Depuis la fin du XIXème siècle, des voix s’élèvent contre la coupure théorie-pratique à l’école. Des voix politiques, d’une part, qui veulent combattre la division capitaliste du travail. Des voix pédagogique, d’autre part, qui s’inquiètent des conséquences de cette dichotomie pour la qualité apprentissages. Souvent, ces deux courants combattront côte à côte. Mais pas toujours. Car toute pédagogie nouvelle n’est pas forcément progressiste…
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Le mépris des « élites » à l’égard de la pratique est aussi vieux que l’existence même des classes sociales. Dès qu’un groupe de personnes acquiert le pouvoir de vivre et de s’enrichir, non par son propre labeur, mais par la spoliation du travail des autres, il faut nécessairement qu’il se dote, pour soi-même et pour ceux qu’il domine, d’une doctrine justificatrice de cette exploitation. Cette idéologie revient souvent à affirmer qu’il doit y avoir des gens qui pensent et qui dirigent et d’autres qui exécutent et obéissent ; c’est, nous assure-t-on, l’ordre naturel des choses. De cette façon, pensée et domination, savoir et pouvoir, vont de pair. De même que sont associés le travail productif, la pratique, l’ignorance et l’obéissance.
Parallèlement, les classes dirigeantes ont assez vite songé à doter leurs enfants des connaissances, de la culture, qui leur permettaient d’accéder aux fonctions supérieures, d’y exercer leur pouvoir et d’y faire briller les symboles de leur supériorité. Elles ont donc inventé l’école, institution extérieure à la famille, chargée de l’éducation et de l’instruction de leurs enfants (généralement mâles). De l’edoubba (« maison des tablettes ») mésopotamienne à la paedagogia romaine, des écoles monastiques carolingiennes à celles de la bourgeoisie florentine du XIVème siècle, des Gymnasien allemands du XVIIIème siècle aux Hautes Ecoles françaises actuelles, il n’est question que d’une chose : instruire les élites et servir l’État. C’est donc tout naturellement là, dans ces lieux réservés aux fils1 Les filles en furent longtemps exclues et le restent en partie
du patriarcat, de la noblesse ou de la bourgeoisie, que s’est développée une tradition pédagogique glorifiant un savoir prétendument « gratuit » et négligeant le rôle de la pratique dans la construction et l’acquisition des savoirs.
Pendant que les riches étaient éduqués et instruits dans leurs écoles, les enfants du peuple, eux, étaient éduqués et formés dans leur famille et sur le lieu du travail. C’est aux champs et dans les cuisines, dans l’atelier ou la boutique qu’on leur inculquait les règles de comportement et les savoirs qui leur permettraient de s’intégrer dans la communauté rurale ou urbaine et d’y travailler pour survivre. Leur formation était suffisamment large, elle associait suffisamment théorie et pratique, pour que le futur agriculteur ou artisan soit capable à la fois de comprendre les processus de production et d’y participer activement. Jusqu’à la Révolution industrielle, la formation des travailleurs pauvres fut assez largement caractérisée par cette alliance « naturelle » entre théorie et pratique.2 Les écrits de Pestalozzi (1746-1827) sont pleins de références à cet idéal d’une éducation rurale : « Wenn ein Bauernknabe mit dem Vater täglich ins Feld geht, an seinem gewohnheitlichen Tun, soweit er kann, teilnimmt, so genießt er geradezu die Bildung, die er nötig hat » (Pestalozzi : Seyffarth Ausgabe IX, 236, cité par Georg Kerschensteiner).
Il s’agissait toutefois d’une théorie et d’une pratique étroitement circonscrites par la nature de la profession qui attendait le jeune. « Jusqu’au XVIIème siècle », écrit Marx, « les métiers portaient le nom de mystères, dans les ténèbres desquels seul l’individu initié pratiquement et professionnellement était en droit de pénétrer ».3 MARX, Le Capital I, in Werke, 23, p. 507-508, et 510-513.
Avec l’introduction de la machine, à partir de la fin du XVIIIème siècle et surtout au XIXème, les campagnes se dépeuplent et la grande famille rurale traditionnelle commence son déclin. En même temps le travail mécanisé conduit à la déqualification des ouvriers. Le capitalisme industriel naissant ne réclame pas de travailleurs formés, mais des travailleurs soumis et disciplinés, assujettis au rythme de la machine. Ils n’ont nul besoin de comprendre un processus de production dont ils ne sont qu’un rouage. Au contraire, leur « abrutissement » est l’une des conditions de leur exploitation efficace. Aussi, quand le capitalisme les enverra à l’école, ce ne sera pas pour y apprendre à mieux comprendre le travail et la technique, mais seulement pour les éduquer : les discipliner, à coups de trique et de catéchisme, de calligraphie et de tables de multiplications, mais aussi les socialiser par la lecture, le calcul et l’étude des « poids et mesures ». Mais de l’usine et des conditions de travail, de la machine et de sa conception, de la vapeur et de ses conséquences industrielles et sociales, du chemin de fer et de la chimie de l’acier, l’école ne parle pas. Cela ne fait pas partie des savoirs que les travailleurs sont supposés posséder.
Marx et l’école polytechnique
Dès le milieu du XIXème siècle, certains contemporains vont s’émouvoir de cette double coupure entre éducation et travail, entre théorie et pratique. Karl Marx est l’un d’entre eux. Pour lui, ce ne sont pas la machine et la technologie qui engendrent l’aliénation et la déqualification des travailleurs, mais bien leur utilisation dans le contexte capitaliste. Il estime même que la grande industrie devrait tendre, naturellement, à « supprimer la division manufacturière du travail, où un homme tout entier est, sa vie durant, enchaîné à une opération de détail ». Mais, ajoute-t-il, « la forme capitaliste de cette grande industrie (…) reproduit cette division du travail de façon plus monstrueuse encore : dans sa fabrique proprement dite, en transformant l’ouvrier en accessoire conscient d’une machine partielle ; partout ailleurs, elle amène au même résultat, soit en introduisant l’emploi sporadique de machines et du travail à la machine, soit en introduisant le travail des femmes, des enfants et de non-qualifiés comme base nouvelle de la division du travail ».4 Cf. MARX, Le Capital I, in Werke, 23, p. 507-508, et 510-513.
