Frank Andriat, professeur depuis 33 ans et écrivain pour la jeunesse, signe un pamphlet contre les pédagogues, les inspecteurs et les ministres de l’enseignement qui, selon lui, ont mené l’école à sa ruine. Les profs au feu et l’école au milieu, accompagné d’un plan médiatique imparable et d’une sortie à-propos, ne pouvait que m’attirer, moi qui avais tant apprécié certains de ses romans destinés aux adolescents. Cependant, c’est avec beaucoup de consternation et de critique que j’ai lu ces dix commandements qui permettent à l’auteur de brosser un portrait de la situation dans laquelle se trouve notre enseignement et de pointer du doigt ceux qu’il pense être les responsables de cet état de fait.
Au premier rang de ces responsables, se trouvent les pédagogues et les didacticiens dont se sont entourés les politiques, souvent incompétents en matière d’enseignement. Les mots pour les qualifier sont assez explicites : « penseurs en chambre », « les E.T. de bureau » , « les didacticiens de salon » , « les têtes de nœud » ,… ces pédagogues, qui ignorent les réalités du terrain, construisent des « théories fumeuses, des impasses qui conduisent le travail de prof et le bonheur d’être prof droit dans le mur ! » . Semblant ignorer que le monde des sciences de l’éducation est traversé de nombreuses lignes de fractures, confondant au passage pédagogie et didactique, l’auteur concède toutefois aux pédagogues une certaine « utilité lorsqu’ils proposent aux enseignants des pistes qui leur permettent de réfléchir à leur métier, pas quand ils imposent leur vision de l’avenir ». Monsieur Andriat pense-t-il vraiment que ce sont les pédagogues qui « imposent » leurs théories ? Ne serait-il pas plus judicieux de mettre en cause le rôle des politiques qui, s’inspirant parfois d’études de pédagogues, les appliquent à tort et à travers [[Voir à ce sujet ce que pense un Marcel Crahay de l’interprétation qui a été faite en CF du concept de compétence.]] ou, pis encore, font mine d’ignorer les études dont ils feraient bien de s’inspirer 1L’étude américaine STAR, par exemple, démontre l’impact de la réduction drastique de la taille des classes. Impact durable. Impact surtout profitable aux enfants d’origine populaire. (https://www.skolo.org/spip.php?article89) , totalement obnubilés qu’ils sont de mettre l’école au service du marché, d’une part, tout en en réduisant le cout d’autre part (ce qui sert encore le marché).
Nous constatons quelques symptômes semblables…
Mais ces « pauvres » didacticiens ne sont pas les seuls visés par Frank Andriat. Ainsi, au fil des 121 pages, l’auteur critique, à raison me semble-t-il, la succession de décrets avancés par les différents ministres voulant « faire mieux que leurs prédécesseurs », décrets qui voient le jour sans véritable concertation des professeurs, les premiers concernés. Il aborde également la position difficile de l’enseignant pris en tenaille entre l’inspection et les pédagogues d’un côté et les parents et les élèves de l’autre. Il attaque les nouveaux programmes illisibles remplis de « blabla », l’approche par compétences qui a relégué les savoirs au second plan, la place trop importante laissée aux droits de l’élève qui en oublie ses devoirs…
Enseignants de terrain, nous ne pouvons qu’être d’accord avec lui lorsqu’il aborde des thématiques chères à l’Aped, telles la privatisation de l’école, l’école néolibérale. Dommage qu’il ne tire pas toutes les conséquences de ce constat dans son « analyse » !
