Madame Milquet vient de déterminer les axes prioritaires du Pacte d’excellence. Douze groupes de travail plancheront sur les douze priorités fixées par la ministre. Des priorités truffées de contradictions, selon nous…
En principe, ces commissions devraient oeuvrer dans la continuité des travaux de la Phase I du pacte, qui s’est achevée le 1er juillet avec la publication d’un rapport de synthèse sur les travaux des groupes de travail GT1 (« état des lieux/diagnostic ») et GT2 (« sens, valeurs, objectifs et mission de l’école du 21e siècle »). Au cours de la Phase II, plus discrète, le Comité d’accompagnement du Pacte a sélectionné douze chantiers prioritaires. qui devront « baliser le travail des Groupes de travail de la phase III ».
Télécharger ce document au format PDF : aped_pacte_septembre_2015.pdf
Pour mieux juger ces douze balises et, surtout, ce que les groupes de travail vont en faire, il nous a semblé utile de revenir sur le document de synthèse de juillet. Afin d’en souligner les points forts et de vérifier si les balises et les travaux de la Phase III s’y conforment effectivement. Mais également afin de ne pas se faire de fausses illusions sur ce que le Pacte nous réserve.
Nous n’avons pas la prétention ni le temps d’analyser tous les points du document de synthèse. Nous nous concentrerons sur deux aspects qui nous tiennent particulièrement à coeur à l’Aped : primo, tout ce qui concerne les objectifs, contenus et pratiques d’enseignement (c’est-à-dire tout ce que Nico Hirtt, Jean-Pierre Kerckhofs, et Philippe Schmetz traitent dans leur nouveau livre « Qu’as-tu appris à l’École ? ») ; secundo tout ce qui a trait à l’efficacité, à l’équité aux structures de notre système éducatif, sujets sur lesquels l’Aped a beaucoup travaillé et publié au cours des quinze dernières années.
1. Objectifs, contenus et pratiques d’enseignement
1. Une vision émancipatrice de la citoyenneté
Depuis que nous sommes tous Charlie, nous sommes aussi tous d’accord qu’il faut « faire de l’école une vraie institution de citoyenneté démocratique » (p6)[[ Les numéros de pages renvoient au document « Synthèse des travaux de la première phase du pacte », Avis du Groupe Central, 1er juillet 2015.
]]. Et tout le monde conviendra également que ceci passe à la fois par la transmission de valeurs et comportements (« exercice de la citoyenneté et de la démocratie au sein même de l’école ») que par l’acquisition de savoirs. Le premier point rejoint assez bien l’idée d’une École ouverte (comme celle que nous défendons dans notre programme en dix points) : « développer les activités interdisciplinaires de citoyenneté active et au sein de chaque cours (outiller les élèves à mener un débat), ainsi que les compétences nécessaires au vivre-ensemble (affirmation de soi, acceptation des différences ; trouver sa place dans un groupe, esprit civique, prévention santé, médiation et gestion de conflits ; solidarité internationale, respect de l’environnement…». (p7) Le second point est formulé ainsi dans le document de synthèse : « favoriser la maitrise progressive de différentes notions de droit, sciences politiques, philosophie et histoire, celle des langues, de la logique et de l’argumentation, mais aussi – pour certains – de permettre l’appréhension des fondements culturels et convictionnels du vivre ensemble » (p7). Ceci est plutôt réjouissant. Alors qu’habituellement l’éducation à la citoyenneté est surtout présentée comme l’inculcation des « principes démocratiques », dont nos sociétés occidentales seraient les créateurs et les dépositaires, c’est-à-dire une sorte d’endoctrinement dans le respect de nos institutions, comme idéal à atteindre ou à conserver, ce qui transparaît ici est au contraire une vision émancipatrice : elle consiste à donner au jeune, au futur citoyen, les outils (« droit, sciences politiques, philosophie, histoire, langues, logique, argumentation… ») qui lui permettront de réfléchir avec sa propre tête.
