Il y a une quinzaine d’années, le paysage de notre enseignement a été bouleversé par l’adoption d’une nouvelle pédagogie dite « approche par compétences » (APC). Il n’est plus possible aujourd’hui de consulter un document pédagogique destiné aux professeurs sans retrouver, à chaque page et parfois même plusieurs fois sur la même page, ce terme de « compétence »…
Le décret qui nous a fait entrer dans l’ère de l’APC est le fameux « Décret définissant les missions prioritaires de l’enseignement » (voté en 1997) ; celui-ci définit la compétence comme « l’aptitude à mettre en œuvre un ensemble organisé de savoirs, de savoir-faire et d’attitudes permettant d’accomplir un certain nombre de tâches ». Selon la nouvelle manière d’enseigner qu’impose l’APC, la priorité n’est plus donnée à la connaissance en soi, mais à la capacité à mobiliser les savoirs en vue de réaliser un travail déterminé. Plus personne aujourd’hui ne peut douter que ce changement radical de nos pratiques pédagogiques trouve son origine dans des injonctions venues du monde de l’économie. Le pédagogue Marcel Crahay [Marcel Crahay : Dangers, incertitudes et incomplétudes de la notion de compétence en éducation. (Cahiers n° 21 et 22 du Service de pédagogie expérimentale de l’Université de Liège) ; également disponible à l’adresse : [http://rfp.revues.org/143]] ̶ qui avait d’abord été un défenseur de l’APC mais qui, en 2005, a complètement retourné sa veste ̶ remarque que « le concept de compétences ne nous vient pas directement du champ de la psychologie scientifique, mais plutôt du monde de l’entreprise. C’est ce que semblent admettre la grande majorité des auteurs ». Et il pose pertinemment la question : « quel statut scientifique attribuer au concept de compétence venu du dehors de la science ? » Par ailleurs, dans les « Recommandations du Parlement Européen et du Conseil, du 18 décembre 2006, sur les compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie » on peut lire que « les compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie constituent un ensemble de connaissances, d’aptitudes et d’attitudes appropriées au contexte. Elles sont particulièrement nécessaires à l’épanouissement et au développement personnels des individus, à leur inclusion sociale, à la citoyenneté active et à l’emploi (…) Elles constituent également un facteur essentiel d’innovation, de productivité et de compétitivité, et contribuent à la motivation et à la satisfaction des travailleurs, ainsi qu’à la qualité du travail. » (Journal officiel L394 du 30-12-2006)
Bref, le « bonheur » des individus passerait par l’acquisition de compétences qui les rendraient aptes à s’intégrer au monde de l’entreprise ! Derrière cette intention apparemment généreuse de développer l’autonomie de l’élève, se cache en réalité une visée bassement utilitariste : mettre en adéquation les objectifs de l’école avec ceux du monde de l’entreprise. Angélique del Rey [[Angélique De Rey : A l’école des compétences, Editions La Découverte, 2010]] une professeure de philosophie française qui a consacré un ouvrage à la problématique de l’APC souligne que « l’école des compétences avance en se fondant sur une fabrication de comportements de plus en plus soumis à la logique utilitariste (…) La liste des compétences clés établies par l’Europe fera pression sur les États européens pour qu’ils formatent les contenus d’enseignement en fonction de cette liste, ceux-ci faisant à leur tour pression sur les enseignants pour que, à la base, ils formatent leurs cours et leur évaluation en fonction de l’acquisition de ces compétences ». L’école devient ainsi, avec l’alibi de la recherche d’une plus grande efficacité et d’une meilleure ouverture à la société, une fabrique de ressources humaines. Le problème, c’est que, en cédant ainsi à des pressions issues d’une sphère tout à fait étrangère à sa vocation première – transmettre des connaissances, éveiller des passions et permettre l’épanouissement de l’individu ̶ elle conduira inéluctablement à un appauvrissement culturel sans précédent.
Il suffit de parcourir les nombreux outils d’évaluation mis à la disposition des professeurs sur le site « enseignement.be » pour se rendre compte que la préoccupation majeure de l’APC n’est absolument pas le contenu des cours mais les « familles de tâches » qu’il faut imposer aux élèves pour s’assurer qu’en braves petits robots, ils seront capables de faire ce qu’on attend d’eux.
