Cet atelier réunissait Bernard Legros et Jean‐Noël Delplanque (Aped), Paul Lannoye (fondateur d’Ecolo),Jean‐Pascal van Ypersele (GIEC); modérateur: ean‐Baptiste Godinot.
B. Legros résume en deux temps les grandes lignes de l’analyse qu’il a récemment publiée avec J.‐N. Delplanque sous le titre L’Enseignement face à l’urgence écologique (Bruxelles, Aden, 2009).
L’école est parfois pensée comme étant aux prises avec deux contraintes divergentes : culturelle et économique. La première ne constitue rien de moins que sa raison d’être historique — donner à tous et à toutes le bagage intellectuel et culturel nécessaire à la vie en société tout en permettant (sans la nécessiter) l’émancipation individuelle. La seconde est plus explicitement problématique : on demande à l’école de formater des producteurs et des consommateurs motivés et flexibles. D’une part, l’école doit être émancipatrice et donner accès au savoir ; d’autre part, elle devrait être formatrice et se contenter d’actualiser des compétences. Mais l’ordre de priorité ne s’est‐il pas inversé depuis les années quatre‐vingts ? Plutôt que d’enseigner comment penser, elle enseigne quoi penser (cf. Illich, Accardo…). C’est dans ce contexte ambigu qu’est venu se superposer une troisième contrainte : la prise en compte de la crise écologique et de sa panacée soi‐disant universelle, la promotion du « développement durable ».
Ces données étant rappelées, B. Legros insiste sur la radicalité et l’urgence de la réponse à apporter à ces trois défis : seule une réponse politique peut en effet être apportée à un problème politique. A la suite de S. Latouche et de C. Castoriadis, il demande une décolonisation de l’imaginaire du corps enseignant afin de rendre possible une décolonisation de l’imaginaire de la population scolaire. Sur quoi l’opération doit‐elle avant tout porter ? Sur l’idéologie de la croissance — et B. Legros ajoute que le temps presse, non seulement parce que l’effondrement écologique est imminent, mais parce que la liberté de l’enseignant permet encore d’amorcer une telle purgation. Contrairement au Royaume‐Uni, qui a privatisé l’inspection scolaire dans le fondamental depuis 1993, la Belgique bénéficie encore d’une inspection publique.
P. Lannoye fait l’historique de la prise de conscience écologique face à l’emprise de l’économisme industrialiste et financier, ce qui lui donne l’occasion de dénoncer deux impostures : l’environnementalisme et le développement durable. La menace climatique et le danger qui pèse sur la biodiversité ne sont en effet qu’un aspect (on hésite à parler d’épiphénomène) de la faillite du système capitaliste.
Historiquement, six étapes scandent la découverte des enjeux de l’écologie politique. Le Rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance opère l’ouverture de la problématique en 1972. Cet événement est largement ignoré, à une notable exception près : Sicco Leendert Mansholt (1908–1995), président (néerlandais) de la Commission européenne de mars 1972 à janvier 1973, tente brièvement d’infléchir la politique de la Commission. Les premiers partis « verts » naissent en Europe en 1980 (l’assemblée constitutive du mouvement belge Écolo date du 29 mars). En 1987, le Rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, établi sous la houlette de la norvégienne Gro Harlem Brundtland (1939–), crée le concept de « développement durable ». Le concept est politisé à Rio en 1992 lors de la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement. Deux ans plus tard, l’Union européenne crée l’Agence pour l’environnement, qui, comme son nom l’indique, est vouée à la préservation et à la surveillance de l’environnement européen.
Ce développement historique reflète en gros le passage de l’environnementalisme au développement durable. C’est la même cécité politique qui est à l’œuvre : on cherche à protéger notre environnement naturel sans penser l’origine de sa dégradation et la place de l’humain dans la nature. Le mythe de la croissance n’est pas négociable.
J.‐P. van Ypersele présente la question du changement climatique à l’aide des travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (G.I.E.C.), créé en 1988, et dont il est le vice‐président depuis 2008. Le G.I.E.C. est apolitique et ne dirige pas de programme de recherche propre ; organisé en trois groupes de travail, il se contente d’évaluer les connaissances qui relèvent de son domaine d’expertise. Son quatrième rapport d’évaluation a été publié en 2007.
Le groupe I étudie les principes physiques et écologiques du climat. De l’augmentation des températures atmosphérique et océanique moyennes et du niveau moyen des mers, il conclut sans équivoque possible au réchauffement climatique. Le groupe II étudie les causes et les impacts du changement climatique. Il met en évidence principalement les gaz à effet de serre produits par les activités humaines (les plus connus du grand public étant le dioxyde de carbone et le méthane) et anticipe une augmentation de la température de 0,2 °C tous les dix ans. Le groupe III étudie les moyens d’atténuer les effets du changement climatique ; il préconise de limiter l’augmentation de la température à deux degrés Celsius par rapport aux niveaux préindustriels.