Reste à voir si la formule « favoriser la maîtrise de… » signifie qu’on entend réellement renforcer les programmes de cours d’histoire et introduire des cours de philo ou de droit, notamment dans l’enseignement qualifiant. La suite montrera qu’il ne faut pas se montrer trop optimiste à cet égard…
Notre jugement positif est également obscurci par cette nuance, qui reflète manifestement l’opposition entre une partie des membres du GT2 et le SEGEC (l’enseignement catholique) : « pour certains, l’organisation d’un enseignement, commun à tous les élèves, d’« Education philosophique, éthique et citoyenne » doit être envisagé au plus vite, tout au long de la scolarité obligatoire. Pour d’autres, la préoccupation du questionnement philosophique, du dialogue inter-convictionnel et de l’éducation citoyenne, si elle doit en effet être développée tout au long de la scolarité obligatoire, doit être organisée notamment – mais pas exclusivement — au sein des cours de religion (pour l’enseignement confessionnel) » (p7).
1.2. Une critique salutaire de l’approche par compétences
La critique explicite de l’approche par compétences (APC) est sans doute, dans ce document, un des points où les positions de l’Aped sont le mieux rencontrées. Ne nous y trompons pas : c’est certainement en partie parce que cette critique est portée à la fois par une partie croissante du mouvement pédagogique progressiste et par certaines forces de droite (ceux qui jugent que l’orientation sur les compétences que réclame l’économie ne doit pas pour autant conduire au délire pédagogique de l’approche par compétences). Il se trouve aussi qu’au sein des chercheurs en pédagogie, l’approche par compétences pure et dure, telle que la défendaient certains il y a vingt ans, a pris du plomb dans l’aile. C’est d’ailleurs bien cet aspect pédagogique de l’APC qui est critiqué par le document de synthèse : « L’approche par compétences mérite d’être questionnée, en particulier la difficulté à la traduire en pratiques pédagogiques, et son opacité » (p 5). On est encore loin d’une critique matérialiste de l’espèce d’idéalisme épistémologique qui caractérise le concept de compétence dans l’APC…
Mais le document va plus loin. Il ne dénonce pas seulement l’APC mais également, plus largement, l’orientation des programmes sur les compétences, au détriment des savoirs structurés : « Les modalités d’élaboration et le contenu du curriculum doivent permettre de définir des « essentiels » dans la perspective de centrer l’école sur « ce qu’il n’est pas permis d’ignorer » » (p 5). C’est exactement le point de vue que l’Aped défend depuis plusieurs années et qui s’oppose à la vision « OCDE » de l’enseignement. La thèse est répétée un peu plus loin, même si on déchante un peu lorsque le texte en vient à préciser « ce qu’il n’est plus permis d’ignorer »… : « A l’approche « socles de compétences » qui a montré ses limites doit donc être préférée une organisation harmonisée du curriculum qui doit reposer sur des référentiels et programmes cohérents, précis et explicites, élaborés par cycles et en continuité, qui permettent une planification et qui intègrent l’interdisciplinarité, mais aussi des compétences citoyennes, numériques et du développement durable. » (p5). Excellent, mais où sont passés le droit, l’économie, l’histoire, les sciences politiques qu’on nous promettait en parlant de citoyenneté ? Evacués au profit de ces vagues « compétences citoyennes » ?