Mais nous sommes à des années-lumière de son analyse
En effet, la lecture de ce livre heurtera tout enseignant et citoyen progressiste. C’est surtout le cas quand Frank Andriat aborde le sujet délicat de l’élève « difficile », l’élève qui ne réussit pas dans le général. Et c’est là qu’est le grand paradoxe de ce livre : d’une part, l’auteur fait mine de dénoncer l’école inégalitaire, l’école à deux vitesses où « la réussite n’appartiendra plus qu’aux nantis » , où seuls « les riches auront les savoirs nécessaires à leur réussite sociale » et, d’autre part, il trouve « inacceptable qu’on interdise à une école de refuser les élèves incapables de suivre son projet d’établissement » et il ajoute que « tout le monde n’est pas beau, tout le monde n’est pas apte à tout » . Mais il ne s’arrête pas là ! Andriat aimerait « pouvoir conseiller à un élève de passer en technique ou en professionnelle sans culpabiliser » , car « ces filières permettent de développer d’autres types d’intelligence que l’intelligence logico-mathématique et l’intelligence verbale mises en valeur dans le général » . Je suppose que Monsieur Andriat aimerait que ces élèves-là puissent développer la fameuse « intelligence de la main » chère à Monsieur Hazette ! 2Cf. article de Nico Hirtt sur le site de l’Aped. https://www.skolo.org/spip.php?article1466
A noter qu’en interview, Andriat confirme cette sympathie : « Depuis les 20 dernières années, le seul ministre qui nous a un peu laissé travailler, c’est Pierre Hazette qui était prof lui-même. » (Le Soir)
Andriat, rebelle conservateur
Il continue en faisant la différence entre les « bons et les moins bons élèves qui ne réussissent pas et, à ceux-là, dès l’enfance, il faut expliquer, avec respect et sans le moindre mépris, ce qui ne va pas, il faut leur préciser qu’il existe plusieurs formes d’intelligences » . Dès l’enfance !! Un enfant serait donc catalogué, dès l’enfance, comme « bon » ou « moins bon » élève ! Quel déterminisme dangereux, quelle vision conservatrice de l’enseignement ! Frank Andriat reste donc attaché à un enseignement conçu comme une gare de triage : d’un côté les « bons » élèves destinés à l’enseignement général et, de l’autre, les moins bons élèves destinés à l’enseignement qualifiant. Il passe sous silence que ce tri n’a rien à voir avec un quelconque don pour l’école, mais tout à voir avec la reproduction des inégalités sociales. Et que, dans les faits, il prive bon nombre de jeunes d’une formation générale digne de ce nom, donnant accès à une citoyenneté à part entière. En bon « humaniste » de salon, il pense expliquer cela « avec respect et sans le moindre mépris ». Mais le simple fait d’envisager une telle ségrégation est méprisant ! Nous refusons d’envisager les choses sous cet aspect-là. Une autre école est possible. Nous revendiquons une prise en charge, dès le fondamental, de TOUS les enfants car nous défendons ardemment l’idée que tout enfant est capable, moyennant une scolarité bien financée et bien organisée, d’accéder aux savoirs et aux compétences de l’enseignement général et polytechnique de base. Toute réforme de l’enseignement doit se faire à partir du fondamental. C’est à ce prix-là qu’un vrai tronc commun pourra être établi.
Mais, selon Andriat, que faut-il faire de ces moins bons élèves, ces élèves en difficulté ? Les disperser dans toutes les écoles ? Certainement pas car « ceux qui ne travaillent pas tirent leurs copains vers le bas ». Et c’est d’expérience qu’il parle car il a pu constater que le « décret inscriptions » a transformé son « école multisociale et multiculturelle en école monoculturelle et défavorisée » . Là est le fond du problème ! L’arrivée de ces élèves « difficiles » aurait appauvri son école (l’Athénée Fernand Blum à Bruxelles) !?! Les écoles « deviennent ingérables : plutôt que d’apprivoiser les loups, on les a fait entrer dans les bergeries » ajoute-t-il. La solution serait peut-être de laisser les loups entre eux et les pauvres enseignants qui en auraient la charge – mais pas lui – se débrouiller pour ne pas se faire manger ! Il faudrait orienter ces loups dans des classes homogènes où ils pourraient constituer une belle meute, laissant les bons moutons entre eux. N’est-ce pas là le portrait d’une école à deux vitesses ? Il est vrai que les élèves dits forts progresseront très certainement bien s’ils restent entre eux, mais des recherches 3https://www.skolo.org/spip.php?article1275 ont prouvé que les meilleurs élèves des classes hétérogènes obtiennent les mêmes résultats que les meilleurs élèves des classes dites fortes et qu’il en est de même pour les élèves moyens. Monsieur Andriat ne devrait donc pas voir ces « loups » comme des dangers pour ses « bons » élèves. De plus, l’amalgame entre « élèves en difficulté » et « élèves difficiles » est malhonnête. Nous connaissons tous des élèves en difficulté qui n’ont rien de loups et vice-versa.
En conclusion, « Les profs au feu et l’école au milieu » a certes le mérite de dresser un état des lieux – mais très partiel et partial – de l’enseignement, de pointer du doigt des dysfonctionnements majeurs, mais heurte l’enseignante que je suis quand elle entend parler d’intelligences multiples et d’élèves difficiles qui viennent appauvrir des écoles jadis homogènes. Franck Andriat n’aborde nulle part la nécessité de prendre en charge ces élèves pour leur offrir autre chose qu’un déterminisme bien péremptoire. L’école, contrairement à ce qu’avance l’auteur, doit pouvoir répondre à ses missions essentielles : instruire le plus grand nombre et non pas « conduire, de manière optimale, vers une profession celles et ceux qui ne désirent pas être instruits » . C’est en offrant un vrai tronc commun, socialement mixte, que nous pourrons instruire le plus grand nombre et conduire, de manière optimale, vers une profession celles et ceux qui l’auront choisie en pleine conscience et non plus après moultes relégations ! Après avoir donné à tous de forger les outils qui donnent force pour comprendre le monde et participer à sa transformation !
