Ce vendredi 11 septembre avaient lieu, dans mon école, les délibérations pour des élèves en 6ème technique option esthétique. Ces élèves ont en fait le « privilège » d’être les premières victimes d’un système défaillant : la certification par unités d’acquis d’apprentissage. [[La Certification Par Unités d’acquis d’apprentissage (CPU) a été introduite, dans le technique et le professionnel, de manière expérimentale et volontaire en septembre 2011 et a été rendue obligatoire (phase dite « organique ») en septembre 2013 dans 4 sections : esthéticien(ne), coiffeur(se), mécanicien(ne) d’entretien automobile et mécanicien(ne) polyvalent(e) automobile. Une 5ème section vient d’être ajoutée ce 1er septembre 2015 : couvreur-étancheur.]]Ce dispositif a pour objectif principal de valoriser les acquis des élèves tant dans la formation générale que dans la formation qualifiante. Mais il y loin de la coupe aux lèvres…
La valorisation des acquis plutôt que la sanction des échecs est, à mon sens, le seul point positif de la CPU. Ainsi, tout au long de la 5ème et de la 6ème année, l’élève capitalise (ou pas) des unités d’acquis d’apprentissage (UAA) qui figureront sur son « Passeport CPU ». Il n’est donc plus question de redoublement. À la fin de la 6ème, s’il n’a pas acquis toutes les unités, l’élève est « invité » à compléter sa formation lors d’une année au nom intergalactique : la 6C3D (6ème complémentaire – troisième degré).
Sur le papier, tout semble donc assez simple, mais la pratique est tout autre et l’application du décret CPU[[http://www.gallilex.cfwb.be/document/pdf/37913_004.pdf]] s’avère être une véritable catastrophe !
Les rapports de compétences
Tout d’abord, parlons des UAA. Celles-ci sont organisées pour les cours d’options[[Les référentiels des cours d’option ont été divisés en unités par le Service Francophone des Métiers et des Qualification (SFMQ). Le référentiel pour les cours généraux ne sera d’application qu’en septembre 2016.
]] mais sont encore inexistantes pour les cours généraux ! Expliquez-moi donc comment je peux faire valider, en tant que professeur de français, des unités qui n’existent pas ?
Pour pallier ce manque, chaque professeur de cours généraux est tenu de cocher les compétences acquises par ses élèves dans une grille fournie par le pouvoir organisateur et glissée dans le bulletin de l’élève.
La démarche semble cohérente, mais l’histoire ne s’arrête pas là. En effet, pour assurer une certaine uniformisation entre tous les professeurs de français dans le PO, une grille de compétences a été établie, en tout hâte, par un enseignant désigné par la direction générale. Aucune concertation n’a pu être possible. De plus, la grille, qui ne correspond pas vraiment aux cours que j’ai donnés nous a été transmise mi- juin, après l’examen.
Cette disparité entre grille s’explique aisément : les compétences terminales du cours de français sont très nombreuses et, je ne l’en blâme pas, l’enseignante chargée de la constitution de la grille a mis en avant les compétences correspondant à son cours. Ainsi, une élève n’ayant pas acquis certaines compétences dans mon cours n’a, selon la grille prédéterminée, aucune lacune !
Mon cas n’est pas isolé puisque de nombreux collègues se retrouvent dans l’impossibilité de remplir cette grille et, tout comme moi, cochent des compétences à peine abordées car vous comprenez bien qu’on ne peut pas laisser les élèves partir avec un rapport quasi vide.
Cette situation consternante aurait certainement pu être évitée si, tout comme nous le proclamons depuis déjà 4 ans, le processus de la CPU avait été évalué explicitement lors de la phase expérimentale. Nous, professeurs de terrain confrontés à la CPU depuis 2011, avons tenté d’alerter tant le syndicat que les différentes ministres en charge de l’enseignement[[Mesdames Simonet, Schyns et Milquet.
]], pour nous entendre dire que tout était cohérent et que le dispositif fonctionnait correctement. Pourquoi avoir mis en place un processus déjà défaillant en phase expérimentale ?
Cette précipitation est très certainement liée à l’obtention de subsides européens[[Propos tenus par Philippe Jonas, secrétaire CGSP de l’interrégionale wallonne et « spécialiste » CPU.