1.3. Le rôle du professeur à l’ère numérique
Notre inquiétude grandit lorsqu’on en vient à la description du rôle du professeur. Dans l’approche par compétences le professeur est souvent considéré, non plus comme un détenteur et transmetteur de savoirs, mais comme celui qui se contente de « mettre les élèves en situation » d’exercer leurs compétences et les accompagne dans cette démarche. Malgré la critique formelle de l’APC, le document de synthèse prête largement le flanc à cette conception : « Face à la mutation du rapport aux savoirs, il s’agit de promouvoir une transformation profonde du métier. (…) Celle-ci implique un changement de rôle passant d’une identité de transmetteur-détenteur de la connaissance à un rôle où cette dimension est combinée avec celle d’organisateur et accompagnateur des apprentissages » (p31). On notera évidemment la nuance, importante : le prof ne devra pas être seulement un accompagnateur, mais rester aussi un transmetteur-détenteur. Cette position-là montre au moins qu’il y a eu débat et contradiction au sein des commissions. Mais pour l’essentiel, la vision est bien celle d’une « société numérique connectée », où la mission de l’école n’est plus d’instruire mais d’apprendre à apprendre. « Cette transformation nécessaire est motivée d’abord par l’introduction du numérique qui modifie le rapport à la connaissance et à l’apprentissage ainsi que la relation pédagogique : l’apprentissage s’effectue de manière collective (travail en groupe, compagnonnage, communauté d’apprentissage où chacun, maître et élève, apprend l’un de l’autre, nouveaux outils et nouvelles pratiques telles que les classes inversées). De plus le numérique enrichit les pratiques pédagogiques dont la différenciation » (p31). Comme nous l’avons montré[[ Voir N. Hirtt, Les nouveaux Maîtres de l’École, Aden, 2005
]], cette individualisation des apprentissages et du rapport au savoir est en réalité moins motivée par l’introduction du numérique que par le souci d’obéir aux injonctions d’un monde économique demandeur de flexibilité davantage que de savoir. Ailleurs, c’est encore au nom de « la société numérique » que l’on prétend « modifier en profondeur le rôle de l’école dans sa mission d’accompagnement à l’appropriation des savoirs, et partant la forme scolaire » (p6). Il faut, dit le texte, « (mettre) davantage en avant les compétences de recherche, de sélection, de hiérarchisation, d’analyse et de critique et d’appropriation d’informations en savoirs personnels et mobilisables ». (p6) Décidément, l’approche par compétences et son jargon, que l’on croyait chassés par la grande porte, reviennent en force …par les Windows.
1.4. Entre polytechnique et qualifiant
Les mêmes hésitations, les mêmes contradictions, caractérisent les passages de la note de synthèse consacrés aux relations entre l’École et le monde du travail. Depuis plusieurs années, l’Aped et d’autres forces progressistes ont repris à leur compte la vieille revendication marxiste d’une « formation polytechnique pour tous ». Dans notre esprit, il s’agit d’abord de permettre au futur citoyen d’avoir une vue d’ensemble, globale, sur les bases matérielles — technologiques, scientifiques — qui fondent les rapports de production et, partant, les rapports sociaux et politiques de nos sociétés. Cette vision s’oppose d’une part à celle d’une formation étroitement spécialisée qui se ferait au détriment de la formation générale ; d’autre part elle s’insurge contre la conception d’une formation générale pseudo-élitiste, qui néglige tout ce qui a trait au travail productif et aux techniques. Deuxièmement, il s’agit pour nous de « faire entrer le travail à l’École » comme principe structurant d’une pédagogie fondée sur la pratique. Enfin, troisièmement (et troisièmement seulement), il s’agit de faire découvrir aux jeunes la variété des métiers et des fonctions, afin de leur permettre d’effectuer un choix d’orientation mûrement réfléchi au terme de l’École commune.
On pourrait être tenté de se réjouir en voyant l’expression « tronc commun polytechnique » reprise aujourd’hui dans les documents officiels du ministère et notamment dans la note de synthèse que nous discutons ici. On y lit par exemple que « l’initiation aux mécanismes de fonctionnement du monde du travail et à la diversité des milieux professionnels et la mise en évidence de l’accélération des changements scientifiques et techniques, sont particulièrement importants ». (p7) Bravo ! Et plus loin : « le renforcement du tronc commun est nécessaire pour assurer aux citoyens et futurs travailleurs, quelles que soient leurs filières de spécialisation ultérieures, un bagage initial ambitieux et conséquent, au sein d’une société dont les exigences générales de qualification se sont élevées. Cela implique d’accorder à ce tronc commun un caractère davantage polytechnique et pluridisciplinaire en l’élargissant notamment à une importante diversité de champs manuels, techniques, artistiques et technologiques ». (p 8) Nous applaudissons au début (« renforcement du tronc commun ») et à la fin (« une importante diversité de champs manuels, techniques… ») de ce passage. L’inquiétude vient de la motivation centrale : « une société dont les exigences générales de qualification se sont élevées ». Cela montre, d’une part, que l’on considère davantage la formation polytechnique comme une adaptation de l’école à la demande économique que comme partie intégrante d’une instruction générale citoyenne et émancipatrice. Mais cela montre aussi, d’autre part, que l’on se fait des illusions sur l’évolution de la demande de qualifications, qui se polarise bien plus qu’elle ne s’élève.