Marx observe la même contradiction dans l’éducation. En l’absence de rapports de production capitalistes, la tendance spontanée de l’enseignement serait d’aller vers l’école polytechnique, associant l’instruction théorique à la découverte de tous les aspects du travail productif. « Le système de fabrique, écrit-il, a fourni le germe de l’éducation de l’avenir qui, pour tous les enfants au-dessus d’un certain âge, combinera le travail productif à l’instruction et à la gymnastique, et ce, non seulement comme moyen d’accroître la production sociale, mais comme seule et unique méthode pour produire des hommes pleinement développés.»5 Cf. MARX, Le Capital, livre I, chap. XV, 9.
Seulement, ajoute Marx, une telle évolution, « dont le terme final est la suppression de l’ancienne division du travail, se trouve en contradiction flagrante avec le mode capitaliste de l’industrie et les conditions économiques de l’ouvrier qui lui correspondent. »6 Cf. MARX, Le Capital I, in Werke, 23, p. 507-508, et 510-513.
Voilà pourquoi, conclut Marx, le capitalisme du XIXème siècle se contente d’une maigre instruction primaire, coupée du travail productif : « La bourgeoisie, qui en créant pour ses fils les écoles polytechniques, agronomiques, etc., ne faisait pourtant qu’obéir aux tendances intimes de la production moderne, n’a donné aux prolétaires que l’ombre de l’enseignement professionnel. ».
Pour Marx, qui situe sa réflexion dans la perspective de l’avènement du socialisme, l’éducation doit dès lors comprendre trois aspects :
« 1. éducation intellectuelle;
« 2. éducation corporelle, telle qu’elle est produite par les exercices gymnastiques et militaires;
« 3. éducation technologique, embrassant les principes généraux et scientifiques de tous les procès de production, et en même temps initiant les enfants et les adolescents au maniement des instruments élémentaires de toutes les branches d’industrie. »
Le troisième point, est particulièrement intéressant. Il synthétise ce que Marx entendait par « formation polytechnique » : unité de la théorie et de la pratique ; refus de la spécialisation précoce.
Friedrich Engels, le compagnon de travail et de combat de Karl Marx, développe cette vision d’une éducation socialiste. Il commence d’ailleurs par rappeler ce que sont des rapports de production socialistes, rappel qui n’est assurément pas inutile au lecteur du début du XXIème siècle, tant le mot « socialisme » a été galvaudé…
« Après avoir retiré des mains des capitalistes privés l’utilisation de toutes les forces productives et les moyens de circulation, ainsi que l’échange et la distribution des produits, la société les administrera selon un plan établi à partir des moyens disponibles à chaque moment en fonction des besoins de la société entière. […] La gestion collective de la production ne saurait être assurée par des hommes qui – comme c’est le cas aujourd’hui – seraient à chaque fois étroitement soumis à une branche particulière de la production, enchaînés à elle, exploités par elle, si bien que chacun d’eux ne voit qu’une seule de ses facultés développée aux dépens de toutes les autres et ne connaît qu’une branche voire qu’une partie de cette branche de la production totale. Déjà l’actuelle industrie peut de moins en moins utiliser des hommes comme ceux-là.
« L’industrie pratiquée en commun, selon un plan établi en fonction de l’ensemble de la société, implique des hommes complets, dont les facultés sont développées dans tous les sens et qui sont en mesure d’avoir une claire vision de tout le système de la production. La division du travail, qui fait du premier un paysan, du second un cordonnier, du troisième un ouvrier d’usine, et du quatrième un spéculateur en bourse, est d’ores et déjà minée par l’essor du machinisme et disparaîtra alors complètement.
« Pour s’éduquer, les jeunes gens pourront parcourir rapidement tout le système de la production, afin qu’ils soient mis en état de passer successivement de l’une à l’autre des différentes branches de la production – selon que les besoins de la société ou leurs propres inclinations les y portent. L’éducation les affranchira en conséquence de ce caractère unilatéral qu’imprime à chaque individu la division du travail actuelle. De cette façon, la société organisée d’après le mode communiste donnera à ses membres l’occasion de mettre en tous sens en action leurs aptitudes elles aussi développées dans tous les sens. Il en résulte que toute différence de classe disparaît nécessairement. C’est ainsi que la société organisée sur la base communiste est incompatible avec l’existence des classes, d’une part, et offre directement les moyens d’éliminer ces différences de classe, d’autre part. » 7 Cf. ENGELS, Principes du communisme, 1847
Résumons la thèse marxiste. Le développement des forces productives — technologies, savoir-faire, science — tend naturellement à favoriser l’émergence de travailleurs plus polyvalents, donc d’une formation plus générale, plus « polytechnique ». Cependant une telle évolution est contraire aux rapports de production actuels, où le patron et ses proches doivent rester seuls détenteurs des connaissances nécessaires, au risque de perdre leur légitimité. C’est pourquoi l’école capitaliste (pour le peuple) se borne à une étroite instruction, coupée de la pratique. Et lorsqu’elle s’ouvre timidement à la pratique, par exemple dans les écoles professionnelles, c’est seulement pour assurer une formation spécialisée, en fonction des besoins incontournables de la production immédiate. Au contraire, le projet économique et politique du socialisme exige un homme polyvalent, capable de passer d’une tâche à l’autre (aspect économique) et capable de comprendre l’ensemble des processus de production (aspect politique). D’où la défense d’un enseignement polytechnique, abordant la vie productive dans toutes ses dimensions et fondé sur une union étroite entre la théorie et la pratique.
On objectera que si un tel enseignement peut se concevoir dans la société sans classes dont rêvaient les communistes, il semble en revanche totalement idéaliste (et irréaliste) dans une société capitaliste. Marx acquiesce dans un premier temps : « il est hors de doute que de tels ferments de transformations, dont le terme final est la suppression de l’ancienne division du travail, se trouvent en contradiction flagrante avec le mode capitaliste de l’industrie et les conditions économiques de l’ouvrier qui lui correspondent. » Cependant, ajoute-t-il, « le développement des antagonismes immanents à la forme capitaliste actuelle est la seule voie historique réelle qui conduise à leur dissolution et à leur métamorphose : tel est le secret du mouvement historique (…) ». En d’autres mots, c’est précisément en obtenant, par nos luttes, des réformes qui exacerbent les contradictions du système en place, que nous en hâterons la fin. La meilleure façon qu’ont les enseignants de combattre le capitalisme est de lutter pour rendre l’enseignement le moins adapté possible aux attentes de l’économie capitaliste ; et le plus adapté possible aux besoins d’une société socialiste.