]] puisque cette réforme profonde du 3ème degré qualifiant s’insère dans le processus européen de « formation tout au long de la vie » (celle qui responsabilise si bien les apprenants et qui les rend responsables de leur destinée).[[Dans la CPU, chaque unité correspond à des valeurs ECVET (European Credit system for Vocational Education and Trraining) ce qui permet à l’élève de faire reconnaitre ses compétences dans d’autres pays européens.
]]
Un programme d’apprentissage complémentaire individualisé
Une fois leur Europass en mains, les élèves peuvent donc compléter leur formation et valider les compétences non acquises lors de la 5ème et 6ème année.
La durée de l’année complémentaire (6C3D), précise le décret, varie selon les élèves et le nombre d’unités à acquérir. Le principe, comme précisé plus haut, étant donc que les élèves complètent leur formation au plus vite et qu’ils rejoignent le si beau monde du marché du travail sans perdre une année complète.
Mais où peuvent-ils compléter leur Europass ?
Tout va très bien, Madame la Ministre !
Madame Milquet, interpellée le 26 mai 2015 en Commission de l’Éducation au parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, affirmait que tout était prévu et que « chaque établissement doit organiser une année complémentaire au troisième degré, la sixième C3D, à partir de septembre 2015 et peut conclure à cet effet une convention avec un établissement aisément accessible »[[http://archive.pfwb.be/100000002015007
]].
Cela signifie donc que les élèves qui n’ont pas réussi toutes leurs unités seraient, si la 6C3D n’est pas organisée dans mon établissement, envoyées dans une autre école pour valider leurs unités. Toutefois Madame Milquet me rassure : elles seront envoyées dans un établissement « aisément accessible » depuis Verviers, lieu où résident mes élèves.
Sachant que mon école est la seule à proposer cette option à Verviers, où seront-elles envoyées ? Et quelle est la limite à l’« aisément accessible » ? Charleroi est facilement accessible en train, mais c’est à 2 heures de Verviers…
De plus, comme la formation d’esthéticienne contient à la fois la qualification et le CESS, les élèves n’ayant pas validé toutes leurs unités devront aller dans un établissement pour leurs unités d’option et dans un autre pour leurs unités du CESS. Elle n’est pas belle la vie ? Le décrochage scolaire est au bout du voyage, en train ou pas…
De multiples possibilités… de multiples impasses
Mais, rassurez-vous, le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles a pensé à tout. Ainsi, le programme d’apprentissage complémentaire, stipule le même décret, peut revêtir plusieurs formes :
-*Les élèves, selon les besoins spécifiques, peuvent assister aux cours et activités de 5ème et 6ème organisés par l’école. En d’autres mots, si je comprends bien, nous inviterons les élèves à venir aux cours lorsqu’on aborde une compétence non acquise. Cela soulève évidemment de nombreuses questions : comment intégrer une élève dans une classe déjà complète (le nombre d’élèves étant limité au nombre de tables de soin) ? Comment permettre à l’élève d’acquérir au plus vite les compétences s’il doit attendre que l’on aborde la matière ? Quel sera le statut de cet élève ? Comment faire pour le cours de français qui aborde des compétences transversales tout au long de l’année ?
-*Les élèves peuvent compléter leur Europass dans un CEFA. Autre problème auquel notre ministre n’avait peut-être pas pensé : il n’y a aucun CEFA qui organise une formation en esthétique dans la province de Liège ! De plus, les élèves ne pourront y valider leurs unités pour les cours généraux.
-*Les élèves peuvent suivre des activités spécifiques de remédiation organisées dans l’établissement. Mais avec quelles heures ? Avec les 0.45 périodes dégagées par élève ? Cela est infaisable puisque ce pauvre capital période est déjà injecté pour la remédiation des élèves de 5ème et 6ème.
-*Les élèves peuvent suivre des formations dans un Centre de Technologies avancées (CTA). Autre problème : il n’y aucun CTA en Belgique qui organise une formation en esthétique !
-*Les élèves peuvent suivre des formations dans un Centre de Compétence. Même problème : aucun Centre de Compétence en Belgique n’organise une formation en esthétique !