References
Les profs au feu et Frank Andriat au milieu
Ce livre, qui a le défaut d’être un pamphlet, témoigne néanmoins d’un malaise réel.
Et si on simplifiait l’enseignement ? Moins de pouvoirs organisateurs, moins de différences faites entre les professeurs, entre les élèves, entre les réseaux, moins de politique…
D’ailleurs on devrait peut être envisager de dépolitiser l’enseignement obligatoire ?!???
Les profs au feu et Frank Andriat au milieu
Je ne partage pas votre analyse du livre de Mr Andriat. Bien que celui-ci soit imparfait (c’est un pamphlet ne l’oublions pas) il a le mérite de sortir des salles de profs les constats que nous faisons tous de l’état de l’enseignement en Belgique francophone.
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Les nombreux décrets, règlements, changements de programmes à répétition et parfois sans vrai fondement, organisation du 1e degré, conditions de passage… ont complexifié énormément les choses et aucune analyse à postériori n’a été organisée pour faire le point de la situation. Les profs ont beau dire qu’il y a des failles, des effets néfastes… qui les écoute et les prend au sérieux ?
Enseignant dans le professionnel depuis près de 30 ans, je partage aussi l’avis de Mr Andriat quand il dit qu’il y a des intelligences multiples. C’est très démagogique que de refuser cet état de fait. Pour rien au monde je n’échangerais ma place pour une école élitiste. Mais force est de constater que tous les enfants ne naissent pas avec le même quotient intellectuel, les mêmes facultés de mémorisation, les mêmes aptitudes à l’abstraction… Refuser de le voir, au nom d’un enseignement égalitaire, est aussi absurde qu’inconséquent. D’autant que la société d’aujourd’hui n’a que faire de la pléthore d’universitaires qui inondent le marche de l’emploi alors qu’elle cherche en vain des techniciens et ouvriers compétents dans de nombreux domaines de pointe !
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Certains pédagogues, jadis portés aux nues, ont reconnu s’être trompé (je pense notamment à Mr Crahay, qui est revenu sur le bien fondé des socles de compétence imposés en son temps). Mais jamais un politicien ne fera de même. Pourtant, il serait grand temps de reconnaitre les erreurs passées qui gangrènent encore l’enseignement aujourd’hui.
Une autre chose sur laquelle je rejoins Mr Andriat, c’est que les enseignants sont dépossédés de leur métier. Depuis la sortie du livre, les médias n’ont cessé de proposer des discussions, des débats, des articles pour commenter les dires de Mr Andriat. J’en ai entendus 2. Aucun enseignant n’était présent. Le jour où on donnera la parole aux enseignants en poste (et non à des pseudo représentants de ceux-ci) on aura déjà avancé dans la conception et dans l’image que la société d’aujourd’hui a de ce métier qui était le plus beau métier du monde.
Les profs au feu et Frank Andriat au milieu
Nous partageons bien avec vous et Frank Andriat quelques constats : la dépossession du métier, sa complexité croissante, sa bureaucratisation, le fait que la CF bidouille le thermomètre pour gonfler artificiellement les taux de réussite scolaire, le langage abscons des programmes liés à l’approche par compétences, etc. Nous pouvons nous rejoindre sur ces points.
Par contre, désolé, refuser de voir que la ségrégation des enfants en filières hiérarchisées a beaucoup plus à voir avec la reproduction des inégalités sociales qu’avec une répartition suivant des types d’intelligences multiples, c’est aussi absurde qu’inconséquent, pour reprendre vos termes.
Et si on dépassait cette contradiction apparemment insoluble ?
Nous ne rêvons pas d’un monde où l’égalité serait synonyme d’uniformité, voyons ! Au-delà d’un vrai tronc commun général et polytechnique – sur notre projet d’Ecole commune, vous trouverez les articles détaillés par ailleurs sur ce site -, vers 16 ans, chaque jeune s’orienterait vers une formation de son choix, liée évidemment à ses points forts et à sa sensibilité. Mais avant cela, et dans les années de finalisation de sa formation, il se sera approprié les outils qui permettent de comprendre le monde et d’agir à sa transformation. Dit autrement : ce n’est pas parce que tel jeune sera maçon qu’il doit être réduit à une citoyenneté de seconde zone, ce qui est malheureusement le cas dans la structure traditionnelle de notre enseignement, vu la misère des cours généraux dans le qualifiant.