La même vision et la même illusion apparaissent chaque fois qu’il est question des rapports entre l’École et le travail. Le développement des stages ou de l’alternance ou l’immersion des enseignants dans le monde du travail, deux points que nous pourrions soutenir dans une perspective d’éducation polytechnique comme précisé plus haut, ne sont considérés ici que comme des moyens d’adapter l’enseignement aux demandes des employeurs : « un élément-clé d’une meilleure articulation entre la formation et l’emploi » (p8). C’est encore plus vrai pour la création de « bassins enseignement-formation », la volonté d’une implication grandissante des différents secteurs économiques dans la production de référentiels, dans l’infrastructure et dans la formation en lien avec l’entreprise ou encore la promotion de la Certification par Unités (CPU) dont on reconnaît pourtant qu’elle n’a pas été évaluée.
Il y a d’ailleurs beaucoup de naïveté et d’illusions dans toutes ces positions. En page 7 du document de synthèse on peut lire : « Chaque enfant devrait pouvoir trouver sa place au sein du curriculum, et ultérieurement un emploi convenable ». Si cette position traduit un choix de société, on ne peut évidemment qu’y adhérer. Mais si elle exprime — comme on peut le supposer dans ce contexte-ci — une vision des missions de l’École, alors nous nageons en plein idéalisme. Car l’École ne peut pas, quoi qu’elle fasse, garantir à chacun « un emploi convenable ». Ce sont les « lois du marché » qui, comme dans le film du même nom[[ Dans le film « La Loi du marché » de Stéphane Brizé, primé à Cannes en 2015, un quinquagénaire au chômage se retrouve agent de sécurité dans un supermarché, chargé d’espionner ses collègues.
]], décident du nombre et du genre d’ « emplois convenables » qui seront proposés aux travailleurs.
Ailleurs il y a plus de clairvoyance : « obéir aveuglément aux impératifs socio-économiques immédiats pourrait, dans un monde en constante évolution, mener au paradoxe d’obsolescence des compétences et des qualifications. Dans un monde où les secteurs d’activité et les métiers évoluent très rapidement, il est essentiel de pouvoir s’adapter aux changements rapides et à des situations en perpétuelle évolution en inventant une école ni trop arc-boutée sur ses valeurs traditionnelles ni trop soumise aux exigences court-termistes ». (p7) Ceci reflète très exactement l’avis des fractions les plus puissantes du capital, celles qui ne gémissent pas sur « la difficulté de trouver un soudeur ou un maçon » mais qui se demandent : « comment allons-nous recruter au moindre coût des milliers de travailleurs flexibles et multi-compétents dans des secteurs de service ou industriels de pointe, en pleine mutation ». Ce n’est pas le patron d’une petite entreprise de construction ou de soudure qui parle ici. Ce sont les patronats de Ryanair, de Quick, de Wagons-Lits ou d’Accor ; mais aussi ceux de VW, d’Airbus-Industries, de Suez,… ces industries où les qualifications changent désormais à un rythme que l’École ne pourra jamais suivre.
