Pour sortir de l’avoir oppressant

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Si je me souviens bien, Albert Einstein suggérait de regarder les choses de travers pour ouvrir la porte à l’imagination. C’est ce que des éléments de ces quatre livres suggèrent de faire par rapport aux repères sociaux dominants de la nécessité figeante de l’avoir.

Les livres les plus percutants sont les deux premiers cités en bas d’article, car ce sont toutes leurs pages qui nourrissent ; les deux autres ont abreuvé notre thématique partiellement : « offense, pardon & don » et « surveiller & punir », dans celui sur la prison ; « 3ème genre » et « sens du féminin » dans le 4ème cité.

Tout d’abord, ce que l’on retrouve au fil de ces 4 productions, à des nuances et degrés divers, est la notion de transformation des destinataires/.teurs, de liberté, de création de liens et de sens : on ne peut sortir indemne d’une démarche de don ou de pardon, dans la mesure où ceux-ci tendent vers la véritable gratuité (ne retrouve-t-on pas dans ce terme le mot « grâce » : légèreté, élégance, remise de peine).

Secundo, les relations non-marchandes d’amour, de culture, de coopération, de savoir intuitif sapent les valeurs capitalistes de privatisation et de fonctionnalisme (au profit de minorités et acceptée par la majorité des plus démunis comme allant de soi). Le chemin est ainsi ouvert à des définitions neuves de la richesse et à l’invention d’une société aux structures plus horizontales, où la gratuité est cultivée individuellement et gérée collectivement.

Cela nous rapproche du socialisme à la Rousseau : propriété répartie entre tous, pour les besoins vitaux de subsistance et d’habitat, décisions de l’Etat en fonction de la volonté générale, respect de tous et des inégalités possibles, liées aux handicaps de certains. André Gortz ne parle-t-il de « l’économie de la mise en commun et de la gratuité, càd le contraire d’une économie. C’est une forme de communisme (…) ». D’après Spinoza, nous naissons dans l’ignorance des causes mais, peu à peu, nous gagne « l’appétit universel de ce qui est utile » ; c’est pourquoi, entre autres, nous éprouvons quelque difficulté à recevoir tout simplement les merveilles de l’univers : certains d’entre nous ont besoin d’un Bienfaiteur universel à honorer. La domination coloniale serait, d’après un de nos auteurs, la forme la plus achevée de l’altruisme bienfaisant, proche de la charité « érigée en système », surtout dans les sociétés
dominées par la propriété.

« Une fois dépouillée de sa forme bourgeoise bornée, qu’est-ce que la richesse, sinon l’universalité, produite dans l’échange universel des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives (…), des individus (…), sans autre présupposé que le développement historique, qui a érigé en but en soi le développement de toutes les forces humaines en tant que telles, selon nul étalon préétabli. » (Karl Marx, Grundrisse, p.387)

Science et capitalisme poursuivent le destin funeste d’une robotique humaine au service de l’argent, que Peter Slotterdijk nomme « allotechnique » (esclavage de la nature), vis-à-vis de laquelle il propose l’alternative de « l’homéotechnique » (coopération avec la nature). On voit alors poindre le revenu universel garanti qui pourrait contribuer à cette alternative, ce revenu est proposé explicitement par André Gortz mais je le trouve implicite dans l’esprit général des 4 publications : elle contribuerait à une meilleurse gestion consciente de soi et de son temps, et, par là-même, à une autoconstruction collective d’un vivre ensemble, dépouillé de superflu et riche d’humus.

Enfin, le 3ème point que je retrouve en filigrane dans ces 4 lectures est celui de l’ouverture à la dimension « féminine » de l’être, que chaque auteur à sa manière décrit comme « une dimension éthique présente chez tous les sujets », comprise comme « générosité originaire, possibilité de donner sans retour ». Autrement dit, l’éducation nous aurait, dans notre enfance, débarrassés de nos penchants naturels de vie, de jeu, d’insouciance, de liberté d’être, au profit respectivement de la force au travail, de la concurrence, du devoir de gagner, de la malédiction du sexe et de la course à l’avoir.

Bref, j’espère vous avoir donné envie d’explorer ces divers écrits généreux et profonds et de vous interroger sur les fondements des « jeux » peu citoyens auxquels nous nous adonnons trop souventes fois. A part ma phrase introductive, tant les citations que les reformulations présentes dans cet article sont issues des documents cités et choisies pour en synthétiser au mieux leur essence.

(*)Damien Decallatay : Pouvoir de la gratuité : échange, don, grâce,
Harmattan, 2011 ;
André Gortz : L’immatériel, éd. Galilée, 2003 ;
Que donnent les femmes, revue Mauss, 2012, n°39 ;
Sortir de la prison : entre don, abandon & pardon, revue Mauss, 2012, n°40