Pour en revenir à notre sujet principal, on voit donc que, dans la tradition marxiste, l’union de la théorie et de la pratique s’exprime à trois niveaux :
-*dans les objectifs de l’enseignement : préparer les travailleurs au socialisme, qui doit mettre fin à la division capitaliste du travail ;
-*dans les contenus enseignés : instruction et formation, savoir et savoir-faire, science et technologie… ;
-*dans la pédagogie : associer l’étude théorique à la découverte et à la mise en œuvre dans la pratique productive.
Le présent article porte essentiellement sur le dernier des ces aspects, car les deux premiers ont été développés dans d’autres articles de L’École démocratique. Mais il était nécessaire de rappeler les trois points ci-dessus. En effet, la pensée dominante en éducation tend, beaucoup trop souvent, à se focaliser exclusivement sur le troisième aspect, l’unité théorie-pratique dans les méthodes pédagogiques, en oubliant l’importance de cette unité dans les objectifs politiques et dans les contenus de l’enseignement.
Kerschensteiner et la Arbeitsschule
C’est sans surprise en Allemagne, où la tradition d’une scolarisation populaire était la plus ancienne, que se développèrent les premières réactions à l’encontre des pédagogies « académiques ». Vers 1840, Jakob Molitor, le directeur de l’école israélite « philanthropin » de Francfort, écrit ces paroles qui pleurent un paradis pédagogique perdu :
« La grande erreur de l’enseignement actuel est d’apprendre aux enfants toutes sortes de choses qui leur sont éloignées et de les laisser ignorants de ce qui leur est proche. Ainsi un fossé a-t-il grandi entre l‘école et la vie. Or, la force vivante de l’éducation ancienne était de commencer par l’environnement immédiat. C’est sous la pression de l’activité quotidienne, au milieu des instruments et des outils de travail que grandit l’enfant de l’agriculteur ou de l’artisan. Il voit, il entend et tout ce qu’il voit et entend agit puissamment sur ses sens. Le champ ou l’atelier deviennent le centre de son univers et de son existence, le point autour duquel tournent toutes les pensées, auquel se raccrochent tous les concepts, d’où ils naissent et où ils retournent. (L’école) devrait, comme dans la vie, commencer toujours par la pratique et partir de là pour développer la théorie ».8 « Es ist der größte Fehler unserer heutigen Erziehung, daß sie die Kinder mit allem bekannt macht, was in der Ferne liegt, und in demjenigen ganz unwissend läßt, was sich in ihrer Nähe befindet. Deshalb ist zwischen dem Leben und unserer Schule jetzt so eine ungeheure Kluft. (…) Die lebendige Kraft der alten Erziehung beruhte darauf, daß sie mit den Umgebungen anfing (…) Unter dem Gewühle von reger Tätigkeit, mitten unter den Geräten und Werkzeugen der Arbeit (…) wächst das Kind des Landmannes und des Handwerkers empor. Es siehet und höret von Jugend auf, und was es siehet und höret, wirkt lebendig und kräftig auf seinen Sinn. Der Acker, die Werkstätte, wird ihm der Mittelpunkt seiner Welt und seines Daseins, der Punkt, um den sich alle Gedanken drehen, an den sich alle Begriffe anknüpfen, von dem sie ausgehen und wohin sie alle zuletzt wieder zurückkehren (…) Sie (die Schule) sollte, so wie es in dem Gange des Lebens immer geschieht, überall mit der Praxis beginnen und aus ihr die Theorie entwickeln. » Cité par Georg Kerschensteiner. « Begriff der Arbeitsschule. » pp 51-52.
Parmi les premiers courants de Reformpädagogik (nous dirions : « éducation nouvelle ») qui virent le jour en Allemagne à la charnière des XIXème et XXème siècles, l’un des plus importants fut le mouvement de la Arbeitsschule (« école du travail »). Celle-ci visait explicitement à réconcilier l’éducation et la pratique productive en introduisant cette dernière dans l’enceinte de l’école. L’un de ses plus célèbres inspirateurs était le munichois Georg Kerschensteiner (1854-1932). Disciple de John Dewey et de Maria Montessori, sa réflexion va cependant plus loin que l’idée du « learning by doing » ou de la « stimulation sensorielle ». On le considère parfois comme le père de l’enseignement professionnel « dual » allemand (avec son alternance école-atelier ou école-usine).
Contrairement à Marx, Kerschensteiner ne conçoit pas l’unité de l’éducation et du travail comme potentiellement révolutionnaire. Sa vision est même éminemment conservatrice. Le but de l’enseignement public n’est pas de bouleverser la société mais au contraire de veiller à ce qu’elle « tourne rond ». Il commence d’ailleurs par distinguer les objectifs d’éducation des élites intellectuelles et sociales de ceux du peuple (ceux dont les enfants fréquentent cette Volksschule dont il a la responsabilité à Munich). C’est à ces derniers qu’il destine sa vision de l’école du travail : « La très grande majorité des membres de la société est au service des emplois exclusivement manuels et cela restera ainsi à jamais. Parce que chaque société humaine a besoin de beaucoup plus de travail physique que de travail intellectuel ».9 « Die ungeheure Mehrzahl aller Menschen im Staate steht im Dienste der rein manuellen Berufe, und dies wird für alle Zeiten Geltung haben. Denn jedes menschliche Gemeinwesen hat ungleich mehr körperliche als geistige Arbeiter nötig », Georg Kerschensteiner. « Begriff der Arbeitsschule. » 45.
En ce qui concerne les enfants du peuple, destinés aux fonctions manuelles, Kerschensteiner assigne à l’école publique une double tâche : la formation professionnelle (ou au moins sa préparation) et l’éducation morale au service du travail et de la société.