Remarquons la subtilité consistant à présenter le programme éducatif du grand capital européen — flexibilité, flexibilité, flexibilité — comme un refus « d’obéir aveuglément aux impératifs socio-économiques immédiats ». Immédiats seulement. Car pour ce qui est du moyen terme, l’échelle de temps où se font les politiques éducatives, l’obéissance aux « impératifs socio-économiques » ne dérange plus : « Une meilleure articulation entre la formation et l’emploi passe (…) par le renforcement des synergies entre l’enseignement qualifiant et le monde du travail via la multiplication des partenariats et des accords-cadres sectoriels, ainsi que par un dialogue accru au sein des instances de concertation ad hoc (telles que les Bassins Enseignement Formation Emploi, etc.) ». (p8)
2. Efficacité, équité et organisation du système éducatif
2.1. Pistes pédagogiques
Pour remédier à l’échec scolaire et au décrochage, le document de synthèse recommande un certain nombre de démarches que nous ne pouvons qu’approuver , comme mettre en place un suivi personnalisé de l’élève (p14) et un soutien pédagogique qui « doit être au maximum rapatrié au sein même des écoles » (p14). En effet, « plus le soutien pédagogique est externalisé et laissé aux bons soins des familles et d’opérateurs extérieurs, voire privés, plus l’école creuse elle-même le lit des inégalités sociales et culturelles. » (p14-15). Le seul bémol c’est que cette belle intention n’est pas accompagnée d’une interrogation sur les moyens humains et matériels qu’exige sa mise en oeuvre.
Le document évoque aussi l’importance excessive accordée à l’évaluation certificative dans notre enseignement. « Réinstaller un désir et un plaisir d’apprendre passe par une diminution de l’emprise négative de l’évaluation sur le travail scolaire (…) et une reconversion des pratiques d’évaluation certificative et normative (visant à sélectionner les meilleurs) vers une évaluation positive et essentiellement formative, soit une évaluation non pas des apprentissages, mais au service de ceux-ci » (p14). Nous pouvons partager ce point de vue, mais c’est un peu court. La construction d’un rapport positif au savoir et à l’école passe aussi par une pédagogie qui donne sens aux apprentissages : construction des savoirs, projets partagés, développement d’une véritable vie sociale scolaire, etc. Et elle nécessitera également la mise en place de conditions de vie plus favorables : petites classes, écoles de taille humaine, qualité des locaux, des infrastructures, proximité.
On notera avec satisfaction une petite percée de l’idée d’ « école ouverte » : « l’hypothèse de l’allongement de la journée scolaire (vers 16 h 30 – 17 h) devrait inclure le rapatriement du travail personnel au sein de l’école et constituerait par ailleurs un bon argument en faveur d’une modération du volume des devoirs et des leçons. » (p15). La formulation est un peu bizarre : selon nous, ce serait plutôt la nécessité de « rapatrier » les devoirs à l’école sans en brider le volume qui constitue un « bon argument » pour l’allongement de la journée scolaire. Mais ne boudons pas notre plaisir : pour une fois qu’on évoque les rythmes scolaires dans l’idée d’aller vers « plus d’école » et pas « moins de temps scolaire », nous ne ferons pas la fine bouche.
