La toute première phase des travaux initiés par madame la ministre Milquet dans le cadre du Pacte pour un Enseignement d’Excellence prévoit deux groupes de travail chargés de mener une réflexion en parallèle sur deux questions.
Le premier groupe doit établir « l’état des lieux de la situation actuelle de l’enseignement », entre autres en matière de qualité de l’offre d’enseignement, en matière de qualité du parcours pédagogique des élèves et en matière d’efficacité de la gouvernance. Le deuxième groupe est chargé de mener une « réflexion sur le sens, les valeurs, les objectifs et missions de l’école au 21e siècle ».
Le choix de mener ces deux travaux en parallèle est étonnant. Il nous semble en effet difficile de s’accorder sur un diagnostic si l’on ne partage pas d’abord une vision commune des objectifs de l’éducation : comment juger de l’importance de tel ou tel dysfonctionnement, de telle ou telle qualité, sans les mesurer à l’aune des missions que l’on assigne à l’École ? Le présent document, qui constitue une première contribution de l’Aped aux travaux des groupes 1 et 2, commence donc logiquement par traiter des objectifs et des missions de l’enseignement (point A) avant de se prononcer sur les qualités et faiblesses de l’École actuelle (point B).
A. Objectifs et missions
Formuler des choix en matière d’éducation n’est jamais neutre. Une politique éducative est d’abord …une politique, conditionnée par une question fondamentale : qu’attendons-nous de l’enseignement ? A quoi sert l’école ?
A cette question, on peut apporter, grosso modo, trois types de réponses. La première, c’est la réponse institutionnelle, souvent implicite, camouflée derrière le « bon sens », le « réalisme » et l’évidence : l’école sert à assurer un certain nombre de conditions essentielles au bon fonctionnement de notre société. Nous appellerons ce point de vue « conservateur ». La deuxième catégorie de réponses, est celle qui voit en l’école un moyen d’assurer le bonheur et l’émancipation des individus. Nous l’appellerons le point de vue « individualiste-humaniste ». Enfin, la troisième réponse est celle qui considère l’école – ou plutôt les savoirs1 Ici, comme dans tous nos textes, le mot « savoir » doit être entendu dans son acception la plus large : il inclut des connaissances, des savoir-faire, des attitudes ; il nécessite de la mémorisation, de la conceptualisation, de la compréhension et la capacité d’être mis en oeuvre dans des situations concrètes, changeantes, complexes.
qu’elle transmet – comme un instrument d’émancipation collective, de transformation sociale. Nous l’appellerons le point de vue « progressiste ».
Remarquons d’emblée que ces trois points de vue ne s’excluent pas totalement : que l’école obligatoire doive socialiser l’enfant, lui apprendre à lire, à écrire et à compter, fournir le terreau où se recruteront médecins et infirmiers, enseignants et éducateurs, météorologistes et ingénieurs des chemins de fer… tout le monde en conviendra. La discussion commence dès qu’on dépasse ces trivialités-là. Comment socialiser ? Que faut-il pouvoir lire ? Combien voulons-nous de médecins et d’ingénieurs ? Et que devraient apprendre ceux qui ne seront pas médecins, mais patients ? Ceux qui ne seront pas ingénieurs des chemins de fer, mais cheminots ?
La vision conservatrice de l’enseignement
Dans l’approche traditionnelle, le système éducatif est essentiellement un appareil de reproduction. L’école est chargée de reproduire, génération après génération, les conditions d’existence du système social en place (ce qui ne veut pas dire qu’elle les reproduit à l’identique, puisque ces conditions mêmes évoluent). Cette reproduction implique la transmission de règles ou de valeurs culturelles, éthiques et politiques (reproduction des conditions idéologiques), la sélection en niveaux de formation stratifiés (reproduction de la hiérarchie sociale, c’est-à-dire la « reproduction » au sens bourdieusien) et formation de main d’œuvre qualifiée et diversifiée (reproduction des conditions économiques).
Cette conception engendre un rapport contradictoire à l’école. Le conservateur ne souhaite de l’enseignement (pour les autres) que dans la mesure où celui-ci permet de remplir cette triple mission de reproduction idéologique, sociale et économique. Or, dans chacun de ces trois domaines, l’excès d’enseignement peut être aussi nuisible que son déficit. Trop d’enseignement, c’est un enseignement coûteux, exigeant une lourde fiscalité qui menace d’en ruiner les bienfaits économiques. Trop d’enseignement pour tous empêche d’assurer (et de justifier) l’indispensable différenciation sociale : qui balaierait nos rues, approvisionnerait nos magasins et conduirait nos tramways, si tous devaient accéder à l’université ? Enfin, trop d’enseignement rendrait bien difficile la soumission de nos contemporains aux machines à abrutir que sont le sport-business, le racisme, le machisme ou la télévision débilitante.