Cependant, Kerschensteiner sait parfaitement que son siècle, le XIXème, a remplacé le travail spécialisé par le travail général. Il comprend donc que l’école élémentaire ne peut pas enseigner des professions précises. Elle doit plutôt exercer ce que nous appellerions aujourd’hui les « compétences transversales » exigées par le travail. « L’utilité de l’éducation préparatoire au travail manuel ne réside pas dans l’apprentissage de processus de production, d’outils, de machines ou de matériaux d’un métier précis (mais) dans le développement des organes qui seront nécessaires à l’apprentissage du métier, dans l’habitude du travail honnête et sérieux, d’une grande diligence et d’une grande rigueur et dans l’éveil de la satisfaction du travail bien fait ».10 « Der Zweck der vorbereitenden Erziehung für den manuellen Beruf liegt indes nicht in der Einführung in die Arbeitsprozesse, Werkzeuge, Maschinen und Materialien eines bestimmten Berufes, ebensowenig wie der Zweck der vorbereitenden Erziehung für einen geistigen Beruf in der Übermittlung von Kenntnissen für den zukünftigen Beruf besteht. Hier wie dort liegt der Zweck der vorbereitenden Erziehung in der Gestaltung der Organe, die für die Ausbildung des Berufes notwendig sind, in der Gewöhnung an ehrliche Arbeitsmethoden, an immer größere Sorgfalt, Gründlichkeit und Umsicht, und in der Erweckung der rechten Arbeitsfreude. » (Begriff, p 53)
Comme on le voit, nous sommes très loin de l’éducation polytechnique marxiste. Sans nier l’importance d’inculquer aussi les attitudes et valeurs que met en avant Kerschensteiner — discipline, sens de l’effort, goût du travail… — Marx insiste cependant sur la découverte des techniques et des processus de production. Il s’agit, pour lui, d’émanciper le travailleur par une instruction aussi large que possible, alors que le fondateur de la Arbeitsschule, entend, « avec un minimum de matières enseignées, mettre un maximum de compétences, d’aptitudes et de joie de travailler au service d’un comportement civique »11 « Der Sinn der Arbeitsschule ist, mit einem Minimum von Wissensstoff ein Maximum von Fertigkeiten, Fähigkeiten und Arbeitsfreude im Dienste staatsbürgerlicher Gesinnung auszulösen. » (Begriff, p 67)
Voilà une vision de l’éducation que ne renieraient pas les défenseurs modernes de l’orientation sur les compétences, tels qu’on les trouve à l’OCDE ou à la Commission européenne. Qui plus est, Kerschensteiner envisage une seule forme de travail à l’école, le travail manuel artisanal, alors que Marx parle surtout du travail en contexte industriel.
Et pourtant, Kerschensteiner apporte quelque chose d’essentiel quand il plaide pour une étroite liaison entre l’éducation et la pratique de production, et ce dès l’école fondamentale. Pour cela, dit-il, « chaque école élémentaire doit se doter de lieux de travail, d’ateliers, de jardins, de cuisines scolaires, d’ateliers de couture, de laboratoires… afin de développer systématiquement l’habitude d’un travail manuel attentif, honnête, consciencieux, bien pensé ».12 « Insbesondere muß jede Volksschule aus den angestellten Erwägungen heraus irgendwelche praktische Arbeitsplätze, Werkstätten, Gärten, Schulküchen, Nähstuben, Laboratorien haben, um auf ihnen systematisch die Instinkte für manuelle Tätigkeit zu entwickeln, den Zögling zu gewöhnen, immer sorgfältiger, ehrlicher, gewissenhafter, durchdachter die manuellen Arbeitsprozesse auszuführen. » (Begriff, p 47)
L’idée de réconcilier la théorie et la pratique en faisant entrer le travail productif à l’école est pédagogiquement révolutionnaire au tout début du XXème siècle. On la retrouvera plus tard chez nombre de figures de l’école nouvelle, de Makarenko et Decroly jusqu’à Freinet.
D’autre part, Kerschensteiner souligne très justement l’importance de la pratique et du travail dans le processus de construction et d’acquisition de savoirs : « le travail manuel n’est pas seulement la base de tous les arts, mais aussi de toute véritable science » écrit-il.13 « Das Handwerk ist nicht nur die Grundlage aller echten Kunst, sondern auch die Grundlage aller echten Wissenschaft » (Begriff, p 46)
Il s’oppose enfin à l’académisme, à la simple mémorisation de savoirs que l’élève ne peut pas utiliser. « Remplir la mémoire de concepts savants, de maximes, de croyances, de lois de la nature, de styles artistiques, de représentations morales, de structures ou de procédures de travail ça n’est pas de l’éducation ; ce qui compte, c’est la maîtrise (das Erarbeiten) de tout cela ».14 « Gewisse Begriffe, Maximen, Glaubenssätze, Naturgesetze, Kunstformen, Sittlichkeitsvorstellungen, Sachkonstruktionen, Arbeitsverfahren usw. dem Gedächtnis einzuverleiben, das gibt keine Bildung; auf das Erarbeiten kommt es an. » Extrait de: Georg Kerschensteiner. « Begriff der Arbeitsschule. » p126.
L’éducation nouvelle c’est l’émancipation
À la veille et, davantage encore, au lendemain de la Première Guerre mondiale, les expériences d’innovation pédagogique se multiplient. Beaucoup sont surtout marquées par une vision politique humaniste, progressiste, pacifiste, libertaire, comme la Escuela Moderna de Francisco Ferrer (1859-1909) ou foncièrement individualiste, comme l’école de Summerhill (1883-1973). Le premier congrès de la Ligue Internationale pour l’Education Nouvelle (LIEN), qui a lieu en 1921, est marqué par le souvenir encore très proche de la Grande Guerre. Henry Wallon écrira plus tard : « Ce Congrès était le résultat du mouvement pacifiste qui avait succédé à la Première Guerre mondiale. Il avait semblé alors que pour assurer au monde un avenir de paix, rien ne pouvait être plus efficace que de développer dans les jeunes générations le respect de la personne humaine par une éducation appropriée. Ainsi pourraient s’épanouir les sentiments de solidarité et de fraternité humaines qui sont aux antipodes de la guerre et de la violence. »15 Henri Wallon, Pour l’Ère Nouvelle n°10, 1952
Mais nombre de ces « nouveaux éducateurs » affirment aussi très clairement leur volonté d’intégrer davantage de pratique dans la formation scolaire. Souvent, ils s’inspirent initialement des travaux de John Dewey (1859-1952) sur la « experiential education ». Mais bien vite ils dépassent le cadre de la réflexion du philosophe américain. Le Belge
Ovide Decroly (1871-1932) développe une vision pédagogique originale dont l’un des piliers est la « classe atelier » ou « classe laboratoire », où l’enfant vit, agit et découvre. Il préconise l’éclatement des lieux d’apprentissage : la cuisine, les magasins, la rue. En Allemagne, de nouveaux courants, plus radicaux, naissent au sein du mouvement de la Arbeitschule. Un professeur de lycée, Paul Oestreich16 Pour la « petite » histoire, signalons qu’Oestreich tenta, à partir de 1947, de mettre les idées de son association en application à Berlin où il était « Magistrat von Groß-Berlin », une sorte d’échevin. Mais il fut attaqué « pour activités communistes » par le gouvernement Adenauer de Bonn. Lassé, il émigra en Allemagne de l’Est en 1954.
