La « carte blanche » publiée dans Le Soir du 20 juin par M. Etienne Michel, Directeur général du Secrétariat général de l’enseignement catholique a retenu toute mon attention 1on peut la lire gratuitement sur le site enseignons.be : http://www.enseignons.be/actualites/2014/06/21/enseignement-message-au-futur-formateur/. J’ai choisi d’y répondre sous la forme de la caricature, au sens premier du mot : en renforçant ses traits les plus caractéristiques.
Voici donc ce que j’écrirais si j’étais directeur du Segec.
Ne pas se laisser abuser par les discours fondés sur le dénigrement
Que les professeurs se plaignent, on en avait l’habitude. Mais voilà que les scientifiques s’y mettent à leur tour. Sur base de fallacieuses statistiques, une clique de chercheurs diffuse l’idée que notre enseignement serait le plus inéquitable au monde. Ces oiseaux de mauvais augure se plaisent à souligner que 80% des enfants des familles riches sont admis dans les filières les plus réputées alors que 75% des enfants de pauvres sont expédiés dans les filières de relégation. Ils clament encore que 44% de nos élèves fréquentent des écoles socialement ségrégatives et que ce pourcentage est le plus élevé d’Europe.
Et alors ? N’est-ce pas une chose normale ? Ne convient-il pas que les enfants des élites, qui sont promis aux plus hautes fonctions, soient mieux formés, mieux instruits et mieux éduqués que ceux destinés à remplir des distributeurs automatiques de canettes de Coca-Cola ? Comme si l’on avait besoin de remuer ces sales vérités-là. L’opprimé n’est-il pas plus heureux s’il est ignorant de son oppression ? Et la paix sociale ne s’en porte-t-elle pas mieux ?
Ces mêmes apprentis sorciers des sciences socio-éducatives affirment qu’il y aurait trop de redoublements dans nos écoles. Allons donc ! Près d’un enfant sur deux n’a jamais redoublé avant l’âge de 15 ans. Même dans les familles populaires, pourtant intellectuellement si démunies, on compte à peine 7 enfants sur 10 ayant un retard scolaire à 15 ans. De quoi se plaint-on ? Imaginent-ils qu’on puisse motiver les élèves sans leur inculquer la peur constante de l’échec ? Déjà qu’on a supprimé le martinet… Sont-ils naïfs au point de croire que l’on pourrait amener des jeunes à étudier et travailler par amour des mathématiques et des arts, par curiosité scientifique, par souci de l’histoire, par intérêt pour la technologie ?
Ne vous laissez pas abuser par tous ces discours fondés sur le dénigrement et la rationalité scientiste. Face à leurs rapports, plongez courageusement vos têtes dans le sable. Et bouchez vos oreilles aux cris de désespoir des enseignants.
Analyser les signes d’espérance
« Pour en sortir, de l’optimisme » proclamait jadis le slogan d’une grande banque belge (n’était-ce pas Fortis ?). Dans cet esprit je vous invite, Mesdames et Messieurs les politiques, à ouvrir plutôt les yeux du public sur tout ce qui va bien dans nos écoles. Au lieu de parler de l’échec et des inégalités sociales, focalisez l’attention des électeurs-parents sur les frémissements positifs : les quelques dixièmes d’écart-type gagnés au score PISA en mathématique sur quatre ans, voilà une donnée objective qui contredira le sentiment subjectif pessimiste des professeurs ; ou bien les indices de confiance d’une obscure « enquête européenne sur les valeurs », voilà a contrario un ressenti subjectif qui vous permettra de contrer le froid pessimisme des statistiques habituelles.
Ne pas se disperser
C’est la crise ? Il n’y a plus d’emploi ni d’industrie ? Les inégalités sociales se creusent en Belgique et dans le monde ? La sécurité sociale part à la dérive ? Les ressources naturelles s’épuisent ? Le climat se déglingue et le poulet à l’eau de Javel s’installe dans nos assiettes ? Nous n’y pouvons rien ! En tout cas ça n’est pas le problème de l’école. N’écoutez surtout pas ces dangereux perturbateurs, ces catastrophistes écolo-marxistes qui, à l’image d’un H.G. Wells (1925), affirment que « l’histoire de l’humanité prend de plus en plus la forme d’une course entre l’éducation et la catastrophe. » Non ! L’école doit se centrer sur ce qu’elle peut et doit faire : former des moutons et les trier. Et ne pas s‘occuper des problèmes de la société.
