Ce samedi 19 octobre, l’Aped organisait ses traditionnelles « six heures pour l’école démocratique ». Malgré la concurrence du super-salon (du commerce) de l’éducation à Namur, nous avons pu rassembler quelque 200 participants dans une douzaine d’ateliers bilingues, cinq promenades éducatives et un passionnant débat sur l’usage et le mésusage de l’outil informatique dans l’enseignement. Des comptes-rendus de ces réflexions seront publiés bientôt ici et dans notre revue.
En attendant, nous reproduisons ci-dessous le texte du discours prononcé samedi par notre président, Jean-Pierre Kerckhofs. Nous profitons également de l’occasion pour exprimer nos remerciements à tous ceux — intervenants, militants, participants — qui ont fait de cette sixième édition des « 6 heures » un nouveau succès.
Lorsque certains d’entre nous sont amenés à s’exprimer, nous entendons souvent la question : « c’est quoi l’Aped ? ».
Réponse : « C’est une association qui milite pour un enseignement démocratique »
« Oui mais qu’entendez-vous par enseignement démocratique ? »
Alors vient la phrase magique que je raccourcis un peu ici : « (c’est un enseignement qui) donne à tous les jeunes les connaissances et les compétences pour comprendre le Monde et participer à sa transformation vers plus de justice ».
Il y a ici deux éléments fondamentaux. D’abord « tous les jeunes ». Ça signifie un enseignement égalitaire qui donne à tous, indépendamment notamment de leur origine sociale, les clés de compréhension du monde. Nous en sommes loin en Belgique. Mais je ne m’étendrai pas sur cet aspect. Nous avons déjà produit de nombreuses analyses, posé des revendications et organisé des événements consacrés à ce thème. Et, rassurez-vous, nous avons bien l’intention de continuer.
Mais il y aussi « comprendre le Monde » et surtout « participer à sa transformation vers plus de justice ». Diable ! L’Ecole ne doit-elle pas être neutre ? Réfléchissons-y un instant
Lors de la Deuxième Guerre Mondiale, lorsque nous étions occupés par les nazis, fallait-il que les enfants d’un pays non belligérant apprennent qu’il y avait un conflit entre l’Allemagne, la France, la Belgique et bien d’autres pays, chacun ayant sans doute une part des torts ? Comment considérerions-nous maintenant un pays qui aurait adopté une telle attitude ? Devons-nous dès lors enseigner maintenant qu’il y a un conflit entre un Etat (auto)proclamé Israël et une population palestinienne, et que sans doute chacun partage les torts ? Ne devons-nous pas dire au contraire qu’il y a des occupants et des occupés ? Que les occupants violent le droit international impunément depuis presque 50 ans ? Qu’ils ont jeté des centaines de milliers de personnes hors de leur maison et qu’ils ont souvent détruit celle-ci ? Que ces mêmes occupants sont soutenus financièrement et militairement par la première puissance mondiale ? Devons-nous taire cela au nom de la neutralité ?
Autre exemple. Il y a à peine deux semaines, un expert indique au journal Le Soir que l’ensemble des habitants actuels de la planète et encore moins les quasi dix milliards qui la peupleront à l’horizon 2050 ne peuvent vivre et consommer comme nous le faisons, nous, occidentaux. Air, eau, poissons, forêts, sols s’épuisent à une vitesse phénoménale. Beaucoup s’accordent à dire qu’il est important d’apprendre cette réalité aux futurs citoyens. Mais sous prétexte de neutralité, doit-on taire que l’expert ajoute : « le problème est qu’en grande partie, notre système économique est basé sur le gaspillage des ressources ? » Devons-nous priver les jeunes de cet élément clé de compréhension du monde et les laisser s’époumoner à essayer de convaincre les individus de polluer moins ? Alors que la seule manière de résoudre les immenses problèmes environnementaux est de remettre en question ce fameux système économique ? Qui par parenthèse porte un nom : le capitalisme. Et le journaliste de commenter : « un discours audible alors que tout le monde ne prie que pour un retour de la bonne vieille croissance ? » C’est entre autres à nous de le rendre audible en ne cachant pas ces vérités à nos élèves.
