux savoirs, pas pour les en priver encore plus qu’aujourd’hui. Nous espérons qu’il est encore temps de débattre de ceci, afin d’éviter des désillusions et des déchirements ultérieurs.