En parcourant les programmes qui sont en vigueur depuis quinze ans et en les lisant de gauche à droite (comme il se doit ?) on rencontre deux colonnes : dans la première on trouve les compétences à atteindre et dans la deuxième, les savoirs. Cela montre clairement l’état d’esprit qui prévaut : les savoirs ne sont considérés que comme des « boîtes à outils » dans lesquelles l’élève doit aller puiser pour accomplir une tâche donnée. C’est ainsi que, par exemple, dans le programme du cours de français, on trouve, dans les familles de tâches, celle qui consiste à « écrire pour informer » ou encore « écrire pour convaincre ». On ne peut manquer de remarquer la finalité ouvertement utilitariste de ces tâches : celui qui écrit doit montrer qu’il sert à quelque chose dans la société. La question du sens ou de la pertinence et encore moins du style, de l’art de l’écriture de ce que l’on écrit est manifestement laissée de côté. Il est essentiel de souligner qu’une des particularités de l’APC est de se focaliser essentiellement sur l’évaluation (des compétences) plutôt que sur la recherche des stratégies pédagogiques les plus efficaces qu’il serait opportun d’utiliser pour permettre à l’élève de maîtriser une matière. C’est d’ailleurs une des caractéristiques qui montre son absurdité. Le pédagogue Francis Tilman [[Francis Tilman : La pédagogie des compétences fait-elle apprendre ? De l’illusion à l’intoxication ; (Cahiers n°21 et 22 du Service de pédagogie expérimentale de l’Université de Liège)]] pose justement la question : « les discours sur les compétences ne confondent-ils pas les fins et les moyens ? » En effet, les outils d’évaluation dont je parlais plus haut proposent des grilles d’évaluation très fouillées (exagérément, même), mais aucune réflexion véritable sur la question essentielle : la sélection des éléments enseignés en classe nécessaires à l’élève pour réaliser la tâche qu’on lui impose. Le constat qui saute aux yeux, c’est que l’APC n’est pas, à proprement parler, une pédagogie. Elle se réduit en réalité à une collection d’exigences, mais qui ne sont pas assorties des moyens pertinents indispensables pour les atteindre. C’est ce qui a fait dire à Marcel Crahay que l’approche par compétences est une « pédagogie de l’extrême » mais aussi une « mauvaise solution à un vrai problème ». Il écrit : « Pour nous, la problématique de la mobilisation en situation des ressources cognitives du sujet pose un vrai problème à la recherche psychopédagogique, mais nous résistons à l’idée que la notion de compétence lui apporte une solution positive. Bien plus, nous craignons qu’elle précipite le monde pédagogique dans une illusion simplificatrice dont il risque d’être difficile de le sortir. »
Pour un autre pédagogue, Gérald Boutin [Gérald Boutin : L’approche par compétences en éducation : Un amalgame paradigmatique ; disponible (notamment) à l’adresse : [http://www.cairn.info/revue-connexions-2004-1-p-25.htm]], professeur de sciences de l’éducation à l’Université du Québec à Montréal, « un nombre grandissant de pédagogues disent craindre plus que jamais la « marchandisation » de l’école. L’usage intensif de l’APC conduit inévitablement à une société fermée, dominée par un groupuscule de « spécialistes ès compétences » dont l’ambition véritable est de modifier les comportements observables de leurs semblables ».
Malheureusement, l’arrivée prochaine des bulletins électroniques ne va pas arranger les choses. Pour chaque matière, figurent des dizaines de compétences à évaluer. Un véritable délire qui risque de dégoûter encore un peu plus les enseignants en place, peut-être d’en faire fuir certains et, certainement, de dissuader de jeunes diplômés de monter dans une galère déjà bien dégarnie de rameurs ! Un être humain peut-il se réduire à une somme de compétences ? Beaucoup d’enseignants doivent mettre en œuvre des pratiques pédagogiques auxquelles ils ne croient pas. Ils ressentent un malaise toujours plus profond. Le nier s’avère irréaliste !
La situation que nous connaissons aujourd’hui donne raison aux propos que l’on pourrait qualifier de prémonitoires tenus par Isabelle Stengers, philosophe, historienne des sciences, chargée de cours à l’ULB. Lors de l’émission l’Écran témoin (RTBF) du lundi 10 mars 1997, elle avait déclaré : « Il faut vraiment avoir la passion pour enseigner maintenant ; non pas pour bien enseigner, mais pour résister aux dégâts des consignes qu’on donne aux profs. La passion, elle maintient les profs juste à l’état de survie par rapport à ce qu’on leur fait. »