Nous sommes beaucoup moins convaincus par l’importance que le document de synthèse accorde à la « différenciation pédagogique » comme « pratique pédagogique égalisatrice » (p17). De même nous ne croyons pas que « le numérique pour tous » constitue encore aujourd’hui un défi prioritaire dans la recherche d’équité scolaire. D’ailleurs, de bons observateurs de la vie scolaire au sein des commissions ont très judicieusement fait ajouter que la « fracture numérique » ne devait pas « occulter une autre forme de fracture plus inquiétante peut-être, « non numérique », liée aux différences de rapport aux livres et aux autres formes classiques d’appropriation, en raison d’une absence, dans certains milieux, de l’existence de ce type de médias ». (p17)
2.2. Parcours des élèves
Nous applaudissons aux propositions de « baisser l’obligation scolaire à 5 ans », d’assurer une « gratuité réelle et complète des activités scolaires, périscolaires et culturelles » et de « ramener l’enseignement spécialisé à sa vraie mission » (p17). En espérant, derechef, que ceux qui écrivent cela réalisent que ces belles promesses ont un coût…
Le document critique aussi très justement ce qu’il appelle « le modèle de séparation », qui consiste à accepter une grande variance des performances entre écoles et à pratiquer de façon massive le redoublement dont le caractère contre-productif et inéquitable sont pourtant largement documentés. Il plaide en faveur d’une « pensée critique et complexe pour tous » (p16-17). Ceci suppose un tronc commun qui soit « renforcé » et « véritablement polytechnique » (p15). Le document de synthèse va même jusqu’à avancer une proposition rarement formulée mais qui est pourtant essentielle à nos yeux et figure explicitement dans notre programme en dix points : « Ce tronc commun devrait idéalement être physiquement dissocié des établissements dans lesquels les spécialisations seront assurées et organisé dans des bâtiments séparés, dédiés à cette mission » (p15). C’est en effet une condition cruciale si l’on veut combattre efficacement la ségrégation sociale et académique entre les (actuelles) écoles secondaires.
On espérait donc logiquement, à ce stade, lire un fervent plaidoyer pour une prolongation de ce tronc commun. Hélas ! Les membres des commissions semblent seulement avoir réussi à s’entendre sur le fait qu’il faut « remettre en question le cloisonnement entre enseignements général, technique et professionnel » (p17), ce qui est une formule passe-partout bien pratique puisqu’elle peut être interprétée à peu près n’importe comment. Comme le reconnaît le document de synthèse, « les avis divergent par contre sur l’opportunité d’allonger le tronc commun » (p15). Les uns argumentant (très justement, selon nous) qu’une telle prolongation offrirait « l’assurance des citoyens et futurs travailleurs, quelles que soient leurs filières de spécialisation ultérieures, de posséder un bagage initial ambitieux et conséquent » et « une contribution à la lutte contre les inégalités sociales et culturelles de parcours scolaire en permettant le recul du choix de filières » (p16). Les autres, estimant au contraire que « le désir et le plaisir d’apprendre de certains élèves pourraient en pâtir » et « qu’il réduirait d’autant les années consacrées ultérieurement à la maîtrise des compétences de spécialité, qu’elles soient techniques et technologiques » (p16-17).
Nous ne plaidons pas forcément pour une prolongation brutale et immédiate de la durée du tronc commun. Nous savons qu’il y a des préalables à réaliser au niveau de l’enseignement fondamental : renforcer et clarifier les programmes, mettre en oeuvre les multiples moyens de lutte contre l’échec évoqués plus haut, combattre la ségrégation par les quasi-marché (voir plus loin)… Mais il ne fait pas de doute, dans notre esprit, que l’aboutissement de ce processus doit être la prolongation du tronc commun. Les arguments des opposants sont non seulement bien faibles en regard des arguments des partisans, mais ils sont également inexacts : le « désir d’apprendre » doit se construire à l’école (et pas être supposé reçu au berceau ou à la maison) et la qualification professionnelle se bâtira beaucoup plus efficacement à partir de 16 ans, avec un solide bagage de formation générale.
2.3. Quasi-marché
Dans le passage du document de synthèse plus spécialement consacré aux inégalités sociales à l’école, on appréciera à sa juste valeur le double constat que « les différences sociales et académiques entre établissements en FWB sont imbriquées » (p22) et que l’inégalité sociale « est déjà présente dans l’enseignement fondamental et augmente à l’entrée du secondaire » (p22). Normalement, celui qui a conscience de cette double réalité ne peut éviter de distinguer l’une des causes structurelles principales de la ségrégation sociale et académique dans notre enseignement belge : le quasi-marché.