-*Les élèves peuvent suivre des formations dans un Centre de Référence. Celui-ci se trouve à Bruxelles et n’organise pas de formation en esthétique.
-*Les élèves peuvent faire des stages en entreprises. Faut-il encore trouver une esthéticienne agréée qui pourra valider les unités. J’avoue que je n’ai pas cherché d’esthéticienne diplômée prête à accueillir mes pauvres élèves mais, étant donné la difficulté à trouver un stage, je doute vraiment que cette alternative soit envisageable.
Et dire que Madame Milquet ose affirmer que tout est en place et que le dispositif CPU est bien organisé. Peut-être pourrais-je lui envoyer mes élèves ? Elle pourra certainement les orienter vers une alternative adéquate pour leur section.
Uniformisation de la formation
Toujours dans une logique européenne de formation tout au long de la vie, les référentiels et programmes en UAA devaient être uniformisés, permettant ainsi aux élèves de passer d’un organisme de formation à un autre. Dans ce processus, les unités pourraient donc être acquises, tout comme on l’a noté pour les CEFA, à l’IFAPME ou en promotion sociale.
Ne reculant devant aucun sacrifice, j’ai donc contacté l’IFAPME de Verviers qui m’a effectivement assuré que la CPU avait été mise en place dans cette logique mais que leur organisme n’avait qu’une élève concernée, que la formation était organisée à Namur (aisément accessible en train) et que cela ne fonctionnait pas très bien parce qu’il était difficile de trouver un lieu de stage. De plus, mes élèves devant valider également des unités de cours généraux, il fallait qu’elles trouvent un autre établissement de validation pour le CESS.
Me reste alors une possibilité : la promotion sociale. Et là, oh victoire ! J’ai trouvé une école à Liège qui assurait l’enseignement modulaire en esthétique (une pour toute la province de Liège), mais qu’il fallait s’assurer que les dossiers pédagogiques des élèves étaient compatibles avec la formation qu’ils assuraient.
Ma ministre m’avait pourtant affirmé que tout était uniformisé et mis en place ! En outre, comme pour l’IFAPME, le CESS n’est pas pris en charge par l’école.
Cette CPU si bien organisée semble bien prendre l’eau !
Oh rage, Oh désespoir !
Le sort de ces premiers « cobbayes » me rend furieuse. Ces élèves, en difficulté scolaire, victimes d’un système de relégation, sont laissées dans la nature sans aucune qualification, si ce n’est quelques unités. Le système de la CPU que l’APED critique depuis le début permet à l’état de se débarrasser d’élèves qui coûtent cher à notre gouvernement.
Le redoublement est supprimé et les recours ne sont pas permis puisqu’il n’y a pas de refus. Les élèves sont livrées à elles-mêmes dans un système complexe qui n’est pas prêt à assurer la validation de leurs unités.
Ce n’est qu’un début !
Malheureusement, ce n’est qu’un début car, si cette année scolaire seules 5 options sont concernées (coiffure-esthétique-mécanicien entretien automobile-mécanicien polyvalent automobile et, nouveauté cette année, couvreur étancheur), le dispositif sera étendu dès l’année prochaine. Madame Milquet, suite à la première phase du Pacte d’Excellence, a annoncé que la CPU sera développée et que 12 nouveaux profils seront mis en place à la rentrée 2016.
Tout ce qu’elle avait annoncé dans sa DPC est appliqué dans l’objectif d’une refondation de l’enseignement qualifiant : mise en activité des bassins enseignement qualifiant-formation-emploi, création de l’Office francophone de formation en alternance (OFFA), contrat unique d’apprentissage (uniformisation CEFA-IFAPME), développement des stages en entreprises, stages d’immersion,… Tout est appliqué à la lettre avec une même volonté : généraliser l’alternance dans le qualifiant.
Une fois de plus notre enseignement creuse les inégalités. Les élèves du qualifiant verront leur formation générale affaiblie et leur formation professionnelle dictée par le monde de l’entreprise.
En attendant, que puis-je dire à mes élèves désemparées ? Je ne peux que, une fois de plus, crier haut et fort que ce système est bancal, injuste et qu’il me met en rage. Cela va-t-il les réconforter ?