(1878-1959), fonde en 1919 une « Association pour une réforme radicale de l’école ». Elle prône « l’école vivante, l’école du travail, l’école productrice, génératrice de liberté et d’indépendance ».17 Erny, P., et Jeong, M.R. (1998). Expérience de formation parentale et familiale: France-Allemagne-Belgique-Amérique du Nord-Corée du Sud (Editions L’Harmattan), p. 88.
Dans la toute jeune Union Soviétique, Pavel Petrovich Bronsky est l’un des principaux théoriciens de l’école nouvelle socialiste. Il estime que « l’éducation contemporaine ne consiste pas en une formation professionnelle, où les adolescents apprennent un métier, mais bien en une formation polytechnique, qui apporte des aptitudes scientifiques et industrielles générales ouvrant l’accès au monde de la culture contemporaine. Une école polytechnique combinant savoir et action, instruction et savoir-faire, sera aussi une école de la volonté et de l’intelligence, qui formerait le caractère et l’esprit ».18Danilchenko, M.G. (1993). Pavel Petrovich Blonsky. Prospects: The Quarterly Review of Comparative Education XXIII, 113–124. (p7 du document PDF sur Internet, [http://www.ibe.unesco.org/publications/ThinkersPdf/blonskye.pdf, consulté le 8/8/2014)
Sa pensée a profondément influencé Anatoli Lounatscharski, Commissaire soviétique à l’Instruction de 1917 à 1929, et sa proche collaboratrice, Nadejda Kroupskaïa (la compagne de Lénine). Mais la mise en oeuvre pratique la plus originale et la plus aboutie de l’éducation par le travail en URSS fut l’expérience du célèbre pédagogue Anton Makarenko (1888-1939) dans ses colonies Gorki (de 1920 à 1928) et Dzerjinski (de 1927 à 1935). Georgii Filonov résume ainsi la place particulière que Makarenko assigne au travail dans la relation éducative :
« le travail ne deviendra un outil efficace de l’éducation (…) que s’il est intégré à l’ensemble de l’organisation du processus éducatif (…) en tant que participation obligatoire à l’autogestion et au travail productif sur la base technique la plus modernepossible (…). Le collectif, ses organes et ses délégués doivent se charger dans une mesuretoujours croissante, d’organiser (ce) travail (…) » 19Filonov, G.N. (1994). Anton Sémionovitch Makarenko. Perspectives : Revue Trimestrielle D’éducation Comparée XXIV, 83–96 (p. 5 du document PDF sur internet, [http://www.ibe.unesco.org/publications/ThinkersPdf/makarenf.pdf, consulté le 8/8/2014)
En France, Roger Cousinet (1881-1973) met en avant l’importance de la vie sociale dans l’éducation. L’activité collective des enfants est au centre de sa « méthode de travail libre par groupes », qui préfigure ce qu’on appellera plus tard la « pédagogie par projets ». Et puis bien sûr, en France, il y a Freinet ! Celui qui fit de sa classe un atelier estimait que « l’école de demain sera l’école du travail. Cela ne signifie ni qu’on utilisera le travail manuel comme illustration du travail intellectuel scolaire, ni qu’on s’orientera vers un travail productif prématuré ou que le préapprentissage détrônera à l’école l’effort intellectuel et artistique. Le travail sera le grand principe, le moteur et la philosophie de la pédagogie populaire, l’activité d’où découleront toutes les acquisitions. »20 Freinet, C. (1980). Pour l’école du peuple: guide pratique pour l’organisation matérielle, technique et pédagogique de l’école populaire (F. Maspero), p.20.
Il n’est évidemment pas possible, dans le cadre étroit de cet article, d’approfondir les spécificités de chacune des innombrables écoles pédagogiques que l’on a pris l’habitude, dans le monde francophone, de regrouper sous ce vocable qui commence à dater un peu : « éducation nouvelle ». Pour le sujet qui nous occupe ici, ont peut dire qu’elles ont en commun une volonté d’allier théorie et pratique à l’école d’au moins deux façons. Premièrement dans sa mission d’instruction, en cherchant à construire les savoirs au lieu de les servir comme un plat « tout préparé ». Deuxièmement dans sa mission de socialisation, en tentant de faire l’unité entre l’éducation scolaire et la vie « réelle ».
Quel constructivisme ?
Si l’on veut que les savoirs théoriques, complexes, soient réellement maîtrisés, on ne peut pas se contenter de les « verser », sous une forme achevée, dans la tête des enfants ; ces savoirs doivent faire l’objet d’un processus de « reconstruction ». Il s’agit, en d’autres mots, de reproduire, à travers la relation pédagogique, une dynamique similaire à celle qui a donné naissance aux savoirs, une dynamique où la théorie naît, se construit, se vérifie et s’utilise à travers la pratique. Telle est l’essence de ce que j’appellerais une « didactique de construction des savoirs » ou « didactique constructiviste » que l’on retrouve par exemple dans le « tâtonnement expérimental » chez Célestin Freinet ou dans le principe du « va-et-vient entre théorisation et pratique »21 CEMEA, vers l’éducation nouvelle, mai 2005, p23
prôné par les CEMEA (centres d’entraînement aux méthodes d’éducation actives).
Si je préfère parler de « didactique constructiviste » plutôt que de « constructivisme » tout court, c’est que ce dernier terme est chargé de trop de significations différentes, voire opposées.
Traditionnellement, dans le champ de l’éducation, le mot « constructivisme » renvoie aux théories psychologiques de Piaget mais aussi aux conceptions pédagogiques qui s’en revendiquent. Piaget considérait les connaissances que l’enfant acquiert ne sont pas simplement une copie de la réalité ou des notions qu’on lui inculque mais une « (re)construction » : l’enfant adapte et réorganise en permanence ses conceptions pour y intégrer les éléments nouveaux. Les pédagogies qui se qualifient de « constructivistes » par référence explicite aux travaux de Piaget entendent exploiter cette théorie psychologique en plaçant l’apprenant dans les conditions favorables à une construction de connaissances conforme aux objectifs éducatifs visés. Au contraire, ce que j’appelle « didactique de construction des savoirs » est une démarche qui ne se fonde pas d’abord sur la psychologie mais plutôt sur la nature même des savoirs à transmettre, sur leur cohérence interne, sur leur histoire, sur les questionnements qui les ont fait naître et se développer, sur les pratiques qui leur donnent sens, etc. Pour le dire de façon un peu brutale : la, ou plutôt, les didactiques constructivistes n’ont pas vraiment besoin des travaux de Piaget.