Le document de synthèse décrit fort bien de quoi il s’agit : « Le quasi-marché scolaire désigne une situation où plusieurs facteurs sont associés : la liberté de choix, un financement public de l’enseignement (donc non régulé par les prix), et une méthode de calcul du financement de chaque institution en fonction du nombre d’élèves inscrits. Dans un tel système, les élèves ont non seulement une valeur financière pour les établissements, étant donné que les subsides octroyés à chaque institution dépendent du nombre d’élèves inscrits (compétition de premier ordre), mais ils ont également une valeur pédagogique basée sur leurs caractéristiques plus ou moins désirables (compétition de second ordre) » (p23).
Vient alors cette thèse fondamentale, montrant que le Groupe central du Pacte a parfaitement compris l’action ségrégative de ce mixte de libre choix, de réseaux et de compétition : « «Les éléments de diagnostic identifient l’importance du « quasi-marché » qui renforce les ségrégations entre écoles comme représentant une cause des inégalités de traitement et des inégalités de résultats. Le quasi-marché tend à renforcer les ségrégations entre écoles, résultant en la création d’écoles « ghettos » et d’écoles « sanctuaires » » (p23).
On se met à rêver. Sommes nous au seuil d’un moment historique ? Un gouvernement PS-CDH, sociaux-démocrates et sociaux-chrétiens, les vieux ennemis de la guerre scolaire, ce gouvernement va-t-il enfin ouvrir une brèche dans le tabou historique de l’enseignement belge ? On s’apprête à lire des propositions, des recommandations, des suggestions… mais rien ne vient ! Alors que tous les autres constats de ce long document de synthèse sont assortis de mesures concrètes ou au moins de de pistes d’action tangibles, ici il n’y a rien ! Absolument rien du tout. Aucune proposition n’est faite pour sortir de ce marché scolaire ou pour en atténuer les effets inéquitables.
Il fallait l’oser ! Ou plutôt, il fallait avoir bien peu de courage politique pour ne pas oser avancer des mesures évidentes, comme celles que défend l’Aped : une fusion des réseaux et une affectation des élèves aux écoles, en créant de façon organisée de la mixité sociale et de l’hétérogénéité académique (avec possibilité de changement ultérieur pour les parents qui le souhaiteraient absolument, afin de ne pas devoir changer l’article sur la liberté d’enseignement dans la Constitution ).
Conclusions
Le document de synthèse contient quelques percées encourageantes, parmi lesquelles on retiendra surtout :
- l’incrimination des inégalités et de la ségrégation sociales
- la critique des dangers du quasi-marché scolaire
- une vision de la citoyenneté reposant sur des savoirs et pas seulement des valeurs
- une critique salutaire de l’approche par compétences (APC)
- la volonté de promouvoir une formation polytechnique
- l’idée d’une École « ouverte » et d’une École « lieu de vie »
- quelques pistes pédagogiques intéressantes pour combattre l’échec et le redoublement
Mais tous ces points positifs sont obscurcis par des nuances, des absences et des propositions dangereuses :
- l’absence de proposition claire pour prolonger le tronc commun
- aucune mesure concrète contre le quasi-marché scolaire
- la volonté obsessionnelle d’ « adapter l’école à la société numérique »
- une conception du qualifiant et du « polytechnique » dictée par l’adéquation avec le marché du travail
- une vision du rôle de l’enseignant qui reste tout à fait dans la ligne de l’APC
- l’absence totale de réflexion sur les moyens matériels exigés par les « pistes pédagogiques »
Ces contradictions et ces incohérences étaient inévitables, tant les positions en présences sont diverses, parfois opposées et parfois imbriquées. Mais fondamentalement, ce sont deux conceptions antagoniques de l’École qui s’affrontent au sein du Pacte, même si certains acteurs se retrouvent parfois à califourchon sur la ligne de démarcation, avec une jambe dans un camp, une jambe dans l’autre.
