Trois affaires récentes dénotent d’un sale temps pour les résistants à l’ordre capitaliste, qui montre de plus en plus son visage totalitaire : en France, justice de classe pour huit salariés de Good Year, qui prennent neuf mois de prison ferme – une première – pour avoir séquestré un dirigeant pendant une journée ; l’expulsion des paysans de la ZAD de Notre-Dame des Landes pour que puissent commencer les travaux du futur aéroport ; chez nous, Le Soir du 13 janvier 2016 titre « Les enseignants sont-ils trop protégés par leur statut ? » (pp. 20 & 21).
Remarquons encore une fois la duplicité des médias, car poser la question revient à y répondre. Même si « les avis divergent », le ton de l’article va dans le (bon) sens poujadiste : les profs sont des privilégiés, c’est inacceptable, il faut que ça change ! Et les auteurs de l’article de citer quelques exemples éloquents, comme un « droit de regard compliqué sur la matière donnée ». L’obsession de contrôle va maintenant jusqu’aux contenus des cours, qui devront bientôt être déposés sur une plate-forme en ligne. Dans une dissociété libérale, la confiance est exclue. Tout sociétaire est supposé être un resquilleur, un tricheur, un manipulateur ou un menteur. Les profs ne font pas exception. Il s’agit dès lors de consolider l’arsenal administratif et juridique.
Les directeurs réclament un renforcement de leur leadership… comme dans le secteur privé. On ne peut voir cela que comme une nouvelle étape dans la marchandisation, et même la privatisation de l’École. Liquider les dernières traces de l’ancien monde, c’est le boulot des politiques vendus au Marché et de leurs affidés présents dans l’encadrement de la fonction publique. Quand les journalistes évoquent la « résistance au changement » chez les enseignants, de quel changement parle-t-on ? Celui que l’on constate maintenant depuis plus de trente ans : toujours plus de libéralisation, de flexibilité, d’évaluation, de prolétarisation, de précarisation, la destruction des cultures de métier et la dégradation des conditions de travail. Alors, oui, nous résistons à ce changement-là ! Le leadership pédagogique réclamé par les directions s’inscrit dans la tendance actuelle, initiée dans les années 1980, consistant à se demander « comment enseigner, par quelles techniques communiquer un savoir ?, plutôt que : que faut-il enseigner ?, dans quel but faut-il transmettre un savoir ? »* Les directeurs, ainsi qu’Etienne Michel (Segec), n’hésitent plus à parler, dans le rapport de la Fondation Roi Baudouin, de « ressources humaines » à propos des enseignants, comme dans la novlangue managériale. Une ancienne directrice d’établissement que j’ai connue parlait publiquement de ses « collaborateurs » pour désigner les enseignants.
Nous ne sommes pas des ressources humaines ni des collaborateurs, nous sommes des professeurs libres !
Pas gênés, les directeurs demandent également de pouvoir « sélectionner et renvoyer les enseignants ». Bref, ceux-ci, déjà pris entre plusieurs marteaux et enclumes (le ministère, l’inspection, la direction, les parents, les élèves eux-mêmes et bientôt les tribunaux), ont du souci à se faire. Pourtant, répétons-le, à l’école, sans eux, rien ne se ferait. Ils sont la sève des établissements, les principaux acteurs des apprentissages et de l’éducation. Les syndicats, par les voix de Pascal Chardomme (CGSP-enseignement) et d’Eugène Ernst (CSC) semblent se mobiliser contre cette offensive et remettent quelque peu les pendules à l’heure. Joëlle Milquet, à travers son pacte d’excellence, veut elle aussi « améliorer la sélection des professeurs ». Des profs sélectionnés en fonction de quel critère ? Pour peu, ça nous rappellerait Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Le monde orwellien n’est pas loin non plus avec une Big Sister qui n’acceptera aucune dissidence. La solution douce consiste à attendre que la « vieille génération des aigris » parte à la retraite (pour ceux qui auront encore la chance d’en profiter). Pour les autres, dégoûtés, il restera à partir tout court.
* Clotilde Leguil-Badal in Jacques-Alain Miller (dir.), L’anti-livre noir de la psychanalyse, éd. du Seuil, 2006, p. 261.