Bien entendu, les positions s’expriment rarement en termes aussi crus. On présentera plutôt comme des évidences, au nom d’un prétendu réalisme, les conclusions qu’impose cette idéologie : « Il faudra toujours des manuels et des intellectuels, on n’y peut rien », « investir davantage dans l’enseignement, ce n’est pas possible », « il faut tout de même bien préparer les gens à être productifs », « on ne peut pas favoriser des formations qui n’ont pas d’avenir », « tout le monde n’est pas fait pour devenir intellectuel », etc.
Dans sa forme la plus moderne, telle qu’elle est véhiculée par les organes du pouvoir réel, c’est-à-dire économique — OCDE, Commission européenne, Banque mondiale — cette conception de l’école prône l’instrumentalisation de l’enseignement au service de la compétition économique, l’abandon des objectifs de démocratisation scolaire jugés « obsolètes » et la soumission de l’école elle-même aux lois du marché et à la conquête par le secteur privé.
Les visions individualistes-humanistes de l’enseignement
La conception « individualiste-humaniste » de l’éducation est sans doute la plus répandue chez les enseignants. Ici, l’école se veut au-dessus des débats politiques, au-dessus des classes sociales ou des calculs économiques mesquins : elle sert à doter l’individu des savoirs et des valeurs qui assureront son « émancipation », son « avenir », le « développement de sa personnalité ». Cela semble généreux car désintéressé. Mais voici où le bât blesse : il s’avère impossible, en partant d’une vision abstraite des besoins de l’individu, de définir quels seraient les savoirs indispensables à tous et donc, de formuler une politique éducative commune. Ou plutôt, on peut en formuler mille, toutes différentes et toutes également légitimes.
Entre la version chère au directivisme classique (« je sais, moi, quels savoirs assureront votre bonheur personnel ») et la version empreinte du relativisme culturel à la mode (« toutes les cultures, tous les savoirs se valent »), on découvrira autant de formes d’humanisme éducatif que d’individus qui s’en réclament. Loin d’apporter des réponses à nos questionnements, celui-ci finit alors par aiguiser les contradictions sur des questions secondaires.
Une telle fracture divise aujourd’hui profondément les acteurs de l’enseignement.
« Changer l’école » ou « sauver l’école » ? Aller résolument de l’avant dans la rénovation des pratiques pédagogiques et des programmes, ou bien restaurer la rigueur des disciplines et un haut niveau d’exigences ? Moderniser l’enseignement pour l’adapter aux « nouveaux publics » ou défendre les « acquis de l’école traditionnelle » ? Ouvrir l’école sur le monde ou la protéger des influences de la société mercantile ? Placer l’élève au centre ou placer les savoirs au centre ?
Les deux bords ont leurs extrémistes. D’un côté ceux qui cultivent un rapport sectaire, quasi-religieux, à une chapelle pédagogique particulière. De l’autre, ceux qui ne jurent que par « l’école de bon papa » en la réduisant à ce qu’elle avait de plus détestable, la sélection élitiste. D’un côté ceux qui se gaussent du « professeur détenteur et transmetteur du savoir ». En quoi ils ont évidemment tort car, quelle que soit la stratégie pédagogique utilisée, le but de tout enseignement est bien de faire accéder l’apprenant à des savoirs et, pour ce faire, celui qui fait apprendre, celui qui enseigne, doit forcément les posséder, ces savoirs. De l’autre côté ceux qui ont pareillement tort en crachant leur venin sur les sciences de l’éducation : comme si, dans l’ensemble des activités humaines, seul l’acte pédagogique devait échapper à toute tentative de rationalisation (et dire cela ne signifie pas prendre pour argent comptant toutes les théories – souvent contradictoires – élaborées par les diverses écoles pédagogiques).
L’École au service de la démocratie et de l’émancipation collective
Pour sortir de cette querelle stérile, il faut changer de point de vue et penser l’école, non comme un but en soi, mais comme un levier de transformation sociale. Cette conception, réellement progressiste, part de l’idée fondamentale que les enjeux majeurs des problématiques éducatives se situent en dehors du champ éducatif : le problème ce n’est pas l’école, c’est la société.