Alors, bien sûr, il est irréaliste de demander à un jeune de 1ère différenciée d’aujourd’hui d’intégrer un tronc commun généraliste. C’est pour cette raison que nous revendiquons une refonte de l’école étalée sur dix ans, commençant par la première année fondamentale et accompagnant la première « levée » d’élèves d’année en année. Soit 10 ans pour créer l’Ecole commune de 6 à 16 ans. Rien n’interdisant d’envisager qqch dès le maternel.
Dernier « détail » : j’enseigne – essentiellement le français – à temps plein dans le professionnel depuis… plus de trente ans. Le handicap de mes élèves dans les cours généraux est rarement dû à un soi-disant type d’intelligence. Ils sont souvent aussi « médiocres » en travaux pratiques et en cours techniques qu’en cours généraux. Ils manifestent souvent plus d’intérêt pour le cours de philo donné par un excellent collègue que par l’apprentissage du métier. Mais ils sont tous, à de rarissimes exceptions près, ce qu’une vie de précarité sociale a fait d’eux.
Les profs au feu et Frank Andriat au milieu
Philippe,
_ Imposer un tronc commun jusqu’à seize ans, c’est refuser aux jeunes le droit de choisir leur voie, de s’épanouir dans ce qui les intéresse. J’ignore dans quelles options vous enseignez. Les élèves qui débutent leurs études chez nous (merci le décret inscription qui a vidé le 1e degré technique) s’inscrivent dans le but de devenir menuisier ou maçon ou… Ils ont un projet de vie. Pourquoi le nier en leur disant qu’ils sont trop jeunes pour choisir ? Beaucoup travaillent déjà pendant les we, chez un parent, un patron… et on voudrait reporter leur entrée dans l’option de leur choix de 4 ans ?! Mais il y a de quoi décourager les plus motivés !
_ Quant au niveau des cours généraux du qualifiant, là non plus je ne partage pas votre vue des choses. Mes exigences ne sont pas moindres et mes cours ne sont pas au rabais. Ils lisent des textes, des livres, rédigent… au même titre que les élèves de transition. Mais ils n’ont pas de cours de langue ou de latin ou de sciences… Mais est-ce indispensable ?
Les profs au feu et Frank Andriat au milieu
Décidément, Pascal, voilà deux fois que vous intervenez sur notre site et que, chaque fois, vous ignorez (ou feignez d’ignorer ?) complètement la corrélation étroite, scientifiquement établie, entre ce que vous appelez « le choix » de filière des élèves du qualifiant et la réalité des déterminants sociaux.
Or, la hiérarchisation sociale des filières du secondaire conduit à des destins sociaux très contrastés. Devenir ouvrier ne signifie malheureusement pas la même chose que de devenir cadre. Les ouvriers sont moins égaux que les autres, pour reprendre le titre d’un article que j’avais écrit en 2011 pour clarifier mon point de vue. Je ne vais pas le réécrire ici. Je vous invite à le découvrir :
http://www.skolo.org/spip.php?article1332&var_mode=calcul
A l’Aped, c’est précisément cette reproduction de l’inégalité qui nous incite à militer pour une autre école (et une autre société).
Je suis également surpris par trois éléments de votre réflexion:
1/ la désertion de ce que vous appelez encore « premier degré technique » remonte bien avant le décret inscriptions : avant Hazette déjà, le non redoublement avait été introduit dans le premier degré secondaire, ce qui avait en effet entraîné un glissement de population scolaire des écoles à tradition technique vers les écoles à tradition générale;
2/ d’accord avec vous pour tenir le plus haut niveau possible d’exigence dans les classes du professionnel, mais je ne crois pas qu’il puisse être le même qu’en transition : le nombre d’heures/semaine n’y est souvent pas le même, la concentration d’élèves en difficulté joue sur l’efficacité du travail, etc.
3/ vous éprouvez, semble-t-il, beaucoup de difficulté à imaginer une autre école possible, une école dotée de vrais moyens, surtout dès le fondamental, une école socialement mixte, où tout serait mis en oeuvre – petites classes, remédiations immédiates… – pour permettre un long tronc commun, une école où tous les enfants viendraient avec intérêt, parce que lieu de vie et d’apprentissage pour tous, sans discrimination… Vous pouvez découvrir notre proposition d’école commune : http://www.skolo.org/spip.php?article341
Les profs au feu et Frank Andriat au milieu
Merci pour ce commentaire, Monsieur Shmetz!