Grande première en ce mois de juin 2015 : l’épreuve externe commune de français au terme de la dernière année de l’enseignement secondaire, pour l’obtention du fameux CESS, était obligatoire dans tous les établissements en Fédération Wallonie-Bruxelles. Professeur de français dans une 7ème professionnelle organisée en alternance (CEFA), l’épreuve m’inspire les quelques réflexions suivantes…
Les élèves découvrent en même temps que le professeur un portefeuille de trois documents portant sur les raisons du succès actuel des séries télé. Ils disposeront de l’équivalent de trois périodes de 50 minutes pour, d’une part, répondre à des questions de compréhension – dont la résolution est censée leur permettre de s’approprier le contenu des textes – et, d’autre part, rédiger une synthèse répondant à la question : pourquoi les séries télé sont-elles tant appréciées ?
Des critères plutôt légitimes
Les critères d’évaluation nous semblent légitimes. C’est en effet à ce niveau de compréhension, de pensée et d’écriture que tout jeune sortant du secondaire doit arriver pour devenir un citoyen à part entière, capable de comprendre le monde et de participer à sa transformation. Utiliser les différentes stratégies de lecture (intégrale, globale, analytique, sélective), sélectionner dans les textes les informations pertinentes à la question posée, rester fidèle à sa source, découvrir les informations implicites (inférer), reformuler les informations de manière concise, organiser les idées de façon structurée, faire des liens entre les différents documents, segmenter correctement son texte en paragraphes, utiliser les anaphores, respecter les normes de la langue française (synthaxe, ponctuation, conjugaison, lexique précis, orthographe…)
Des années-lumière
Ce qui saute aux yeux, c’est évidemment l’écart abyssal entre le contenu du portefeuille, trois textes d’un niveau assez soutenu, s’appuyant surtout sur les ressorts psychiques et phénoménologiques du succès des séries, et le niveau d’intérêt et de compréhension des élèves issus de la filère professionnelle. La synthèse écrite demandée exigerait des savoirs et des savoir-faire à des années-lumière de ce que l’on parvient à faire dans nos classes. Un exemple : on demande aux élèves de reformuler des informations alors qu’ils ont la plupart du temps été habitués au copier-coller des “lectures silencieuses” et aux interros et examens de restitution.
La charrue avant les boeufs
Une fois de plus, la FWB fournit le thermomètre, à peu près le même pour tous… sans avoir rien mis en place pour faire accéder tous les jeunes sortant du secondaire au niveau requis (et légitime, soulignons-le). L’enseignement fondamental reste sous-financé, les classes y sont toujours aussi pléthoriques, les jeunes sont toujours sélectionnés précocement dans des filières hiérarchisées, la ségrégation continue de concentrer les difficultés dans des classes ghetto où il est souvent tout bonnement impossible de donner cours, les conditions réelles de travail dans bon nombre d’écoles et de sections restent misérables, l’extension des stages en entreprise au 3e degré qualifiant déconnecte de plus en plus d’élèves du travail scolaire, la formation initiale et continuée des enseignants attend depuis des lustres une réforme indispensable, etc.
Et pourtant, ça passe…
Le plus surprenant est alors de voir la majorité des élèves “réussir” l’épreuve. Si nous mettons le terme “réussir” entre guillemets, c’est bien pour distinguer une “réussite” chiffrée (performance atteignant 50% des points mis en jeu) d’une réussite réelle, celle qui sanctionnerait des savoirs et des savoir-faire de haut niveau. Par quel tour de passe-passe la “réussite” devient-elle possible ? L’enseignant surveillant l’épreuve de ses propres élèves peut les aider en reformulant les questions, en les clarifiant; le temps de passation prévu peut être élastique; le guide de correction a beau contenir dix (10) pages de critères d’évaluation, il laisse des zones d’interprétation qui permettent au professeur de coter large… et la décision du conseil de classe peut tenir compte d’autres compétences que celles testées à l’épreuve externe, compétences évaluées en cours d’année.
Vous avez dit éducation à la citoyenneté ?
On reste pantois devant le vide de l’épreuve sur le plan politique, dans un système scolaire qui prétend pourtant éveiller tous les jeunes à la citoyenneté. Expliquons-nous : sur ce plan-là, le portefeuille de documents proposé et le questionnement se taisent dans toutes les langues. Le succès des séries télé est analysé uniquement sous les angles psychiques et phénoménologiques. On cherchera en vain la moindre trace d’une analyse matérialiste (qui gagne quoi à ce succès, au détriment d’autres émissions peut-être plus éducatives) et idéologique (en gros, que véhiculent ces séries à succès ?). L’absence de toute réflexion de ce genre est-elle le fruit du hasard ?
On notera aussi que, dans sa conception-même, l’épreuve ne laisse place à aucune réflexion personnelle et critique de la part de l’élève. Celle-ci est même totalement proscrite. Un autre hasard ?