En somme, il n’est pas impossible que les climatologues soient les seuls scientifiques à suggérer la probabilité de la pertinence limitée d’une certaine utilisation critique de ce que l’on pourrait appeler, avec la circonspection statistique d’usage, le principe de précaution. Ils le font d’autant plus volontiers que les innombrables boucles de rétroactions qu’ils soupçonnent leur interdit d’objectiver leurs analyses et que leur statut de « scientifique professionnel » s’oppose à ce qu’ils s’engagent politiquement (un cercle peu vertueux très bien décrit par le regretté P. Bourdieu).
Le débat avec les participants a soulevé trois questions principales.
Premièrement, comment peut‐on implémenter les recommandations du G.I.E.C. et parvenir à réduire les gaz à effet de serre avant qu’il ne soit trop tard ? Selon J.‐P. van Ypersele, l’activation de toutes les technologies connues permettrait de réduire de 50 pc les émission de gaz à effet de serre — dans des délais raisonnables et sans stress économique ni remise en cause de la démocratie de marché, cela va sans dire. Pour les 30 pc restant, on peut s’en remettre à l’innovation technologique. Mais, s’interroge une participante, une telle réponse scientifique à un problème scientifiquement construit ne conduit‐elle pas inéluctablement à déresponsabiliser les citoyens ? Que peut‐on espérer d’une démocratie qui ne se veut que technocratique ?
Deuxièmement, la technologie est‐elle neutre ? Il est à craindre que non : le capitalisme comme le soviétisme (on hésite à parler de communisme) ont adopté les mêmes prémisses matérialistes sous le couvert de la maîtrise de la nature par la science : la foi dans le progrès. Il s’agit bien sûr d’une foi rationnelle, voire raisonnée, mais elle ne s’est manifestement pas avérée raisonnable. Avec la globalisation de l’économie, la technoscience est devenue la servante du Marché, ce dernier n’étant qu’une abstraction renvoyant in fine aux grandes fortunes capitalistes. Tant et si bien que les néolibéraux ont raison d’affirmer qu’on ne peut combattre le Marché : à moins de s’appeler Don Quichotte, on ne fait pas appel à un vrai terrier pour tuer un rat imaginaire. Pour décoloniser l’imaginaire consumériste, il faut donc se positionner dans l’économie réelle, c’est‐à‐dire penser ce qui est devenu impensable depuis les années quatre‐vingt : les rapports de classe.
Troisièmement, comment pratiquer l’enseignement afin de réformer les comportements ? Quelles sont les matières à enseigner ? Quelle pédagogie mettre en œuvre ? L’enseignant peut‐il rester neutre face à ces enjeux ? — une question qu’il faudrait traduire par : peut‐il être apolitique ? Peut‐il se contenter de nommer les effets culturels systémiques ? Par ailleurs : n’est‐il possible de travailler à la prise de conscience écologique que dans certains cours ? L’expérience nous apprend que toutes les disciplines sont à même de susciter un questionnement que, faute de mieux, on peut appeler « philosophique ». L’expérience de J.‐N. Delplanque est à ce propos marquante : lorsqu’il indique à ses élèves que la racine de la techno‐science est à trouver dans la posture théologique propre au monothéisme, il suscite une prise de conscience qui va idéologiquement bien plus loin que les simples propos inter‐ ou trans‐disciplinaires.
[[Ce faisant, il reprend l’analyse de A. N. Whitehead : « But for science something more is wanted than a general sense of the order in things. It needs but a sentence to point out how the habit of definite exact thought was implanted in the European mind by the long dominance of scholastic logic and scholastic divinity. The habit remained after the philosophy had been repudiated, the priceless habit of looking for an exact point and of sticking to it when found. Galileo owes more to Aristotle than appears on the surface of his Dialogues : he owes to him his clear head and his analytic mind. I do not think, however, that I have even yet brought out the greatest contribution of medievalism to the formation of the scientific movement. I mean the inexpugnable belief that every detailed occurrence can be correlated with its antecedents in a perfectly definite manner, exemplifying general principles. Without this belief the incredible labours of scientists would be without hope. It is this instinctive conviction, vividly poised before the imagination, which is the motive power of research : —that there is a secret, a secret which can be unveiled. How has this conviction been so vividly implanted on the European mind? When we compare this tone of thought in Europe with the attitude of other civilisations when left to themselves, there seems but one source for its origin. It must come from the medieval insistence on the rationality of God, conceived as with the personal energy of Jehovah and with the rationality of a Greek philosopher. Every detail was supervised and ordered : the search into nature could only result in the vindication of the faith in rationality. Remember that I am not talking of the explicit beliefs of a few individuals. What I mean is the impress on the European mind arising from the unquestioned faith of centuries. By this I mean the instinctive tone of thought and not a mere creed of words. In Asia, the conceptions of God were of a being who was either too arbitrary or too impersonal for such ideas to have much effect on instinctive habits of‐ mind. Any definite occurrence