D’une part, nous avons une vision « utilitariste-économiste » de l’École. Elle vise l’efficacité de l’enseignement dans sa capacité à répondre aux attentes des employeurs. Elle se drape parfois dans un discours individualiste, prônant la dérégulation des programmes et du système scolaire, l’individualisation des trajectoires, l’acceptation des inégalités… Elle insiste également sur le modèle de l’État-évaluateur et de la logique managériale dans l’enseignement (avec des directeurs-leaders-managers, des outils d’évaluation et des « leviers pour favoriser la performance et la motivation de leurs équipes »).
D’autre part, nous avons une vision progressiste, qui conçoit l’École comme une institution chargée de préparer une société juste, rationnelle, durable et démocratique ; qui clame que les enfants des classes populaires n’ont d’autre moyen d’émancipation intellectuelle que la « forme scolaire ». Tout en insistant sur la nécessité de réformer cette vieille institution : y renforcer la formation générale et lui donner une dimension polytechnique, lui assurer les moyens matériels et pédagogiques de la réussite pour tous, en faire un vrai lieu de vie, agréable et émancipateur, la rendre vraiment commune en éliminant le marché scolaire, les réseaux, et les filières précoces.
D’un côté, ceux qui veulent que l’École s’adapte « à la société en mutation », « au rythme du changement » et à la « révolution numérique ». De l’autre ceux qui veulent que l’école arme les jeunes pour résister à cette« ubérisation du monde », qui les outille pour inventer et bâtir d’autres changements de société, porteurs de justice, d’équité, de progrès soutenable, de démocratie et de culture…
Cependant, si le document de synthèse est clairement l’expression de cette contradiction celle-ci ne se marque pas aussi clairement dans le chef des acteurs en présence. Nombre d’entre eux ont des positions floues, hésitantes, défendant la vision progressiste de l’école sur certains points et la vision « économiste » sur d’autres. Certains s’opposent au quasi-marché scolaire, mais défendent en même temps la dérégulation des contenus et l’orientation sur les compétences à l’image de ce que souhaite l’OCDE. D’autres défendent la prolongation du tronc commun, mais rechignent à s’en prendre aux réseaux et à la liberté de choix des parents.
La bonne nouvelle, c’est qu’au départ rien ne garantissait que les positions progressistes allaient pouvoir s’exprimer aussi clairement au sein du processus du Pacte. Mais qu’on ne s’y trompe pas : malgré les percées encourageantes, le centre de gravité du document de synthèse penche clairement du côté du premier camp. Et le moins qu’on puisse dire c’est que les douze priorités que vient de formuler Mme Milquet pour la Phase III ne vont pas dans le sens d’un rééquilibrage. La question des inégalités — qui reste le problème le plus grave de notre enseignement — n’est plus qu’un point parmi douze, où il ne semble même plus être question de prolongation du tronc commun et encore moins de lutte contre les marchés scolaires.
Dans le groupe « Echec et décrochage », on parlera d’étude dirigée et d’écoles de devoirs, mais aussi d’ « orientation plus efficace » ; pas un mot sur la taille des classes en revanche. L’axe n°1, « cadre d’apprentissage », le seul où on parlera des objectifs et contenus de la formation commune, est ramené à un « rééquilibrage » entre savoirs et compétences et à une « clarification » des programmes. On se réjouira encore des balises « Qualité de vie » et « investir dans le maternel » même si on peut douter sérieusement que les moyens suivront.
A côté de ça, quelle misère : un groupe de travail entièrement consacré à la « transition numérique », un autre destiné à « adapter le qualifiant aux métiers du futur », un pour le « pilotage du système », un sur les directions, un sur la « formation continuée », un sur l’accompagnement des enseignants et un sur l’optimalisation des ressources.
Nous allons continuer de suivre ce Pacte de près. Eventuellement appeler nos membres à y investir des forces, dans la mesure de leurs possibilités. Mais ce sera sans grandes illusions, davantage pour renforcer les contradictions évoquées ci-dessus que pour espérer les faire se résoudre dans le sens d’une École démocratique et émancipatrice.
Document approuvé par le Bureau de l’Aped
Le 18 septembre 2014
Télécharger ce document au format PDF : aped_pacte_septembre_2015.pdf