Le mot « constructivisme » a également une signification, à nouveau totalement différente, dans le domaine de la philosophie. Cette théorie, parfois appelée « constructivisme radical », considère que la connaissance n’est pas un reflet d’une réalité objective mais seulement une « construction » du cerveau d’un individu (ou d’une culture sociale). Pour ses porte-parole, tel Ernst von Glaserfeld, la seule réalité est ce qui est donné directement à nos sens. Le reste n’est que spéculation. Mais dans ces conditions, comme l’explique Normand Baillargeon, « il est logiquement impossible pour le sujet de sortir de ses représentations pour les comparer au réel et dès lors de s’assurer de leur adéquation ».22 Baillargeon, N. (2013). Légendes pédagogiques: l’autodéfense intellectuelle en éducation (Poètes de brousse), p. 66
A priori, ce constructivisme philosophique ne devrait rien avoir en commun avec les pédagogies qui se disent « constructivistes ». Malheureusement, le succès de ses thèses auprès de certains pédagogues, entre autres en Amérique du Nord, a contribué à semer la confusion entre les deux acceptions du mot « constructivisme ».
Aujourd’hui, les pédagogies qui se réclament du constructivisme — mais qui omettent malheureusement souvent de préciser à quelle acception de ce terme elles se réfèrent — tendent souvent à privilégier une forme didactique particulière : celle de la « situation-problème ». Il s’agit de proposer aux élèves une tâche concrète, à accomplir dans des conditions déterminées, qui les oblige à franchir un certain nombre d’obstacles cognitifs au cours desquels ils « construisent » de nouvelles représentation et en déconstruisent d’anciennes. Cette méthode est sans aucun doute très efficace, dans de nombreuses situations, mais la réduction du constructivisme (pédagogique) au cadre étroit de la « situation-problème » recèle pas mal de dangers.
Elle conduit d’abord à dénigrer des méthodes pédagogiques efficaces et en essence respectueuses de l’unité théorie-pratique, sous prétexte qu’elles ne suivent pas le modèle académique. Ce qui est tout de même un comble pour une « éducation nouvelle » née de la lutte contre l’académisme ! Par exemple, lorsque je raconte aux élèves comment les théories physiques ont été construites, dans quel contexte politique, culturel, religieux, elles ont vu le jour, par quelles expériences positives ou négatives elles ont été fondées ou bouleversées… je suis clairement dans une démarche frontale, très éloignée de la méthode « situation-problème ». Et pourtant je peux considérer qu’il s’agit d’une didactique constructiviste, dans le sens où mes élèves parcourent un processus de construction des savoirs. Certes, ils ne le parcourent pas « réellement », ils ne refont pas les expériences et les découvertes, ils ne subissent pas les questions de l’inquisition à la place de Galilée ni ne vivent les contradictions morales d’Einstein face à la bombe nucléaire. Mais il peuvent être « réellement » interloqués en observant que de la lumière ajoutée à de la lumière donne de l’obscurité ou en apprenant que le mouvement de la terre n’a aucune influence observable sur la vitesse de la lumière. Et si mon récit (ou le film documentaire qui me sert de support) est bien construit, s’il les interpelle, alors ils traversent en quelque sorte « virtuellement » le processus de construction du savoir, ils vivent les contradictions qui furent le moteur de ce processus. L’essentiel est qu’ils ne reçoivent pas des connaissances qui « tombent du ciel »; qu’ils comprennent et intègrent les observations, les questionnements, bref les pratiques (scientifiques et autres) qui les ont générées.
Deuxièmement, avec cette attention exagérée pour la « situation-problème » on en arrive à attacher davantage d’importance à la forme qu’au contenu. À la limite, on estime qu’il faut surtout que l’élève soit actif, peu importe les savoirs qu’on lui aura ainsi transmis. C’est évidemment un renversement inadmissible de la logique éducative. Le but de l’instruction est de transmettre une culture, des savoirs et savoir-faire. La pédagogie et la didactique ne sont que des moyens au service de cet objectif. En renversant cette hiérarchie, certains pédagogues glissent du constructivisme pédagogique au constructivisme philosophique, radical, aux yeux duquel le savoir n’a qu’une importance toute relative puisqu’il n’est « qu’une » construction et non une représentation du réel.
Certains en sont même arrivés à croire que toute pratique fondée sur une « situation-problème » et stimulant l’activité autonome des élèves serait automatiquement de la bonne pédagogie constructiviste, donc progressiste. C’est ainsi que nombre de militants de mouvements pédagogiques de l’éducation nouvelle se sont laissé prendre au piège de l’ « approche par compétences » (APC) qui a effectivement érigé la « situation-problème » au rang de dogme. Au Québec, en Belgique, en Suisse romande, en France, les enseignants ont pour ainsi dire reçu l’obligation de travailler par « situation-problème ». Mais pour faire quoi ? Pour disposer d’un chantier de réflexion qui donne du sens aux théories à découvrir ? Pas du tout ! Pour y construire, avec les élèves, de nouveaux concepts, de nouvelle relations entre concepts ? Que nenni ! Dans l’APC, la situation-problème n’est pas un moyen au service des savoirs, elle est l’objet même de l’apprentissage : le but à atteindre est la compétence, c’est-à-dire la capacité de mobiliser des connaissances, des savoir-faire, des attitudes dans des… situations-problèmes. L’APC est une pédagogie adaptée à une vision étroitement utilitariste du savoir et de l’éducation : l’orientation sur les compétences, sur la flexibilité, sur l’adaptabilité… Là encore, la critique est rendue compliquée parce que les positions sont souvent embrouillées. Dans la littérature on trouvera des auteurs qui se présentent comme défenseurs de l’APC alors qu’ils professent en réalité une vision constructiviste de la pédagogie. À l’inverse, d’autres pédagogues se disent constructivistes alors que leurs travaux vont essentiellement dans le sens de l’APC.
Enfin, une dérive souvent associée à cette monomanie de la situation-problème est l’idée que l’enfant ou l’élève pourrait reconstruire « tout seul » les savoirs visés, sans l’aide d’un adulte, sans l’indispensable structuration des savoirs que seul peut apporter celui qui « possède » déjà ce savoir. Dans cette vision, l’enseignant n’est plus qu’un « facilitateur d’apprentissage » dont la tâche se borne à choisir les bonnes « situations-problèmes ». On trouve déjà cette croyance dans l’exposé que fait Roger Cousinet, en 1954, de sa « méthode libre de travail par groupes »23 Certains vous diront qu’on la trouve déjà en 1897 chez John Dewey. Vous lirez en effet sur Wikipédia la citation suivante, attribuée à Dewey : « The teacher becomes a partner in the learning process, guiding students to independently discover meaning within the subject area ». Voilà une belle illustration de la prudence qu’il faut conserver face à Wikipedia. Car cette phrase est en fait l’interprétation partiale qui suivait une (vraie) citation de Dewey, publiée sur un autre site Internet, mais où l’on avait oublié de fermer les guillemets à la fin de la citation. Depuis lors, des milliers d’auteurs continuent d’attribuer erronément cette phrase à John Dewey !