might be due to the fiat of an irrational despot, or might issue from some impersonal, inscrutable origin of things. There was not the same confidence as in the intelligible rationality of a personal being. I am not arguing that the European trust in the scrutability of nature was logically justified even by its own theology. My only point is to understand how it arose. My explanation is that the faith in the possibility of science, generated antecedently to the development of modern scientific theory, is an unconscious derivative from medieval theology. But science is not merely the outcome of instinctive faith. It also requires an active interest in the simple occurrences of life for their own sake. […] Faith in reason is the trust that the ultimate natures of things lie together in a harmony which excludes mere arbitrariness. It is the faith that at the base of things we shall not find mere arbitrary mystery. The faith in the order of nature which has made possible the growth of science is a particular example of a deeper faith. This faith cannot be justified by any inductive generalisation. It springs from direct inspection of the nature of things as disclosed in our own immediate present experience. There is no parting from your own shadow. To experience this faith is to know that in being ourselves we are more than ourselves : to know that our experience, dim and fragmentary as it is, yet sounds the utmost depths of reality : to know that detached details merely in order to be themselves demand that they should find themselves in a system of things : to know that this system includes the harmony of logical rationality, and the harmony of aesthetic achievement : to know that, while the harmony of logic lies upon the universe as an iron necessity, the aesthetic harmony stands before it as a living ideal moulding the general flux in its broken progress towards finer, subtler issues. » (Science and the Modern World [1925], New York, Free Press, 1967, pp. 12‐18 ; cf. M. Weber, Éduquer (à) l’anarchie. Essai sur les conséquences de la praxis philosophique, Louvain‐la‐Neuve, Éditions Chromatika, 2008) ]] 
Que conclure ? On pourrait bien sûr déplorer que la question des conditions de possibilité de la démocratie ait été largement ignorée ou encore que celle de la fiabilité des modèles climatologiques n’ait jamais été posée. Mais ce sont des détails par rapport à la réalité de l’asservissement du politique par l’économique néolibéralisé. Des échanges parfois elliptiques j’extrais deux focales : la synergie entre l’économique et la technoscience et l’existence vicariante du politique.
Premièrement, on pourrait certes accepter la prétention rhétorique de la science à l’objectivité mais il ne faut pas oublier que l’idéal scientifique (qui est grec) a depuis longtemps fait place à un idéal techno‐scientifique (qui est conceptuellement judéo‐ chrétien et historiquement renaissant) totalement inféodé à une vision politique (néo‐ )libérale. Une puissante synergie est à l’œuvre entre la techno‐science et le capitalisme : pris séparément, ils ne pourraient jamais être aussi efficaces, c’est‐à‐dire aussi néfastes, qu’ils ne le sont, ensemble.
Deuxièmement, le politique n’existe plus que comme zone tampon entre l’impérialisme du marché et les intérêts réels de la société : la sphère politique a perdu toute autonomie face à la techno‐science pilotée par le « Marché » ; elle n’a plus à être compétente ou mobilisatrice d’un projet de société, son psittacisme suffit amplement.
En somme, l’intuition grecque de la démocratie est deux fois oblitérée. Premièrement, la hiérarchie des domaines humains est renversée : au « Siècle de Périclès », le politique définissait la moelle de l’existence humaine tandis que l’économique ne constituait que le douloureux rappel de notre animalité. Depuis la révolution industrielle, l’économique définit l’humain et le politique s’est professionnalisé, c’est‐à‐dire (et ce n’est pas une coïncidence) privatisé. Précisément, c’est mon deuxième point, le politique, qui doit se concevoir comme intrinsèquement public, a basculé dans le privé : mis à part le spectacle joué inlassablement par les professionnels, le politique a perdu toute forme de visibilité pour se replier dans la sphère privée. De sens commun, il est devenu opinion. Il fut un temps où il était paternaliste, il est devenu simplement infantilisant.
On le voit, ces deux focales définissent une même figure, mais elles ne contribuent pas également à son développement historique. Face à l’accumulation des problèmes écologiques créés par la technoscience néolibérale, on fait par exemple valoir sans rire des solutions technoscientifiques et néolibérales. Comme a pu le dire Chr. Arnsperger, on passe de la pollution par la science à la science de la dépollution. En d’autres termes, tant que le foyer politique restera virtuel, il n’y aura rien de plus facile que de dissimuler son incurie et c’est en vain que l’on espérera un changement de cap. Michel Weber, weber (à) chromatika.org
Six heures pour l’école démocratique 2013
Bonjour,
pourriez-vous me dire à quelles heures se déroulent les ateliers, et combien de temps dure chaque atelier? Merci.
Six heures pour l’école démocratique 2013
Comme indiqué dans le programme, les ateliers commencent tous à 10h et se terminent à12h30. Mais pour deux ou trois ateliers il est prévu qu’ils puissent éventuellement aller jusque 13h.