Surtout pas de « refondation »
Une fois que vous aurez convaincu l’opinion que les études scientifiques sont inutiles, qu’à l’école tout va bien et que l’enseignement ne doit pas avoir d’ambition sociale, il sera facile de faire admettre dans la foulée qu’il n’y a aucune raison de bouleverser son organisation et son fonctionnement.
Certes, les programmes d’enseignement issus de la réforme par compétences ont produit des désastres pédagogiques. Certes le temps d’école n’a cessé d’être rongé, les conditions de travail des enseignants dégradées, leur statut social raboté. Certes, les grandes divisions de notre enseignement, primaire-secondaire, général-professionnel, sont de profondes sources d’inégalités et de dysfonctionnements. Certes, nous investissons beaucoup trop peu de moyens dans le fondamental. Certes, le marché scolaire et la compétition entre écoles ou réseaux exacerbent la polarisation sociale de l’enseignement…
Mais où irions-nous s’il fallait changer tout cela ? Vous imaginez le chantier ? Il faudrait commencer par organiser un grand débat de fond, avec toute la société — parents, enseignants, syndicats, chercheurs, patrons (bon, ça c’est normal). Il faudrait y réfléchir à ce que notre société attend de l’école. Vous voyez déjà le bordel ! Puis il faudrait penser la meilleure façon de concevoir l’enseignement en fonction de tous ces objectifs, en apprenant des leçons du passé et de l’étranger. C’est de la folie furieuse !
Moi, je préfère la politique des petits pas. On essaie des cours de 45 minutes ici, des rattrapages bénévoles sur le temps de midi là-bas, des partenariats avec la police ailleurs, etc. Ensuite on écrit un beau rapport imprimé en quadrichromie sur papier glacé (aux frais de McKinsey). On organise une conférence de presse. Et on passe à autre chose.
Mais surtout pas de grande réforme ! Arena a prétendu essayer. Heureusement elle s’est vite calmée après son histoire de douche. Mais tout de même, on s’est retrouvé avec des velléités de réguler les inscriptions et on a eu toutes les peines du monde à faire pondre un décret suffisamment mal torché pour que tout le monde préfère en revenir à la bonne vieille loi de la jungle. Mais bon, on a tout de même eu chaud !
Améliorer le cadre dans lequel les acteurs peuvent exercer leur responsabilité
Alors ne vous laissez pas impressionner par tous ces colloques internationaux où, en coulisses, certains rigolent de nous parce que, dans une capitale d’un million d’habitants, nous parvenons à désorganiser l’enseignement (public ou financé par les pouvoirs publics) en une dizaines de réseaux concurrents. Bien sûr, nous savons que cela nuit à la planification rationnelle de l’offre scolaire. Mais qu’à cela ne tienne. Puisque la « liberté d’enseignement » et la « paix scolaire » sont à ce prix. De même, d’ailleurs, que mon poste de directeur général du Segec. Vous n’imaginez tout de même pas que les écoles catholiques nous verseraient encore, chacune, des dizaines de milliers d’euros de cotisations prélevées sur leurs subventions de fonctionnement (donc sur la qualité pédagogique) si nous ne pouvions plus nous poser en grands défenseurs de leur position concurrentielle sur le marché scolaire ?
Un bon conseil : vous voulez vous éviter des ennuis quand vous serez ministre de l’éducation ? Faites en le moins possible et laissez nous — réseaux, directions — la bride sur le cou. Nous savons ce qui est bon pour les élèves et pour les professeurs. Et puis nous, au moins, on ne risque pas de se faire déboulonner par d’imprévisibles élections. Donnez nous le pouvoir ! Bon, il ne faut sans doute pas le formuler ainsi pour le tout venant. Il vaudra mieux dire : « améliorer le cadre dans lequel les acteurs peuvent exercer leur responsabilité ».
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