La planète est devenue une bombe qui menace d’exploser à tout moment. A moins qu’elle n’explose déjà ? Un pour-cent de la population du globe s’approprie la moitié des richesses disponibles pendant qu’un milliard et demi d’habitants de la Terre survivent avec moins d’un euro par jour. Survivent ? Pas toujours : toutes les heures, une tour remplie d’un millier d’enfants affamés ou mal soignés, s’effondre dans l’indifférence générale, sous les coups d’un avion nommé « capitalisme ». Le développement anarchique que ce mode de production impose à l’humanité produit des catastrophes sociales, humaines et écologiques dont nous commençons seulement à mesure l’ampleur : neuf des dix années les plus chaudes enregistrées depuis qu’existe la météorologie sont postérieures à 2000. Seule note d’espoir pour l’environnement, mais annonciatrice d’une barbarie guerrière croissante : dans quelques dizaines d’années nous aurons gaspillé l’essentiel des réserves de carburants fossiles…
Notre vision de l’école démocratique est indissociable de cette conviction : la société actuelle ne doit pas être « reproduite », mais radicalement transformée. Et on n’y parviendra pas sans mobiliser toutes les forces et toutes les compétences possibles. Le rôle de l’école devrait être d’apporter à tous – et en priorité à ceux qui, de par leur position sociale défavorisée, peuvent constituer des forces de changement – les armes du savoir : les rendre capables de comprendre le monde dans toutes ses dimensions et toute sa complexité, les doter de la capacité intellectuelle d’œuvrer à sa transformation, instituer en eux le citoyen futur d’un monde juste et réellement démocratique. Dès lors, l’école échoue lorsqu’elle prive précisément ces couches populaires de l’accès au savoir. L’école échoue lorsqu’elle introduit une sélection hiérarchisante reproduisant les inégalités sociales qu’il s’agit justement de combattre. L’école échoue lorsqu’elle abaisse l’instruction des enfants du peuple à une étroite formation professionnelle qui ne fera d’eux que des exécutants flexibles, efficaces, et non des adultes critiques, conscients et capables d’agir.
B. Etat des lieux
Voyons maintenant dans quelle mesure l’école actuelle répond aux objectifs de cette école « démocratique »2 Nous l’appelons ainsi parce qu’elle réalise une des conditions nécessaires à l’avènement et à la survie d’une société réellement démocratique : la capacité intellectuelle de chaque citoyen de participer aux actions qui transforment la société et/ou aux processus de décision dans cette société. Nous pourrions l’appeler aussi « école émancipatrice », à condition de l’entendre d’abord au sens d’une émancipation collective.
? Nous nous concentrerons sur deux points : les contenus enseignés à l’école et l’iniquité sociale de notre système éducatif.
La grande misère des savoirs
Aujourd’hui, trop de jeunes sortent de l’école sans connaître le passé qui éclaire le présent ; sans connaître et encore moins comprendre l’origine des problèmes majeurs qui se posent à l’humanité : les inégalités nord-sud, l’exploitation, l’instabilité économique, l’accès à l’eau et au logement, le gaspillage des ressources, etc. Les enfants issus de l’immigration passent douze années à l’école sans que jamais on ne leur parle de leur culture d’origine et de l’histoire de leur peuple. Les jeunes qui veulent se révolter naviguent dans le brouillard, sans savoir d’où ils viennent ni où ils vont.
Dans l’enseignement général, on forme de véritables analphabètes technologiques, ignorants de la place du travail productif dans la création de richesses.
Dans beaucoup de filières, les contenus scientifiques sont totalement absents ou largement insuffisants. Or, ces savoirs permettent non seulement de développer une approche rationnelle de la réalité, ils sont aussi essentiels à la compréhension des bases matérielles de l’activité économique : les moyens de production, dont le développement conditionne toute l’évolution de la société. Comment les jeunes pourraient-ils appréhender les enjeux de la situation au Moyen-Orient s’ils n’ont jamais appris le rôle de l’énergie dans les transformations mécaniques et chimiques, s’ils ignorent donc la place du pétrole dans la production énergétique ? Comment pourraient-t-ils prendre position dans le débat sur les OGM s’ils n’ont pas reçu une formation sérieuse en biologie ?
Poursuivons. Même dans le domaine étroit de la socialisation, l’école actuelle est loin d’apporter les connaissances indispensables pour vivre dignement. Ainsi n’apprend-on rien, ou presque, sur le droit et les lois sociales, sur la santé, la médecine, l’hygiène, la sécurité domestique, les techniques et technologies de la vie quotidienne. On n’y apprend pas davantage à élever ses enfants, à voyager, à participer à la vie démocratique de son quartier, de sa commune, à rencontrer et à comprendre ceux qui appartiennent à une autre culture. Bref, on entre dans la vie adulte sans mode d’emploi. Débrouille-toi comme tu pourras.
La chance de bénéficier d’une formation littéraire et philosophique est devenue l’apanage exclusif de ceux qui fréquentent les établissements réputés « d’élite ». Et encore… Pourtant, la maîtrise des Lettres devient vite une porte d’accès incontournable aux autres savoirs, à l’analyse, à l’abstraction, à la formulation précise d’idées complexes et donc à la complexité elle-même. Il en va de même des multiples formes d’expression artistique.
Dans le domaine des langues et de la littérature étrangères, un poids excessif est donné à l’Anglais – langue exclusive de la mondialisation capitaliste – au détriment des langues pratiquées majoritairement par les peuples : espagnol, arabe, chinois et russe. Plus de diversité dans ce domaine encouragerait davantage les contacts et les échanges entre les peuples et les cultures.
