On le savait, on le craignait : emporté par sa déraison néolibérale, managériale, technolâtre et soi-disant « progressiste », le gouvernement wallon s’apprête à débourser 77 millions d’euros pour numériser l’école, du fondamental au secondaire, sur la période 2014-2022. 64 millions d’euros seront affectés à l’équipement des établissements – tablettes, ordinateurs et tableaux blancs interactifs (TBI) vont envahir les classes –, 10 millions pour les « wifiser » et 3,5 millions pour susciter des projets « créatifs et novateurs ». Bienvenue dans l’enfer cybernétique ! En outre, personne ne devra échapper à ses obligations technologiques : il est prévu que les enseignants soient (con)formés aux TICE(1). J’ai déjà développé ailleurs les raisons pour lesquelles j’estime que nous devrions entrer en résistance(2). Attardons-nous un moment sur les propos très idéologiques du ministre wallon des nouvelles technologies Jean-Claude Marcourt, parus dans La Capitale le 2 mai 2014.
D’abord, la rhétorique du « retard » à rattraper en matière de TICE en Wallonie est dégainée. Mais ce n’est pas tout, car « amener les technologies dans les classes n’est pas suffisant. Il faut aujourd’hui aller plus loin et intégrer ces outils dans tout le processus pédagogique » [c’est moi qui souligne], ajoutant encore une louche pour être certain d’être bien compris : « l’innovation n’est pas un choix, c’est une obligation ». Gare aux récalcitrants et aux nostalgiques de la craie blanche et du tableau noir, les enseignants sont appelés à se transformer progressivement en « personnes-ressources en e-learning »(3). Autrement dit, on n’arrête pas le progrès (technologique), on s’y adapte sagement (ou on se prosterne devant lui, pour les plus motivés), on court en avant en suivant le mouvement, sans aucune réflexivité, la nouvelle norme l’emporte sur les valeurs vues comme dépassées, c’est « toujours plus haut, toujours plus fort, toujours plus vite », comme aux jeux olympiques. De toutes les réformes qu’a subi l’enseignement depuis trente ans, celle-ci donne un coup d’accélérateur radical qui risque de lui devenir fatal : adieu définitif à la transmission collective au profit de l’appropriation individuelle des savoirs, réduction instrumentale de ceux-ci à des compétences, éloge de la singularité individuelle contre l’uniformité institutionnelle, etc.(4) Soit une étape supplémentaire vers l’individualisme forcené, le formatage pour l’employabilité et l’aliénation à la machine.
B. L.
1. Technologies de l’information et de la communication à l’école.
2. https://www.skolo.org/spip.php?article1556
3. Prof n° 15, septembre 2012, p. 24.
4. Cf. Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet & Dominique Ottavi, Transmettre, apprendre, éd. Stock, 2014.