Venons-en à la situation socio-économique. Au nom de la neutralité, doit-on taire que, dans le monde, plus de 4500 milliards d’euros ont été transférés par les Etats vers le secteur bancaire ? Que 95 % des dépenses publiques destinées à la fameuse « relance » sont allés et vont dans les poches du 1 % le plus riche ? Que pour renflouer les caisses des Etats, on réduit partout les dépenses sociales, on gèle les salaires et on fait passer les allocations de chômage sous le seuil de pauvreté ? Enfin que l’an dernier, les 100 personnes les plus riches du monde ont augmenté leur fortune de 183 milliards de dollars et qu’avec cette somme l’extrême pauvreté dans le monde pourrait être éradiquée quatre fois, selon Oxfam ?
Non décidément, l’enseignement doit sortir de cette neutralité qui reviendrait à une acceptation du système et rimerait plutôt avec complicité.
Mais comment faire ? Les programmes actuels sont souvent assez vagues – il y a au moins un avantage à l’approche par compétences … – il est donc possible pour les enseignants progressistes d’introduire dès maintenant des contenus « subversifs ». C’est notre responsabilité à chacun. Mais il faut aussi se battre pour des programmes plus engagés partout où c’est possible. Et enfin lutter pour des structures qui, si elles ne sont pas une condition suffisante, sont en tout cas nécessaires pour apporter à tous les jeunes une vue globale sur notre monde. Je pense particulièrement au tronc commun jusque 16 ans. Car pourquoi un futur maçon ne devrait-il pas connaître la notion de radioactivité, les tenants et aboutissants de la Révolution Française ou ce qu’on entend par « les marchés » ? Et pourquoi un professeur d’histoire ne devrait-il pas savoir les bases de fonctionnement d’un laminoir, d’un ordinateur ou d’une machine agricole ? Albert Jacquard, qui vient de nous quitter il y a quelques semaines, disait : « Refuser à certains sous prétexte qu’ils sont catalogués « mauvais élèves » ou « faits pour le travail manuel », l’accès à un exercice intellectuel aussi fondamental que la philosophie, c’est accepter le découpage de l’humanité en catégories hiérarchisées, c’est-à-dire c’est accepter la barbarie ». Et on pourrait évidemment généraliser à bien d’autres choses que la philosophie.
« Vous rêvez ! » va-t-on me rétorquer. Mais ceux qui rêvent vraiment sont ceux qui pensent que le monde va continuer encore longtemps son petit bonhomme de chemin. Sans ruptures. Des ruptures, il y en aura. A nous de les diriger dans la bonne direction si nous voulons éviter la barbarie. Nous avons bien l’intention, à l’Aped, d’y contribuer. Mais pour cela, il faut des forces. Pour analyser, diffuser, argumenter, convaincre. Les forces, ce sont nos membres. Alors, si vous n’êtes pas encore affiliés, c’est le moment. Vous nous soutiendrez, vous recevrez notre revue, vous serez invités à différentes activités et vous pourrez aussi, si vous le souhaitez, rejoindre une de nos Régionales. N’hésitez donc pas à visiter notre stand pour faire la démarche : 12 euros, même en période de crise, ce n’est pas abuser, je crois.
Je terminerai en revenant sur Albert Jacquard, à qui je veux rendre hommage en rappelant qu’il est intervenu deux fois dans ces locaux, dont une à l’occasion des toutes premières « 6 Heures pour l’Ecole Démocratique », dont il avait contribué au succès en 2004. Jacquard disait volontiers : « j’ai longtemps été du côté des salauds » en faisant référence à la Deuxième Guerre Mondiale, la guerre d’Algérie et plus généralement la France de l’après guerre. Il n’avait pourtant pas été collabo et il n’avait jamais soutenu la répression en Algérie. Mais il interprétait plus tard ses silences à ces moments comme une acceptation tacite de la barbarie. Comme un manque de courage. L’expression est trop forte à mon sens. D’autant plus qu’il s’est largement rattrapé plus tard. Mais tirons les leçons de son expérience. Arrêtons d’être neutre. Arrêtons, nous aussi, d’être du côté des salauds.