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«L’éducationne peut plus être une action exercée par un maître sur des élèves, action qui s’est révélée illusoire; elle est en réalité une activité par laquelle l’enfant travaille à son propre développement, placé dans des conditions favorables et avec l’aide d’un éducateur qui n’est plus qu’un conseiller pédagogique. Il suit queles méthodes actives sont des instruments, non d’enseignement, mais d’apprentissage, que ces instruments doivent être mis exclusivemententre les mains des élèves et que, qui les introduit dans sa classe accepte de ne pas s’en servir, et renonce pour autant à enseigner».24 Raillon, L. (1993). Roger Cousinet. Perspectives : Revue Trimestrielle D’éducation Comparée XXIII, 225–236.
L’enseignant n’est plus que le « conseiller pédagogique » d’un élève qui est censé apprendre tout seul. Thèse que reprennent malheureusement aussi certains documents du CEMEA : « L’intervention du formateur est définie comme une aide à poser des questions, sans inculquer des vérités toutes faites ou des réponses pré-formatée ».25 CEMEA, vers l’éducation nouvelle, mai 2005, p23
La forme moderne de cette lubie est véhiculée par les défenseurs de l’auto-apprentissage sur ordinateur, comme le Britannique Sugatra Mitra et son « self organised learning environment ».
Ce que nous enseigne Vygotski
Piaget n’est pas le seul psychologue auquel se réfèrent les pédagogies se réclamant du « constructivisme » (quoi que ce terme signifie exactement…). Une autre référence courante, même essentielle aux yeux de certains, est le psychologue soviétique Lev Vygotski (1896-1934). Si celui-ci semble bien n’avoir jamais utilisé l’expression « constructivisme », ses travaux relatifs au développement de la pensée chez l’enfant, synthétisés dans son célèbre ouvrage Pensée et langage (1933), ont néanmoins été perçues par beaucoup comme pouvant alimenter le constructivisme en pédagogie. C’est sans doute vrai, mais à condition, précisément, de rejeter résolument les dérives exposées ci-dessus — approche par compétences, auto-apprentissage, enseignant réduit au rôle d’accompagnateur — et de s’en tenir à la recherche de didactiques constructivistes, adaptées à chaque discipline, à chaque savoir.
Que dit Vygotski ? Tout d’abord, il s’oppose à Piaget, qui considère que le cours du développement de la pensée est prédéterminé, que l’enfant doit obligatoirement traverser un certain nombre de « stades » à des âges fixés par avance et que l’enseignement doit s’adapter à ce développement. Vigotsky, lui, voit plutôt le développement comme le produit d’interactions avec l’environnement. Il naît du conflit entre les représentations existantes et de nouvelles situations, expériences, comportements… En d’autre mots, chez Piaget le développement précède l’apprentissage et le rend possible. Chez Vygotski c’est l’apprentissage qui permet le développement. « L’apprentissage, dit-il, peut non seulement marcher du même pas que le développement mais il peut le devancer, le faire progresser en suscitant en lui de nouvelles formations, l’acte pédagogique devenant tremplin pour de telles avancées : L’apprentissage est lui-même source de développement, source du nouveau ».26 Vygotski, L. (1985). Pensée et langage, Suivi de Commentaire sur les remarques critiques de Vygotski (Paris: Messidor ;Éditions sociales), p. 275
Chaque apprentissage est non seulement un savoir nouveau mais aussi un pas en avant dans le développement général de l’enfant.
À partir de là, Vygotski élabore sa célèbre notion de « zone proximale de développement » : c’est l’ensemble des choses que l’enfant n’est pas encore capable de faire seul, mais qu’il peut affronter avec l’aide d’un adulte. C’est là, dans cette zone, que doit s’exercer l’action éducative.
« Le trait fondamental de l’enseignement consiste en la formation d’une zone proximale de développement. L’enseignement donne donc naissance, réveille et anime chez l’enfant toute une série de processus de développement internes, qui, à un moment donné, ne lui sont accessibles que dans le cadre de la communication avec l’adulte et de la collaboration avec les camarades, mais qui, une fois intériorisés, deviendront la conquête propre de l’enfant ».27 Lev Vygostki, cité par Schneuwly, B. (2008). Vygotski, l’école et l’écriture. Pratiques et théorie n°118, p 38
Au-delà de cette zone, ce que l’on demande à l’élève est trop difficile : le professeur travaille seul et l’élève décroche. Mais en-deçà de cette zone, là où l’élève mène à bien des tâches sans « souffrir », sans buter sur des difficultés, il n’apprend rien; ses capacités ne se développent pas.
Cette vision vygotskienne a plusieurs conséquences.
Premièrement, elle s’oppose à l’idée de savoirs qui se construiraient « spontanément », dans la tête de l’élève, pour peu qu’on le confronte aux situations de découverte adéquates. Vygotsky insiste au contraire sur la médiation essentielle du maître. Certes, il est nécessaire de placer l’enfant face à des questionnements qui vont donner du sens aux réponses que l’on se propose de construire. Il est même possible que l’apprenant puisse, à partir de ces situations-problèmes, anticiper des éléments, des pistes de réponses. Mais cela ne suffira jamais : les théories nouvelles devront être construites par ou avec l’enseignant : « l’élève doit entrer dans une lutte brutale avec le monde, et dans cette lutte l’enseignant doit avoir le dernier mot ».28 Ibid.
Deuxièmement, les thèses de Vygotski impliquent que l’on ne peut pas se contenter de rester « au niveau de l’élève ». Elles s’opposent au « pédocentrisme » à la mode (« l’élève doit être au centre de l’attention du prof »). Au contraire, le rôle de l’enseignant est justement d’aller au-delà, d’amener l’élève jusqu’aux limites de ce qu’il est capable d’appréhender avec l’aide du professeur. Ce sera difficile pour lui et le sens précis des notions ou techniques ainsi découvertes ne se construira que petit à petit dans son esprit. Mais c’est précisément cette difficulté, ce conflit entre ce qu’il sait et ce qu’il est amené à découvrir, qui est le moteur du développement.