Les savoirs impliquent aussi des comportements. Par le choix de nos pratiques pédagogiques et nos options en matière de fonctionnement de l’école, nous pouvons privilégier la diffusion de valeurs, donc de comportements, qui orientent l’utilisation des connaissances dans le sens du progrès historique. Nous entendons éduquer à la solidarité et au respect des autres plutôt qu’à l’individualisme, à la coopération et non à la compétition, à l’internationalisme et à la multiculturalité et non au nationalisme xénophobe, au travail rigoureux, discipliné et non au parasitisme, à la lutte et non à la soumission, à la curiosité scientifique et non à l’obscurantisme, et à l’abrutissement.
L’école inégale
Cette problématique est évidemment étroitement lié à la première, car les contenus enseignés ne sont pas les mêmes dans toutes les filières, loin s’en faut. Nous rejetons donc tout ce qui, dans les structure du système scolaire ou dans les méthodes d’enseignement, tend à renforcer les mécanismes de hiérarchisation des formations et de ségrégation sociale.
L’existence de filières hiérarchisées (enseignement général, technique et professionnel), surtout avec une sélection à un âge souvent précoce, est inadmissible. Elle induit, dès l’école primaire, l’idée que tous ne devront pas suivre les mêmes apprentissages et qu’il n’est donc pas grave que tous n’atteignent pas les mêmes niveaux de maîtrise : la perspective de la sélection est, dès l’enseignement fondamental, un facteur agissant dans l’inégalité des résultats. Or, cette perspective est très largement déterminée par la perception qu’a l’enfant (et ses parents) de son destin social probable, c’est-à-dire de son origine de classe. Ensuite, les différences de programmes entre les diverses filières, loin de tenter de combler les écarts, les creusent d’année en année.
A cela viennent s’ajouter les mécanismes de marché scolaire. Avec la polarisation croissante du système éducatif, la prétendue « liberté de choix » des parents s’avère de plus en plus être une « obligation de choix », un parcours du combattant dans une jungle inextricable d’établissements, de réseaux et de filières, où seuls les mieux informés, les familles intellectuelles et bourgeoises, parviennent à tirer leur épingle du jeu. Quand ce ne sont pas de véritables procédures d’exclusion financière et culturelle qui frappent les enfants du peuple.
Sur le plan des pratiques pédagogiques, l’enseignement est également loin d’offrir les mêmes possibilités de développement à tous les enfants. Certaines pratiques, dites « traditionnelles », en privilégiant le savoir des classes sociales supérieures — le savoir pour le savoir, comme symbole d’appartenance sociale et donc coupé de toute fonction instrumentale —, démotivent l’élève d’origine populaire qui attend du savoir qu’il serve à quelque chose. A l’inverse, certaines pratiques dites « modernes », négligent l’importance cruciale du travail régulier, de la discipline d’apprentissage, de la rigueur. Quand elles ne vont pas jusqu’à mépriser le savoir lui-même au nom, tantôt d’un relativisme creux, tantôt d’un hypocrite souci de ne pas « imposer » les savoirs à l’enfant. On le voit, ce n’est pas tant de méthodes pédagogiques qu’il s’agit, mais plutôt d’une philosophie de l’enseignement. Il n’y a pas de mal à ce que l’enfant ou le jeune soit confronté, au cours de sa carrière scolaire, à des méthodes fort différentes : de l’exposé ex cathedra — pourvu qu’il soit brillant — aux séances d’auto-socio-construction des savoirs sur des chantiers de problèmes — pourvu qu’elles soient productives. Le dogmatisme pédagogique, de quelque bord qu’il soit, ne produit jamais rien de bon. Toute l’expérience pédagogique des dernières décennies montre qu’il n’est pas une unique méthode que l’on pourrait généraliser à toutes les disciplines. L’uniformité dans ce domaine produit l’ennui, la routine et, au final, un bien mauvais enseignement. Que cent fleurs s’épanouissent !
Enfin, il faut répéter encore et toujours que ce n’est pas en parquant les enfants à 25 ou plus dans des classes mal aérées, mal éclairées, dans un environnement bruyant, sans espace de détente, qu’on leur fera aimer l’école. Quelles que soient les méthodes, il manque toujours à l’institution scolaire les moyens d’assurer l’aide individualisée que requiert l’apprentissage, surtout chez les plus jeunes. Seuls réussissent finalement ceux qui trouvent à la maison ce que l’école ne leur apporte pas : motivation d’apprendre, méthode rigoureuse, encadrement, selon le cas. Cela pose sans doute la question de la formation des enseignants, mais surtout celle des moyens.
Bureau national de l’Aped
_ Bruxelles, février 2015
References