Troisièmement, cela contredit également l’idée de « faire du concret », c’est-à-dire, de nouveau, de rester au niveau de ce qui fait déjà sens pour l’élève. Comme l’écrivait Bernard Charlot en, 1992 : « Ainsi pensent-ils [les enseignants] faciliter la résolution de problèmes mathématiques en choisissant […] de proposer aux élèves [les problèmes] dont l’énoncé fat référence “à la vie de tous les jours”, par exemple à la confection ou à la vente de gâteaux, rabattant par là l’activité mathématique sur l’expérience commune, alors qu’il s’agit au contraire de permettre aux élèves d’identifier les procédures de résolution, les mises en relation et les données pertinentes, en s’émancipant du contenu purement référentiel des énoncés ».29 Charlot, B., Bautier, É., and Rochex, J.-Y. (2000). École et savoir dans les banlieues… et ailleurs (Paris: Bordas Editions), p 226
Bernard Schneeuwly, l’un des plus grands spécialistes francophones de la pensée de Vygotski, résume ainsi les conséquences qui en découlent sur le plan des pratiques éducatives :
« Sans renier les acquis principaux apportés par les théoriciens de la chose éducative du début du siècle, à savoir qu’il faut proposer aux élèves des tâches qui font sens à leurs yeux et dans lesquelles ils agissent, il s’agit d’assumer pleinement les ruptures qu’implique l’enseignement dans un cadre scolaire et de les utiliser de manière productive comme leviers pour le développement ».30 B. Schneuwly, op. cit, p. 53
L’école, lieu de vie
La grande rupture du XIXème siècle, on l’a vu, c’est que l’école devint, pour les enfants du peuple, le principal lieu d’éducation. Mais ce faisant, l’éducation se trouva coupée de la vie « réelle ». Au contraire, dans les anciens lieux de socialisation qu’étaient les familles d’agriculteurs ou d’artisans, l’éducation, l’instruction et la vie quotidienne étaient indissociables, étroitement liés comme les fils d’un tissu. Depuis Pestalozzi, tous les pédagogues ont pleuré ce « paradis perdu » et cherché à le reconstruire.
À l’époque de Marx, à la naissance des grandes industries mécanisées, on pouvait encore rêver de reproduire, à l’échelle de la fabrique, un contexte éducatif similaire à celui de la famille rurale. L’exemple en avait été donné à New Lanark par Robert Owen (1771-1858), qui intégra l’école et les logements ouvriers au milieu de sa filature. Des tentatives en ce sens furent également lancées en URSS et en République Populaire de Chine, à l’époque de la Révolution Culturelle.31 Price, R.F. (2011). Marx and Education in Russia and China (London: Routledge).
Mais aujourd’hui, l’éclatement des lieux de travail et de logement, le développement du secteur tertiaire et des petites ou moyennes entreprises ne permettent plus de s’en sortir seulement en ouvrant l’école sur son environnement. C’est l’école elle-même qui doit devenir un véritable lieu de vie.
C’est à l’école que doivent s’acquérir les règles de vie en commun. Les enfants doivent y apprendre le lien parfois difficile entre droits et devoirs, entre liberté et responsabilité. La participation à l’organisation de la vie scolaire, d’une façon progressive et adaptée à leur âge, développe les capacités de dialogue, de planification, de prise de décisions collectives ; elle permet de d’éduquer au respect des autres, au souci de la propreté, de l’hygiène, de l’environnement, à la responsabilité envers les plus jeunes.
L’éducation et l’instruction se font aussi via la production de biens et services à usage domestique : faire la cuisine et la vaisselle, jardiner, s’occuper d’une basse-cour, nettoyer, bricoler, se soigner, éduquer les plus petits… Toutes ces pratiques ont leur place dans une école ouverte sur la vie.
Pour autant, cette école ne doit pas se replier sur elle-même : la vie, à l’école ou ailleurs, c’est aussi la vie sociale, les rapports avec le quartier, avec les travailleurs et les commerçants, avec les autorités locales et le pouvoir politique, avec les autres écoles, les bibliothèques, les associations… Tout cela nécessite de la réflexion, de la communication, des échanges organisés, de la stratégie.
Et puis, l’une des toutes premières choses que l’école devrait apprendre au enfants — et continuer de leur apprendre tout au long de leur scolarité — c’est… pourquoi ils vont à l’école ! Si l’on veut les persuader que l’école sert à comprendre le monde, à y vivre ensemble, à le changer ensemble, alors il ne suffit pas de le leur répéter. Il faut aussi qu’ils le vivent. Or, leur monde à eux c’est l’école. Bâtir dans la tête de l’enfant l’idée que le savoir est porteur d’émancipation, c’est faire en sorte qu’il le soit déjà réellement, dans leur vie scolaire.
La mise en pratique de tout cela nécessite du temps, de l’encadrement, de l’espace et de l’équipement. Du temps pour vivre, sans rogner sur les apprentissages, c’est-à-dire une école dont les portes ne se ferment pas le mercredi-après-midi, le week-end et à 16 h les autres jours. Je plaide résolument pour davantage de temps scolaire, pas pour rester plus longtemps en classe, assis à une table. Mais pour avoir le temps de vivre. De l’encadrement, parce que nous parlons d’enfants et de jeunes qu’il s’agit de former et d’éduquer. Leur donner des responsabilités croissantes, les socialiser, ne signifie ni les laisser « se débrouiller », au nom d’une fausse autonomie qu’ils ne maîtrisent pas encore, ni se contenter de les surveiller, de leur imposer le respect de règles venues de l’extérieur. Il faut autour d’eux des adultes capables et responsables, en mesure de les guider sans brimer leurs initiatives, de les encourager sans avoir peur de les reprendre. De l’espace et de l’équipement ? Les quatre murs des classes sont trop serrés, le plafond trop bas, pour laisser à toute cette vie la possibilité de grandir et de respirer. Il lui faut des jardins et des prés, des cuisines et des ateliers, des théâtres et des salles de réunion.
References
Transmettre les savoirs en les construisant
…but the children don’t like school.
Yes, as their parents don’t like work.
And their parents don’t like, but settle for it, to send their children to school – which they remember as hostile to their ‘instincts’, to their tendencies, to their tastes – to those of the children as well as to those of the parents. The system is binding – to the capitalist system.
http://normajfharrison.wordpress.com/ School Is The Opposite Of Education by Norma J F Harrison, a study to release us from our confinement
the translation is off